Citation
Antoine Anfré
Rédacteur Rwanda (1991-92)
Ambassadeur de France au Rwanda (2021- )
Monsieur le Ministre, Mesdames et Messieurs les chercheurs et les participants à ce colloque,
Paresse intellectuelle, courtisanerie et obéissance aveugle aux directives venues d’en haut, tels sont les trois maux auxquels je me suis heurté, lorsque, revenu d’un séjour de près de quatre ans à Kampala, j’ai naïvement cru pouvoir expliquer à ma hiérarchie ce qu’étaient le Front Patriotique Rwandais et la question des réfugiés dans l’Afrique des Grands Lacs.
Avec quelques autres individualités dans l’appareil d’Etat, j’ai très vite compris que notre politique rwandaise était fautive et susceptible d’aboutir à une catastrophe. En atteste la conclusion de ma « note personnelle » du 14 mai 1991 : « Une guerre qui se prolongerait risquerait d’avoir des conséquences dramatiques non seulement pour le Rwanda mais pour l’ensemble de la sous-région ». La suite ne m’a, hélas, pas démenti.
Si j’ai pu écrire des papiers pertinents lorsque j’étais rédacteur Rwanda à la direction des affaires africaines et malgaches d’avril 1991 à octobre 1992, c’est parce que j’avais servi auparavant en Ouganda, ce qui me permettait d’avoir une connaissance des réalités du terrain, et que j’avais lu les bons auteurs, notamment Jean-Pierre Chrétien. Ma hiérarchie de l’époque, elle, ne connaissait pas le terrain et méprisait l’apport des chercheurs et des universitaires.
Quand le rapport de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi a été rendu public, le 26 mars 2021, j’ai été en proie à une grande satisfaction mais aussi à une immense amertume.
Satisfaction d’abord, parce que le Président de la République avait pris la décision de mettre en place cette Commission. Satisfaction ensuite, parce que les travaux de Vincent Duclert et de son équipe ont été remarquables et que leur rapport a fait date. Satisfaction personnelle, enfin, de voir reconnu, trente ans plus tard, mon travail de l’époque.
Mais je ne peux m’empêcher également de ressentir une immense amertume. Je suis persuadé que le génocide des Tutsi n’aurait pas eu lieu si nous avions eu une autre politique.
Comme le démontre le rapport Duclert, c’est notre soutien aveugle et inconditionnel au régime d’Habyarimana qui a permis à la clique de l’Akazu de mener à bien son entreprise criminelle.
A cet égard, la satisfaction d’avoir fait partie des quelques fonctionnaires civils et militaires de l’Etat ayant eu à connaître de ce dossier et ayant fait preuve de clairvoyance n’éclipse pas le sentiment d’impuissance, de gâchis et de honte que j’éprouve aujourd’hui, quand je pense au million de victimes assassinées de manière planifiée dans des conditions abominables.
J’ai toujours pensé que la France ne pourrait indéfiniment échapper à un examen de conscience approfondi sur le rôle qui a été le sien au Rwanda d’octobre 1990 à juillet 1994. Le rapport Duclert a marqué une étape décisive en ce sens et constitue un outil essentiel au service de l’introspection et de la réconciliation.
Votre colloque, j’allais dire notre colloque, s’inscrit dans ce cadre, celui du nécessaire approfondissement de la connaissance scientifique sur l’un des grands génocides du 20ème siècle.
Mais vos travaux, s’ils portent sur le passé, n’en sont pas moins cruciaux pour le présent et pour l’avenir. Ils le sont d’autant plus que les discours de haine sont de retour dans la région des Grands Lacs et que les accusations en miroir ressurgissent à l’approche des 30èmes commémorations du génocide.
« Pour comprendre le Rwanda d’aujourd’hui, il faut connaître le Rwanda d’avant ». Cette formule du grand écrivain Boris Boubacar Diop, auteur du livre devenu un classique « Murambi : le livre des ossements », est profondément juste.
Tout le monde n’a pas eu la chance -- ou la malchance -- de connaître le Rwanda d’avant. Mais tous ceux qui s’expriment sur le Rwanda d’aujourd’hui, et plus généralement sur la situation dans la région des Grands Lacs, ont le devoir de s’efforcer de mieux le connaître, ce Rwanda d’avant.
A cette fin, l’apport du colloque international de Paris « savoirs, sources et ressources sur le génocide perpétré contre les Tutsi » aura été précieux et même décisif dans le nécessaire combat contre le révisionnisme et les tentatives de réécriture de l’histoire.
Nous pouvons être collectivement fiers d’y avoir participé et je remercie toutes celles et ceux qui l’ont rendu possible, de Vincent Duclert et son équipe à l’Université du Rwanda, en passant par les ministères qui l’ont financé, les institutions prestigieuses qui l’ont accueilli et, enfin, le Président de la République, Emmanuel Macron, qui nous a fait l’honneur de nous recevoir hier soir pour une belle réception à l’Hôtel de Marigny et qui a eu le courage de changer la politique de la France vis-à-vis du Rwanda et des Rwandais, scellant ainsi la réconciliation et l’amitié retrouvée entre nos deux pays.
Monsieur le Ministre, Mesdames et Messieurs, je vous remercie.