Author-card of document number 33950

Num
33950
Date
Jeudi 4 avril 2024
Ymd
Author
File
Size
2116104
Pages
4
Urlorg
Uptitle
Enquête
Title
Rwanda : la fortune du « financier du génocide » risque d’échapper aux rescapés
Subtitle
Les avoirs de celui qui est présenté comme le « financier du génocide » des Tutsis, Félicien Kabuga, ont été gelés en attendant un procès qui n’aura finalement jamais lieu pour des raisons médicales. Que va devenir cet argent qui serait si précieux aux rescapés ?
Quoted name
Quoted name
Quoted name
Quoted name
Quoted name
Quoted name
Quoted name
Quoted name
Quoted name
Quoted place
Quoted place
Quoted place
Quoted place
Quoted place
Keyword
Keyword
Keyword
Keyword
Keyword
Keyword
Source
Type
Article de journal
Language
FR
Citation
Pour toujours présumé innocent pour la justice, mais à jamais coupable aux yeux du monde. Les jours où il est encore lucide, dans sa prison de l’ONU à La Haye (Pays-Bas), le nonagénaire Félicien Kabuga doit ruminer ce paradoxe qui éclaire le crépuscule de sa vie.

L’homme est libre, mais son histoire s’écrit dans le camp des bourreaux. Arrêté le 16 mai 2020 à Asnières-sur-Seine par les gendarmes de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine (OCLCH) après vingt-six ans de cavale, il est devenu un cas d’école dans l’histoire du génocide des Tutsi·es, qui a fait près d’un million de morts en cent jours, à partir du 7 avril 1994.

En théorie, l’ex-homme d’affaires est libre depuis l’été 2023, puisque le Mécanisme résiduel du Tribunal pénal international pour le Rwanda (l’instance qui a remplacé le Tribunal pénal international pour le Rwanda) l’a jugé inapte à être soumis à un procès, pour des raisons de santé.

Durant les premiers mois d’audience, ce petit homme souvent caché derrière de grosses lunettes était tout juste capable de suivre les débats pendant deux heures, en visioconférence depuis sa cellule. Il est donc théoriquement libre à présent, mais toujours derrière les barreaux, car aucun pays ne veut accueillir celui sur lequel plane l’accusation d’avoir financé la machine à tuer, qui a fait au printemps 1994 un million de morts en à peine trois mois.

Félicien Kabuga lors d'une audience au Tribunal pénal international à La Haye (Pays-Bas) le 18 août 2022. © Capture d’écran vidéo MICT / AFP

La Belgique et les Pays-Bas ont refusé. La France tergiverse sans avoir encore donné de réponse officielle. Le Rwanda, candidat à son accueil, ne remplirait pas toutes les conditions édictées par le TPIR, notamment l’obligation faite à l’État d’accueil de renvoyer le prévenu devant la juridiction internationale si son état de santé le permet. « C’est une patate chaude », résume un bon connaisseur du dossier.

Mais la véritable bombe à retardement de l’affaire Kabuga, c’est le magot de cet autodidacte devenu dans les années 1990, sous le régime génocidaire du général Habyarimana, la première fortune du pays. Une fortune qui a, en partie, servi à élaborer la machine à exterminer les Tutsi·es, dans laquelle ce spécialiste de l’import-export a joué un rôle de premier plan.

Cette fortune, détenue par son clan et que Mediapart a pu évaluer à plus de 20 millions de dollars (soit quelque 18,5 millions d’euros), il s’agit de déterminer à qui elle va finalement revenir : son propriétaire légitime, soupçonné d’être l’un des pires bourreaux du XXe siècle, ou ses victimes ? Pour le savoir, revenons d’abord sur les faits.

