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C’est un moment forcément très «particulier» pour Hervé Berville, le secrétaire d’Etat français chargé de la Mer et de la Biodiversité. Agé de 34 ans, il en avait 4 lorsqu’il a été évacué de son orphelinat rwandais par des soldats français, aux premiers jours du génocide au Rwanda, en avril 1994. Depuis Kigali, où il se trouve en compagnie du ministre des Affaires étrangères pour participer aux commémorations du 30e anniversaire du génocide des Tutsis, qui ont débuté ce dimanche, Hervé Berville a répondu aux questions de Libération.
Qu’est-ce que cela signifie de se retrouver aujourd’hui à Kigali pour vous, citoyen français mais aussi orphelin rescapé de ce génocide ?
C’est évidemment important d’être ici, au Rwanda, dans ce moment de deuil et de recueillement des commémorations, et de représenter la France au côté du ministre des Affaires étrangères. C’est aussi particulier pour moi. Finalement, je réalise que la vie ne tient pas à grand-chose. Au hasard, à la chance. La moitié de ma famille a été exterminée dès le début du génocide, dans les premières semaines après le 7 avril 1994. Paradoxalement, ma «chance», ce qui m’a sauvé, c’est que ma mère est décédée en décembre 1993. J’avais 4 ans et on m’a placé dans un orphelinat. Du coup, j’ai pu faire partie des enfants prioritaires pour une évacuation. Mais ma deuxième chance, c’est qu’il y a eu des militaires français courageux qui ont décidé de faire un pas de côté par rapport aux instructions politiques officielles pour venir nous sauver et qui ne se sont pas contentés d’aller chercher des expatriés. C’est pour ça que je dis toujours que ce n’est pas le peuple français qui a une responsabilité dans le génocide des Tutsis. Parce qu’il y a eu des militaires courageux, des fonctionnaires qui ont interpellé les autorités françaises, l’opinion. Des journalistes qui ont dénoncé le soutien au régime génocidaire.
Avez-vous gardé des souvenirs du moment précis où vous avez quitté le Rwanda, à 4 ans ?
Je me souviens de la poussière, de la moiteur. Et surtout de la précipitation au moment où on nous a fait monter dans ce camion de l’armée française. Je ne revois que des séquences saccadées, les maisons qui défilaient. Avec cette angoisse, cette peur latente, que même un enfant pouvait percevoir. Il faisait beau pourtant. Et puis on nous a fait monter à l’arrière d’un avion et j’ai eu le sentiment que tout se dérobait, s’éloignait très vite.
Pendant plusieurs décennies après le génocide, les relations entre la France et le Rwanda ont été très tendues. Comment mesurez-vous le chemin parcouru depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir ?
Le Président a eu des paroles et des actes forts qui nous ont permis de sortir du déni collectif sur le rôle de la France au côté du régime qui va conduire au génocide. Le président Sarkozy a été le premier à prononcer des mots importants. Mais Emmanuel Macron a eu le courage de lancer un véritable travail d’histoire, de mémoire et de justice. C’était fondamental pour sortir de la confusion alimentée par certains responsables français de l’époque. Il fallait pouvoir s’appuyer sur des faits avérés, documentés, recoupés. C’est tout le travail qu’a fait la commission d’historiens présidée par Vincent Duclert, à la demande du président à partir de 2019. Quand on est arrivé au pouvoir en 2017, il n’y avait même plus d’ambassadeur de France à Kigali. La plupart des archives restaient inaccessibles aux historiens ou aux journalistes. Et une partie de la classe politique française, voire des spécialistes de la région, suggérait qu’au fond les Tutsis avaient une part de responsabilité dans ce génocide qu’on qualifiait alors de génocide «rwandais». On entretenait la confusion entre les bourreaux et les victimes. On était dans une situation où la France officielle persistait dans son aveuglement, refusait de regarder la vérité en face. Une des décisions fondamentales de 2019 fut aussi de rendre obligatoire l’enseignement du génocide des Tutsis en classe de terminale. Ce génocide doit être au cœur de la mémoire collective française.
