Envoyée spéciale à Bugesera.
Rentré de sa parcelle où il cultive bananes, haricots et patates douces, Innocent Gatanazi, 65 ans, nous reçoit dans son salon. Petite pièce sobre, quasiment vide, dans le village de Kabeza. Il a passé 8 ans en prison et fait 4 ans de travaux d’intérêt général : «
En prison, je faisais des cauchemars. Je me disais que personne n’allait me pardonner. J’avais peur que les gens que j’avais trahis en tuant leurs proches se vengent et me tuent, raconte Innocent Gatanazi
. Une fois dehors, même libre, je rêvais de la prison. Quand je croisais une rescapée, je me disais "Oh non elle m’a vue, elle pense sans doute à ce que j’ai fait". Mvura Nkuvure m’a aidé ».
« Ses voisins savaient qu'il avait tué »
« Mvura Nkuvure » : («
Tu me soignes, je te soigne », en kinyarwanda) est un programme développé par l’association Interpeace pour des dialogues dans les communautés entre rescapés et anciens génocidaires. Innocent nous conduit chez Aurélie Uwimana. Connue pour ses prêches à l’Église, elle a été choisie pour animer le groupe de la cellule de Musovu.
«
Quand Gatanazi est sorti de prison, c’est comme s’il était entré dans une autre prison. Il vivait reclus parce que ses voisins savaient qu’il avait tué pendant le génocide. Les premiers temps, personne ne peut regarder vers l’avenir. Que ce soit les ex-détenus ou les rescapés. C’est un long processus, précise Aurélie Uwimana
. Les rescapés, quand ils réalisent qu’ils se sentent mieux, disent aux autres de participer. Ceux qui ont commis le génocide, au début, pensent qu’on les invite pour les piéger et les arrêter à nouveau. Mais eux aussi, une fois qu’ils voient que ça aide, ils en parlent à d’autres et nous demandent de créer d’autres groupes ».
« J’étais remplie de haine »
C’est dans ce cadre qu'Innocent a revu Françoise Mukaremera, cultivatrice, elle aussi d'un village voisin. Il a tué sa petite sœur de 5 ans en 1994. «
Je me méfiais de tout le monde. J’étais remplie de haine. Je voulais tuer ceux qui avaient tué les miens. Puis j’ai rejoint le groupe Mvura Nkuvure. Quand j’ai vu Gatanazi, j’ai eu très peur. J’ai pensé qu’il était là pour me tuer, explique Françoise
. Après une première session, une deuxième, une troisième, une quatrième... Je me suis peu à peu calmée. (…) Je lui ai demandé "c’est vrai que tu as tué ma sœur ?". Il a dit oui. Il a raconté. Il m’a demandé pardon. Après plusieurs rencontres, je lui ai dit que j’avais réfléchi, que j’avais trouvé un chemin pour vivre avec ».
Faute de pouvoir proposer un suivi individuel à chaque citoyen traumatisé, les formes de thérapie de groupe apparaissent comme des options. Le défi est de pouvoir le faire à grande échelle car entre 17 000 et 20 000 génocidaires sortiront de prison. Selon les Nations unies, plus d'un million de personnes -- en majorité des Tutsis, mais également des Hutus et d'autres opposants au génocide -- ont été systématiquement tuées en moins de trois mois.