Fiche du document numéro 33919

Num
33919
Date
Dimanche 24 avril 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
113092
Pages
4
Urlorg
Titre
Allocution de M. François Mitterrand, Président de la République, sur la rafle des enfants de la Maison d'Izieu, le devoir de mémoire et le rôle de l'instruction civique
Sous titre
Izieu le 24 avril 1994. Circonstance : journée nationale de la déportation le 24 avril 1994. Inauguration des lieux rénovés de la Maison d'Izieu.
Nom cité
Lieu cité
Mot-clé
Source
Type
Discours
Langue
FR
Citation
Chère Madame Zlatin, mesdames, messieurs, nous venons de visiter la Maison des Enfants d'Izieu, vouée non seulement au souvenir de leur martyre mais aussi à l'enseignement qu'il comporte, à cet événement qui ne peut être comparé à aucun autre, la destruction, l'anéantissement volontaire d'un peuple, d'une histoire, la haine qui se fait supplice et mort, la barbarie comme une science, bref, l'Holocauste. Nous avons revu les photographies où les visages sont si clairs ; relu quelques lettres où les morts disent à la fois tant d'espérance et tant d'angoisse. Et nous nous retrouvons sur ce promontoire où s'achèvent les monts du Jura, le Buget, dans l'un de ces paysages admirables que la France offre à ceux qui l'aiment. Voilà cinquante ans, dans ce lieu où tout suggère l'harmonie et la paix, des enfants, innocents comme tous les enfants du monde réapprenaient à vivre. L'ainé n'avait pas vingt ans. Ah la beauté, le bonheur, l'amour ! Ah tant de choses à imaginer, à créer et le monde à modeler ! Ils furent assassinés. Rappelons à la Nation ce qu'il advint ici. C'est dans la déposition de Sabine Zlatin lors du procès de Klaus Barbie en juin 1987, puis dans le livre qu'elle écrivit à la suite que les faits s'expriment dans l'horreur de leur exactitude.

Lorsque la guerre éclata, vous vous êtes engagée, Madame, comme infirmière militaire de la Croix Rouge. Votre action vous a conduite dans les sinistres camps d'internement français d'Agde et de Rivesaltes où étaient entassés, dans des conditions iniques, des familles de réfugiés. A force de ténacité, vous avez arraché de ces camps des enfants juifs, filles et garçons âgés de quatre à dix-sept ans. Certains de leurs parents étaient déjà déportés, perdus. Vous avez fondé la "Colonie des enfants réfugiés de l'Hérault". Dans cette maison d'Izieu, isolée, accueillante, trouvée grâce à l'aide du sous-préfet de Belley, Pierre-Marcel Wiltzer aujourd'hui parmi nous, qui préside l'association et qui vous rendit visite pour Noël 1943 en uniforme -- je dis ce détail pour ce qu'il vaut -- vous avez, Madame, prodigué à ces êtres démunis de tout, séparés de leur famille, hantés par le cauchemar des camps le réconfort d'un amour simple et d'un dévouement sans limite. Vous les avez entourés d'une équipe d'éducateurs qui s'est efforcée de leur rendre le sourire et les joies de l'enfance. J'ai pu saluer à l'instant, l'institutrice venue pour les enfants d'Izieu, qu'il convenait d'éduquer, Gabrielle Perrier, devenue Madame Tardy. Le jeudi 6 avril 1944, alors que vous vous apprêtiez à disperser la colonie en raison des menaces de plus en plus lourdes qui pesaient sur elle, les hommes de Barbie ont surgi et là je vous laisse la parole : « Il est huit ou neuf heures du matin. Les enfants prennent leur petit-déjeuner. Des Allemands en uniforme font irruption dans la maison. Surprise, cris, ordres impérieux lancés par les soldats SS et des hommes en civil de la Gestapo. Enfants et adultes n'ont que quelques minutes pour ramasser un mince bagage. La Maison est envahie. Les cris reprennent : "Tous dans les camions... vite.. dehors...". Les soldats jettent des enfants comme des sacs dans les véhicules. Miron Zlatin, le directeur qui s'interpose est frappé à coups de crosse ». Miron Zlatin, c'était votre mari, Madame, il sera fusillé au mois de juillet suivant. « Les enfants sont terrorisés, les petits en pleurs. Les éducatrices essaient de les consoler. Quand les camions démarrent, tous entonnent : "Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine", ce chant que leur avait appris l'institutrice. Conduits au Fort Monluc, à Lyon, ils sont interrogés un à un. Le lendemain, ils sont transférés à Drancy. Aux grands et aux adultes, on a passé des menottes. Une semaine après la rafle, la plupart d'entre eux sont mis dans des wagons. Direction Auschwitz. Les autres partiront par les convois suivants. Des quarante-quatre enfants, pas un ne reviendra ». Tel est votre témoignage. Telle est la vérité. Nous en sommes dépositaires. Elle exige d'être dite et transmise. Un demi-siècle s'est écoulé. Combien de Français savent ce qui eut lieu ici ? Ne laissons pas le temps faire œuvre d'oubli au lieu de faire œuvre d'Histoire. Les enfants d'Izieu dont la mort nous oblige à rappeler cette évidence : ils furent massacrés parce qu'ils étaient juifs, ces enfants sont le symbole même de tous les Juifs de France exterminés sous le régime de Vichy. Symbole aussi du crime contre l'humanité. Car ce crime, il ne tue pas seulement des individus, il tue pour anéantir les valeurs qui font la dignité d'un être humain, la force d'une foi, la permanence d'une tradition, l'unique, l'incomparable, le legs des temps passés, l'espoir des temps futurs.