Fondateur et patron de « radio-la-mort »

Membre de l’Akazu (« Petite Maison »), un réseau clandestin d’extrémistes qui s’est formé autour de la première dame du pays, Agathe Habyarimana, Kabuga fut à la tête de plusieurs opérations clés dans la période de préparation du génocide. La première se déroule au printemps 1993 avec la création de la Radio télévision libre des Mille Collines (RTLM), surnommée « radio-la-mort ». Cette radio « libre » vise à préparer les esprits aux massacres, à convaincre l’opinion que la seule solution pour les Hutus est de tuer « l’ennemi » tutsi, désigné à l’antenne comme un inyenzi (un « cafard »).

Succès assuré pour la propagande extrémiste, grâce à un flux continu de musique congolaise à la mode. La création de cette radio privée coûte cher : l’équivalent d’un million d’euros. Pour rassembler une telle somme, Félicien Kabuga monte un tour de table avec ses amis de l’Akazu, la crème des radicaux du Hutu Power, une cinquantaine d’officiers, de hauts fonctionnaires et de grands entrepreneurs. Lors de la conférence de presse de lancement de la RTLM, le patron est très clair sur la ligne éditoriale : il faut défendre un « parti pris », celui des futurs génocidaires.

Autre épisode. En plein génocide, le 25 avril 1994, à Gisenyi, au bord du lac Kivu, Félicien Kabuga préside une réunion de gros commerçants et d’industriels, inquiets pour leurs affaires, au vu des défaites infligées aux Forces armées rwandaises par les rebelles tutsis du Front patriotique rwandais. Pour aider le gouvernement, il propose de créer un Fonds de défense nationale que chaque citoyen·ne et entreprise pourra abonder.

Kabuga préside ce fonds, le dirige et est même le titulaire du compte bancaire ouvert à la Banque nationale du Rwanda. Ce compte servira à acheter armes et munitions au bénéfice de l’armée en déroute. Comme d’autres patrons, Félicien Kabuga va aussi contribuer, dès 1992, à financer la constitution des Interahamwe (littéralement, « ceux qui travaillent ensemble »), ces miliciens si efficaces aux check-points où ils achèveront leurs victimes à coups de gourdins.

Enfin, les établissements Kabuga vont fournir une aide directe aux tueurs ordinaires du génocide, un mois avant le déclenchement des massacres. En mars 1994, cette entreprise achète et stocke un lot de 50 000 machettes chinoises, rapidement distribuées aux miliciens.

Kabuga a le statut d’indigent

Toutes ces allégations, l’accusation emmenée par le procureur belge Serge Brammertz, avait bien l’intention de les démontrer aux juges de l’ex-TPIR, à travers quatre chefs d’inculpation. Des faits recoupés par une multitude de sources, qui cernent le rôle joué par le présumé génocidaire, lui promettant une condamnation qui, finalement, ne sera jamais prononcée.

À moins d’un miracle médical qui permettrait de renvoyer l’accusé à la barre, il est trop tard. À 90 ans, Félicien Kabuga, cloué dans une chaise roulante, incontinent, est frappé par un syndrome neurodégénératif de type Alzheimer. Il a besoin d’une assistance médicalisée 24 heures sur 24. « Certains jours, précise un de ses visiteurs, il ne sait même plus comment il s’appelle. »

Dès lors, juridiquement, rien ne s’oppose à ce que le justiciable Kabuga récupère ses avoirs gelés depuis plus de vingt ans par le TPIR. Pour mettre fin à sa cavale, la procureure suisse Carla Del Ponte avait eu l’idée d’assécher financièrement le clan du patriarche, en gelant ses comptes bancaires et ceux de ses enfants.

En France, d’après les informations recueillies par Mediapart, cela représente une série de comptes à son nom et à ceux de trois de ses treize enfants, répartis entre deux banques : le Crédit agricole Corporate and Investment Bank (CA-CIB) et la BNP Paribas. En tout, ces avoirs français s’élèvent respectivement à 2 198 000 dollars et 332 600 euros. Cette jolie somme n’est que la partie émergée du trésor.

