Citation
Avec :
Juliette Bour, doctorante en histoire contemporaine à l'EHESS
Timothée Brunet-Lefèvre, docteur en études politiques de l'EHESS
Philibert Gakwenzire, historien, enseignant-chercheur à l’Université du Rwanda
Rémi Korman, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université catholique de l'Ouest
Entre les mois d’avril et de juillet 1994, au Rwanda, un génocide provoque la mort de 800 000 à 1 million de personnes, les trois quarts de la population tutsi. L’histoire est aussitôt mobilisée pour analyser ce génocide, dans le temps court des tensions construites et de la haine exacerbée, mais aussi dans le temps long de la colonisation. Quelles approches pour la recherche historique, à l’aune des nouveaux travaux, du renouvellement des questionnements, des archives et des procès, des enjeux de mémoire et de réconciliation ? Génocide des Tutsi au Rwanda : nouvelles études sur le phénomène génocidaire.
Le renouveau des études de genre : quelle place pour les femmes dans le génocide ?
Le prisme des études de genre permet de renouveler le regard porté sur le génocide des Tutsi au Rwanda, notamment en étudiant le rôle des femmes dans les massacres. Juliette Bour, doctorante à l’EHESS, a étudié une quinzaine de femmes de pouvoir rwandaises qui ont participé au génocide entre avril et juillet 1994. Parmi ces figures du "Hutu Power", un mouvement nationaliste ethnique extrémiste, Pauline Nyiramasuhuko, ministre rwandaise de la Promotion féminine et de la Famille en 1994, Agnès Ntamabyariro, ministre de la Justice, ou encore Angéline Mukandutiye, inspectrice des écoles primaires au Rwanda. Ces femmes occupent des positions politiques ou administratives centrales et les utilisent pour organiser et superviser le génocide. La plupart d’entre elles ont été jugées et condamnées. Dans sa recherche, il s’est agi pour Juliette Bour de remettre en cause "l’idée fausse qu’on a souvent des femmes dans la violence". Selon la chercheuse, "elles ont participé au génocide de la même façon que les hommes, comme des femmes politiques, en s’engageant dans un processus d’extermination politique". La question des violences sexuelles fait également partie des sujets qui ont été mis au jour par les dernières recherches, qui ont montré que les viols avaient été utilisés comme des armes de guerre et de génocide, notamment à l’instigation de Pauline Nyiramasuhuko.
La justice face au génocide
Un autre grand apport de l’historiographie récente sur le génocide des Tutsi vient de la sphère judiciaire. Un grand nombre de procès ont en effet eu lieu, au Rwanda dans les gacaca, à travers le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), en activité de 1994 à 2015, mais aussi au sein de juridictions nationales, et notamment en France. Timothée Brunet-Lefèvre, docteur de l’EHESS, a étudié certains de ces procès français, comme celui de deux anciens bourgmestres de Kabarondo, Octavien Ngenzi et Tito Barahira, jugés en 2016 et en 2018. Selon Timothée Brunet-Lefèvre, il y a en effet "un défi particulier qui caractérise le génocide des Tutsi" à savoir "la masse de participants et l’effort qui a été fait pour juger le plus de personnes possibles : plusieurs milliers de dossier ont été traités, ce qui constitue un effort de justice significatif".
Dans le cadre de ces procès, histoire et justice se rencontrent en une interaction parfois conflictuelle, mais parfois aussi complémentaire, entre vérité historique et vérité judiciaire. L’institution judiciaire devient un nouveau lieu pour la transmission de l’histoire du génocide des Tutsi. Elle produit également une masse archivistique considérable, notamment à travers le recueil de témoignages de rescapés et de génocidaires. Il revient désormais aux historiens et historiennes d’étudier les enregistrements et films de ces procès, qui constituent une source d’une richesse inédite.
Quelle mémoire pour le génocide des Tutsi ?
La question de la mémoire a également fait son chemin depuis la fin du génocide. L’État rwandais a mis en place une politique mémorielle et une patrimonialisation, qui se traduit entre autres par la construction de mémoriaux, comme celui de Kigali, inauguré en 1999, et de sites commémoratifs. L’inhumation ou au contraire l’exposition de restes humains sont également des questions centrales dans la commémoration du génocide, comme l’a montré Rémi Korman, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université catholique de l'Ouest. L’historien souligne l’importance de l’héritage de la Shoah dans la compréhension et la mémorialisation du génocide des Tutsi : "Dès que l’événement a lieu, on est dans des logiques de comparaison avec le génocide des Juifs. Un modèle, si l’on peut dire, de la mémoire de la Shoah a été utilisé dès 1994."
Questions de point de vue : les historiens à l’épreuve du génocide des Tutsi
Historiens français, historiens rwandais, historiens de bien d’autres nationalités, se sont penchés et continuent de se pencher sur l’histoire du génocide rwandais pour mieux en comprendre les causes, le déroulé, et les conséquences. Faire ce travail de recherche en étant soi-même rwandais et en ayant vécu le génocide est toutefois une spécificité qui appartient à certains historiens, comme Philibert Gakwenzire, enseignant-chercheur à l’Université du Rwanda. Pour les historiens français, souvent non kinyarwandophones, il faut savoir composer avec les traductions et les biais qu’elles peuvent entraîner. Philibert Gakwenzire souligne dans ses recherches l’importance de l’histoire coloniale : "Pour comprendre le génocide des Tutsi, il faut faire une étude rétrospective vers les années 1960 et comprendre les mécanismes de colonisation qui étaient basés sur le divisionnisme, et qui ont été récupérés par le pouvoir en 1962 et jusqu’au génocide, sous une forme de revanche et de mimétisme de l’époque coloniale."
Pour en savoir plus
Juliette Bour est doctorante en histoire contemporaine. Elle prépare une thèse intitulée "Femmes de pouvoir et génocide, Rwanda 1994" sous la direction de Stéphane Audoin-Rouzeau à l’EHESS.
Timothée Brunet-Lefèvre est docteur en études politiques. Il a soutenu en 2023 une thèse intitulée "La justice française à l’épreuve du génocide des Tutsi rwandais : les procès d’Octavien Ngenzi et Tito Barahira devant la Cour d’assises de Paris (2016-2018)", sous la direction de Stéphane Audoin-Rouzeau à l’EHESS.
Philibert Gakwenzire est historien, enseignant-chercheur à l’Université du Rwanda. Il est l'auteur d'une thèse d’histoire soutenue à l’Université libre de Bruxelles en 2017 intitulée "Les politiques de discrimination, persécutions et génocide des Tutsi en commune de Rubungo et de Gikomero (1960-1994)".
Rémi Korman est maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université catholique de l'Ouest. Il a soutenu le 4 décembre 2020 une thèse intitulée "Commémorer sur les ruines. L'État rwandais face à la mort de masse dans l'après-coup du génocide (1994-2003)" sous la direction de Stéphane Audoin-Rouzeau à l’EHESS.
Références sonores
Archive d'Agathe Uwilingiyimana, RFI, 7 avril 1994.
Archive du journal télévisé de 13h, 6 juin 1972.
Archive du journaliste Patrick de Saint-Exupéry présentant Pauline Nyiramasuhuko, France Culture, 2023.
Archive sur le procès de Tito Barahira et Octavien Ngenzi, France 24, 10 mai 2016
Musique du générique : Gendèr par Makoto San, 2020.