Le temps ne doit pas effacer cela. S'il y parvenait, ce serait que la République aurait renoncé à demeurer elle-même. Cela signifierait que la France ne serait plus ce qu'elle fut pour vous, Madame, comme pour tant de juifs exilés au cœur de l'Europe de 1930, ce que nous aimons appeler notre Patrie du Droit. Elle ne serait plus la France de 1789, celle de tant d'hommes et de femmes illustres, celle de l'Abbé Grégoire, celle qui fit des juifs des citoyens libres et égaux comme les autres. La justice rendue ou à rendre ne nous exempte pas du principal, c'est-à-dire de la lutte quotidienne contre les germes d'un mal qui guette nos sociétés. Qui peut assurer que sur notre sol même il ne menace plus ? Des propos, des insultes, des inscriptions sacrilèges, des profanations de tombes laissent à penser, selon l'expression fameuse, "que la bête est encore vivante". Lutter contre elle, c'est affermir la République qui n'est pas seulement un système d'institutions mais aussi une philosophie. La République s'incarne dans un lieu familier entre tous : l'école. Rappelons-le sans relâche : la finalité de l'instruction publique est de former des citoyens, chacun détenteur d'une part de la souveraineté nationale. Et pour cela, il faut réhabiliter l'éducation civique, cette noble passion de l'école républicaine. "Il ne suffit pas de reconnaître des égaux, il faut en faire" disait Gambetta. C'est à l'école que se tissent les liens de solidarité qui font un peuple. C'est à l'école que se forge l'esprit de tolérance. C'est à l'école que commence la lutte contre toutes les formes de l'exclusion et d'abord celle du sang ou de la race. C'est à l'école qu'il convient d'enseigner aux enfants de France l'histoire des drames que nous commémorons aujourd'hui, journée nationale de la déportation et c'est là que l'on oppose et que l'on opposera à l'intolérance la reconnaissance des autres. C'est là que se fera l'apprentissage des hommes à vivre en commun sur la terre. Et je m'émeus à la pensée que la Maison d'Izieu fut aussi une école. Or, qu'est-ce que cette Maison ? Que sera-t-elle désormais sinon une école de vie ? Mesdames et Messieurs nous l'ouvrons ensemble au public et nous la consacrons à sa vocation définitive. Cette vocation c'est vous, Madame, et les membres de l'association réunis autour de vous qui l'avez choisie. Vous avez voulu, dans l'esprit que j'évoquais, qu'elle fut tout ensemble un lieu de mémoire, d'éducation, de vie. Lieu de mémoire, la maison elle-même a été aménagée pour perpétuer le souvenir du martyre des quarante-quatre enfants et de leurs éducateurs. Elle conserve les traces de leur présence, de leur existence quotidienne. Elle évoque la succession des jours, les angoisses de la séparation, la peur du lendemain mais aussi les humbles joies que savaient prodiguer l'amour et la protection des adultes. Elle figure leur dévouement comme le soutien de la Résistance des maquis de l'Ain qui assura le ravitaillement de la colonie. Elle rappelle enfin les circonstances de la rafle, en désigne les coupables, relate les derniers jours et la fin. C'est le lieu de recueillement. Mais la Maison d'Izieu est aussi un lieu de savoir et d'enseignement. C'est pour cela qu'ont été aménagées la grange et la Magnanerie. Susciter la réflexion, donner à comprendre ce que furent le nazisme, les persécutions antisémites, la solution finale, éclairer les origines de ces perversions, le choix de l'enseignement ne se limite pas au passé. Il incite à la vigilance devant la permanence du danger.