Un ami de la France

Comme de nombreux proches du régime du général Habyarimana, Félicien Kabuga a longtemps été un protégé de la France. Dès le début des tueries, le 7 avril 1994, il se réfugie à l’ambassade de France à Kigali avec sa femme et ses onze enfants – il fera partie des rares Rwandais à être évacués par les avions militaires tricolores dans le cadre de l’opération Amaryllis.

Un télégramme diplomatique de l’ambassadeur Jean-Michel Marlaud, du 9 avril, livre la liste des personnalités présentes à l’ambassade ce jour-là. Dernier de cette liste, Kabuga y est décrit comme ayant des « liens d’affaires en France ». Outre un appartement à Paris et plusieurs comptes dans des banques françaises, l’homme d’affaires a aussi, via son gendre Augustin Ngirabatware, ministre du plan, un vrai réseau international en Europe.

Ce réseau explique sans doute pourquoi il a pu passer la moitié de sa cavale en région parisienne sans être repéré. De 2007 à 2020, il a vécu à Paris et en banlieue (Clamart, Asnières-sur-Seine), changeant d’appartement tous les deux ou trois ans, sans que personne ne le soupçonne d’être le financier du génocide.

À ses avoirs financiers, il faut ajouter des biens immobiliers, comme cet appartement de 105 m2, dans le XIIIe arrondissement à Paris, acheté dans les années 1980 par Félicien Kabuga et toujours occupé par ses enfants et petits-enfants. Idem dans les quartiers chics de Nairobi (Kenya), où un appartement situé dans une résidence de luxe a été saisi par la justice il y a plus de quinze ans. Sans oublier le Rwanda, où l’état du patrimoine familial est flou : certains immeubles ont été confisqués par les pouvoirs publics, d’autres ont été vendus à des investisseurs privés, d’autres encore sont toujours occupés par des membres de la famille.

Toutes ces procédures, lancées par le TPIR en Belgique, en France, au Kenya et au Rwanda, ont conduit le greffe du tribunal à évaluer la fortune du clan à environ 20 millions de dollars.

Un débat juridique

Avant de savoir dans quelle poche ces millions vont atterrir, le greffe veut se rembourser au centime près. Cela peut paraître surprenant, mais depuis trois ans, l’ONU paie les honoraires de sa défense. Félicien Kabuga, n’ayant pas de revenus propres au moment de son arrestation, a obtenu le statut d’« indigent ». Le greffe a donc déjà réglé à Me Emmanuel Altit et à son équipe d’enquêteurs une addition de 1 184 500 dollars (honoraires calculés en fonction d’un barème fixe du tribunal), dont il veut avoir la garantie d’être remboursé.

L'avocat de Félicien Kabuga, Emmanuel Altit (centre), avant une audience au Tribunal pénal international à La Haye (Pays-Bas), le 29 septembre 2022. © Photo Koen van Weel / ANP via AFP

Loin d’être anecdotique, ce pactole suscite de nombreux appétits et a fini par constituer un piège machiavélique : en droit, le TPIR n’a aucun moyen d’action pour le récupérer, car ses statuts ne prévoient pas de procédure de réparation civile. Mais si ces avoirs devaient être rendus à leur propriétaire, le geste serait perçu comme un ultime affront à la mémoire des victimes. Un symbole politique que le tribunal ne veut surtout pas endosser.

De manière informelle, il a donc pris contact avec les autorités rwandaises et quelques ONG de rescapé·es comme Ibuka pour les inciter à lancer des procédures de réparation civile, au moins dans les quatre pays (Belgique, France, Kenya et Rwanda) où les avoirs du clan ont été localisés et gelés. Objectif : récupérer ces fonds et les remettre aux 400 000 survivant·es identifié·es.