Il reste pourtant encore des archives auxquelles les chercheurs n’ont pas accès. Notamment celles de l’Assemblée nationale, que même la commission Duclert n’a pas pu consulter.
C’est vrai, il y a eu des réticences au sein du bureau de l’Assemblée nationale. Mais je ne doute pas que nous avancerons et que ces réticences seront bientôt levées. Je suis convaincu que la vérité n’entraîne pas l’animosité, au contraire elle apaise et hisse la politique vers le haut. Les sept dernières années en sont la preuve et le chemin parcouru est déjà conséquent.
Pourquoi le Rwanda suscite-t-il encore tant de passions, de clivages, en particulier en France ?
Tout simplement parce qu’il s’agit d’un génocide. Et que des responsabilités françaises ont été établies au plus haut niveau de l’Etat. On parle quand même d’une tragédie qui a fait plus d’un million de morts en cent jours. Avec une brutalité inouïe. Il faut venir ici au Rwanda, aller au mémorial de Gisozi pour réaliser l’ampleur de l’horreur et le traumatisme qui persiste pour les Rwandais. Mais aussi pour la communauté internationale qui n’a pas joué son rôle. Il y a donc souvent un sentiment de culpabilité qui en découle. Et certains essayent de créer un écran de fumée pour masquer leurs responsabilités.
N’êtes-vous pas inquiet du niveau actuel du négationnisme concernant le génocide des Tutsis ?
Tout génocide produit son négationnisme. Mais trente ans après celui qui s’est déroulé au Rwanda, le négationnisme lié au génocide des Tutsis se maintient en effet à un niveau inquiétant, notamment sur les réseaux sociaux. Et il peut se propager d’autant plus facilement que c’est un génocide qui s’est déroulé en Afrique, dans un pays qu’on connaît mal encore aujourd’hui. On continue à percevoir ce continent comme le théâtre de conflits récurrents et perpétuels.
Le conflit dans l’est du Congo, dans la zone frontalière avec le Rwanda, incite également à mettre le Rwanda en accusation, voire à suggérer des comparaisons entre le nombre de victimes supposées au Congo et le génocide de 1994…
Il y a encore un esprit de revanche, une volonté de manipulation des faits, dans cette région du monde. Les discours de haine n’ont malheureusement pas cessé en 1994 avec la fin des massacres au Rwanda, ils se sont exportés au Congo, où se sont réfugiés une partie des génocidaires. On ne peut pas comprendre les drames qui se déroulent dans cette région du monde sans prendre en compte les conséquences du génocide des Tutsis au Rwanda. Trente ans dans la vie d’une nation, ce n’est rien. C’est à peine une génération. Pour les Rwandais, il y a toujours cette peur d’être menacés dans leur existence même. Et des acteurs impliqués dans ce génocide sont encore présents dans la région, se livrent à une déstabilisation dont il ne faut pas être dupes. Mais ce qui m’inquiète c’est de voir que certains discours sont parfois repris en France, même au sein de l’Assemblée nationale. Notamment par La France insoumise (LFI), qui offre une caisse de résonance à des propos qui visent à stigmatiser le Rwanda. Et au fond, à minimiser les conséquences du génocide des Tutsis. C’est pour ça qu’il est important de connaître l’histoire, de ne jamais cesser d’approfondir le travail de mémoire. Il faut regarder l’avenir avec la conscience que l’intolérance et l’idéologie qui a conduit au génocide ne sont pas confinées au passé, elles peuvent toujours conduire aux pires atrocités.
Quel regard portez-vous sur le Rwanda post-génocide ?
Je vois un pays très jeune, qui a su engager un processus remarquable de réconciliation et de reconstruction. Mais je mesure aussi le poids persistant du génocide dans cette société. Tout ce que ça charrie en termes de comportements, également sur la scène internationale ou régionale. L’attachement viscéral des autorités rwandaises à la sécurité et à la protection de la population. Et pourtant, le poids de l’histoire n’écrase pas les initiatives créatrices de cette société rwandaise qui se projette vers l’avenir.