Cette maison sera, enfin, un lieu de vie, comme une sorte de défi à ce qui s'est passé dans ces lieux. Elle accueillera des classes et des groupes qui trouveront ici des espaces de travail, d'activité et de rencontre. Des classes et des groupes de toutes origines, tous horizons, de toutes formations, et toutes religions. Ce sera un lieu animé et vivant tout au long de l'année. Je salue l'intelligence et la générosité de ce projet. Je salue l'opiniâtreté et les efforts de l'Association, et je vous salue, Chère Madame Zlatin, car cette œuvre est la vôtre. Depuis 1946 et pendant quarante années, vous avez maintenu ici la résistance à l'oubli. Ainsi se trouve accompli un long destin d'amour et de lutte qui vous a conduite de Varsovie où vous êtes née, où vous avez été emprisonnée dès l'âge de 16 ans, jusqu'ici. Ce chemin a traversé bien des souffrances et bien peu de joies. Je voudrais que ce moment fût pour vous un moment de joie, comme si c'était encore possible. Au moins serons-nous les témoins, les amis, les présents, ceux qui au-delà de toutes différences ressentent à la fois la fragilité des choses et leur beauté, dont nulle vie ne peut se dispenser. Mais quand cette fragilité est le fruit de la rage des autres, alors est-ce la colère, le désespoir l'indignation ? Quel est le sentiment qui doit nous dominer ? Est-ce la vengeance ? Je ne trancherai pas. Je dirai seulement, Madame, que votre œuvre fût un œuvre d'amour. Et la Nation honore par ma voix votre vie consacrée à cette forme supérieure de la dignité. Vie exemplaire, de ce qui est depuis toujours, le meilleur de la France. Ce pays vous l'aviez choisi comme une promesse, vous y avez connu toutes ces épreuves. Jamais vous n'avez renoncé, vous avez tout surmonté et Dieu soit loué, vous êtes là. Vous êtes là pour nous apporter aussi le reflet d'une souffrance qui ne s'éteindra pas, ni avec vous, ni avec nous, qui durera à travers les temps comme un signe du malheur des hommes, du malheur qu'ils se font à eux-mêmes. Je veux m'adresser pour conclure aux Français et particulièrement à ces 40 millions d'entre eux qui n'étaient pas nés le 6 avril 1944. Qu'ils entendent cette parole de Victor Hugo : « Les souvenirs sont nos forces. Ils dissipent les ténèbres. Ne laissons jamais s'effacer les anniversaires mémorables. Quand la nuit essaie de revenir, il faut allumer les grandes dates comme on allume des flambeaux ». Eh bien, il n'y a pas d'avenir sans la lumière du passé. Il n'y a pas d'action et de progrès si la conscience qui les conduits ne puise pas aux sources de l'Histoire. Le succès des combats de demain se construit dans la mémoire des combats d'hier. C'est en elle que la jeunesse forgera les armes de l'esprit sans lesquelles rien n'est possible, elles sont nécessaires à tout destin, individuel et collectif. La République s'est modelée dans des luttes opposant des hommes à d'autres hommes, des volontés à d'autres volontés. Elle n'est pas composée d'hommes libres, elle est composée d'hommes qui veulent l'être. Elle n'est pas composée d'hommes égaux mais d'hommes qui aspirent à l'égalité. Elle n'est pas composée d'hommes fraternels mais d'hommes qui désirent s'entendre quand même pour créer un monde plus solidaire. C'est pourquoi elle est, elle reste et restera toujours inachevée comme toute œuvre qui aspire à la durée. Aujourd'hui, nous sommes là, témoins parmi d'autres, puisque partout est célébré le souvenir sous ses formes diverses. Au-delà de ces enfants, songeons aux millions (on n'en connaît même pas le nombre), aux millions de leurs frères assassinés. Songeons à leur douleur, mais aussi à la douleur de leurs parents que ne savaient pas et qui un jour se doutèrent que la souffrance était répandue sur leurs familles, sur leurs espoirs, sur tout de qui avait été leur propre existence et sur leurs espérances. A présent que le recueillement reprenne ses droits et que dans le silence ou l'action, se fortifie notre volonté. Merci.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024