Sur le principe, toutes les ONG contactées par Mediapart sont favorables à une telle démarche. Même si, parfois, elles refusent de se substituer aux rescapés eux-mêmes, comme l’association Survie. Parce que Kabuga reste un justiciable présumé innocent, les associations s’interrogent sur la faisabilité juridique d’une telle procédure. « Si des ONG font cette démarche, analyse l’avocat Simon Foreman qui intervient pour le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), cela leur permet de garantir que les avoirs resteront bloqués, le temps de la procédure. »

Sans être certaines pour autant de sortir gagnantes de ce défi juridique, car obtenir une réparation civile obéit, avec la jurisprudence actuelle, à une série de conditions strictes : avoir fait l’objet d’une condamnation pénale, puis démontrer un lien de causalité entre cette condamnation et la situation du plaignant et, enfin, établir la matérialité des faits valant réparation du préjudice subi.

« Pourtant, souligne l’avocat spécialisé en droit international William Bourdon, et fondateur de l’ONG Sherpa, le droit français prévoit bien, en cas de démence, la possibilité d’entamer une procédure civile, même si l’action publique est suspendue. » Ce cas figure noir sur blanc dans l’article 10 du Code de procédure pénale. À une condition : comme la notion de compétence universelle n’existe pas en matière civile, il faut que les tribunaux français soient compétents. Est-ce bien le cas dans l’affaire Kabuga ? « Comme il est détenu aux Pays-Bas, poursuit William Bourdon, c’est son lieu de résidence. » « S’il est domicilié aux Pays-Bas, ajoute Simon Foreman, alors les tribunaux hollandais sont compétents. »

Des rescapés dans la misère

Seulement voilà, la Hollande a d’ores et déjà refusé d’accueillir le futur homme libre sur son territoire. « Les tribunaux compétents peuvent aussi être là où il a de la famille ou encore à l’endroit où il a été arrêté », analyse Simon Foreman. « S’il y a une victime de nationalité française, renchérit William Bourdon, elle peut aussi invoquer la compétence d’une juridiction nationale. »

Dans cette perspective, le tribunal de Nanterre serait compétent car Asnières-sur-Seine, lieu de l’arrestation, fait partie de son ressort. « C’est un cas de figure inédit, relève Me Bourdon, et, à cet égard, la constitution d’une coalition d’ONG pour conduire cette procédure serait la meilleure manière de répondre à ce que nous devons aux victimes de ce génocide. » Enfin, puisque la moitié des enfants Kabuga, qui peuvent l’assister au quotidien, résident en France, Paris aura du mal à esquiver la « patate chaude ».

Trente ans après le génocide, l’affaire Kabuga va sans doute marquer une nouvelle étape dans le long processus de reconstruction des survivant·es, dont la vie quotidienne est parfois tragique. « Vous n’imaginez pas la situation de misère de certains rescapés que l’on rencontre, explique Alain Gauthier, président du CPCR (Collectif des parties civiles pour le Rwanda). Par exemple, cette vieille femme sur les collines qui nous demande aujourd’hui : “Quand va-t-on réparer le toit de ma maison ?” Beaucoup vivent dans la pauvreté. Sans compter la misère mentale et psychique. Les besoins sont énormes. »

À la fin des années 1990, le gouvernement rwandais a bien mis en place le Fonds d’aide aux rescapés du génocide (FARG), qui aide les étudiant·es, construit des logements réservés aux rescapé·es et fournit des bourses aux plus jeunes et aux plus âgé·es. Pourtant, à raison de 5 à 30 euros par mois, ce soutien est loin d’être à la hauteur des besoins.

Le FARG a beau être alimenté par une taxe sur le budget de l’État, il n’a collecté « que » 239 millions d’euros en vingt ans d’existence. « Nous sommes constamment sollicités et on ne peut pas répondre, ajoute Alain Gauthier, nous n’avons pas d’argent au CPCR. Il faudrait la fortune de Kabuga pour répondre aux besoins. » La fortune d’un innocent aux poches pleines.
Top

fgtquery v.1.9, February 9, 2024