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L’incroyable cacophonie autour des mots qu’Emmanuel Macron n’a finalement pas prononcés sur la responsabilité de la France dans le génocide des Tutsi·es au Rwanda – contrairement à ce que l’Élysée avait publiquement annoncé – révèle des divisions internes à la présidence de la République sur le sujet. Ces dernières vont bien au-delà du simple « couac » de communication aujourd’hui avancé, selon plusieurs sources concordantes.
L’épisode, qui n’a pas pour théâtre un amendement raté au Parlement ou une nomination ministérielle hésitante, mais un génocide qui a provoqué l’extermination de près d’un million de personnes en cent jours, s’est déroulé en trois actes.
Emmanuel Macron lors de la vidéo diffusée par l’Élysée le 7 avril 2024. © Photomontage Mediapart
Acte I : à l’occasion de l’approche de la commémoration des trente ans du génocide des Tutsi·es, l’équipe de relations avec la presse de l’Élysée a fait suivre, le 4 avril, à une poignée de journalistes, un message annonçant qu’Emmanuel Macron s’exprimerait trois jours plus tard, le dimanche 7, soit le jour anniversaire du déclenchement des massacres. Le président de la République dirait dans une vidéo, poursuivait l’équipe de communication, « que la France, qui aurait pu arrêter le génocide avec ses alliés occidentaux et africains, n’en a pas eu la volonté ». Des éléments « utilisables dès à présent » par la presse, précisait le message.
Ces éléments sont effectivement diffusés sans attendre par les journalistes, notamment dans une dépêche de l’Agence France-Presse (AFP). La déclaration de l’Élysée apparaît immédiatement comme un événement d’ampleur : elle va plus loin encore que ce qu’Emmanuel Macron avait déjà reconnu en 2021 en pointant la « responsabilité accablante » de la France dans le génocide, en écho aux conclusions d’un rapport d’une commission d’historiens présidée par Vincent Duclert, laquelle avait parlé, elle, de « responsabilités lourdes et accablantes ».
Sitôt diffusée, la nouvelle des mots prêtés à Emmanuel Macron est saluée par plusieurs observateurs comme une avancée majeure dans la marche vers la reconnaissance des fautes de la France, qui a été, sous la présidence de François Mitterrand (1981-1995), un soutien sans faille au régime génocidaire, avant, pendant et après la tragédie de 1994.
Un juriste impliqué dans les dossiers rwandais écrivait même à Mediapart pour observer que le président de la République, en affirmant que la France n’avait « pas eu la volonté » d’empêcher le génocide alors qu’elle le pouvait et le devait, venait d’offrir l’élément intentionnel susceptible de manquer dans certains dossiers judiciaires ouverts sur des soupçons de complicité, même par abstention. Une procédure est par ailleurs en cours devant le tribunal administratif de Paris, auquel il est demandé par des rescapé·es rwandais·es et des associations de reconnaître juridiquement la faute de la France.
Acte II : le jour J, le dimanche 7 avril, le chef de l’État s’exprime comme prévu, mais ne dit rien des mots promis par ses propres services, comme l’avait annoncé quelques heures avant un journaliste de La Croix. « Je crois avoir tout dit ce 27 mai 2021 quand j’étais parmi vous. Je n’ai aucun mot à ajouter, aucun mot à retrancher de ce que je vous ai dit ce jour-là », se contente face caméra Emmanuel Macron, renvoyant à ses précédents propos, qu’aucun autre président n’avait, il est vrai, jamais prononcés avant lui.
Acte III : le service de presse de l’Élysée, interrogé sur cette incroyable dissonance et le rétropédalage présidentiel, parle aujourd’hui d’un « couac ». Selon Le Monde, la présidence « assume un faux pas de communication », plaidant « une incompréhension entre l’Élysée et les journalistes, un non-événement ».
Emmanuel Macron face à la cellule diplomatique de l’Élysée
Fin de l’histoire ? Pas si sûr. Selon plusieurs sources informées, le texte évoqué par l’Élysée le 4 avril existe bel et bien : il a été rédigé par les conseillers de la présidence avant d’être communiqué à la presse. Ce qui suppose qu’une validation a bien eu lieu quelque part au sommet de la présidence, au moins faut-il l’espérer s’agissant du rôle de la France face à un génocide. Mais impossible de savoir, à ce stade, qui a autorisé la diffusion de ces éléments de discours.
Selon nos informations, c’est Emmanuel Macron en personne qui a finalement refusé de prononcer devant la caméra les mots inédits qui lui avait été prêtés. Ceux communiqués aux journalistes n’avaient vraisemblablement pas été personnellement validés par celui qui prend soin, depuis son premier quinquennat, à ne pas froisser les anciens mitterrandiens en cour au palais ou les ex-responsables militaires qui pouvaient craindre d’être trop exposés, y compris judiciairement. « Il a apporté les corrections nécessaires, assure-t-on en interne. Car seule la parole du président engage la parole du président. »
En tout état de cause, l’Élysée ne sort pas grandi de l’épisode au regard du poids historique du sujet. Et les articles évoquant le discours qu’Emmanuel Macron devait prononcer n’ont pas été démentis pendant trois longues journées, jusqu’à la prise de parole du 7 avril qui est venue mettre fin à 72 heures de spéculations hasardeuses. Une indécision dont a peu goûté la diplomatie rwandaise, à 6 000 kilomètres de Paris.
L’historien français Vincent Duclert tient pour sa part à retenir du message présidentiel prononcé le 7 avril qu’Emmanuel Macron « ne clôt pas le dossier [rwandais] » en continuant de soutenir les « avancées de la recherche » sur le sujet.
Reste qu’une fracture interne semble désormais se faire jour à l’Élysée sur la question rwandaise. Certains évoquent les initiatives d’une partie de la cellule diplomatique, tandis qu’une autre source rappelle que le discours qu’Emmanuel Macron n’a finalement pas prononcé correspond aux positions de l’ambassadeur de France au Rwanda, Antoine Anfré.
Ce dernier fut, en 1994, l’un des rares agents du Quai d’Orsay à avoir alerté sur les dangers des positions françaises, mais c’est aussi celui qui, le 19 juillet 2021, avait écrit dans le livre d’or du mémorial de Gisozi, au Rwanda : « Le génocide des Tutsis n’aurait pas eu lieu si nous avions eu une autre politique. » Soit, peu ou prou, ce que le chef de l’État devait dire.