Fiche du document numéro 33465

Num
33465
Date
Vendredi 12 janvier 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
362778
Pages
4
Urlorg
Sur titre
Entretien
Titre
Beata Umubyeyi Mairesse : « Je cherche à construire une histoire collective »
Sous titre
Née au Rwanda, elle a échappé au génocide avec sa mère, le 18 juin 1994, grâce à l’action d’humanitaires suisses. Après un premier roman, en 2019, Tous tes enfants dispersés, dans lequel l’horreur était vue de biais, puis un deuxième, Consolée en 2022, elle publie Le Convoi, fruit d’une enquête qui a duré deux ans, au cours de laquelle elle a rencontré maints témoins de son histoire mêlée à celle d’autres survivants.
Nom cité
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Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
L'écrivaine Beata Umubyeyi Mairesse à Paris, le 22 décembre 2023. ©JULIEN DE ROSA / AFP

Beata Umubyeyi Mairesse publie ces jours-ci Le Convoi. Il lui a fallu quinze ans de temps, une enquête de très longue haleine et des photographies retrouvées, pour s’autoriser à écrire son histoire, inscrite dans celle du peuple tutsi. Elle naît en 1979 à Butare (renommé Huye depuis 2006), principale ville de la province du sud du Rwanda.

Son père, polonais, est décédé. Sa mère, tutsie, est une survivante. Avec elle, Beata peut fuir le pays à feu et à sang, plus de deux mois après le début du génocide des Tutsis par les Hutus, en 1994. Elle a 15 ans lors des premiers massacres, le 7 avril.

Le 18 juin, elle parvient à quitter le pays dans un convoi humanitaire suisse de Terre des hommes. Beata est métisse. Elle étudie à l’école internationale des « enfants blancs ou des métis de pères occidentaux ». Le Convoi n’est pas un roman, comme Tous tes enfants dispersés (2019, Éditions Autrement). L’ouvrage est le résultat d’une enquête acharnée entre le Rwanda, le Royaume-Uni, la Suisse, la France, l’Italie, l’Afrique du Sud.

Vous aviez déjà évoqué cette période terrible de l’histoire et de votre histoire, entre autres, dans un roman, Tous tes enfants dispersés, paru en 2019…

Il y a une dizaine d’années, je faisais le choix de la fiction. Je ne souhaitais pas alors publier mon témoignage. Je pense pourtant que les témoignages de survivants du génocide revêtent une grande importance. Plusieurs s’y sont livrés, seuls ou avec l’aide de journalistes occidentaux. J’avais choisi la fiction, parce que je n’étais pas prête à confier mon expérience intime à des inconnus.

Il y avait aussi que j’avais compris que cette histoire n’était pas tant indicible qu’inentendable. Malgré la gentillesse et l’hospitalité qu’on m’offrait en France, très peu de personnes voulaient entendre notre histoire, certaines souhaitant se protéger. D’autres, par délicatesse, pensaient me protéger. Ma famille d’accueil, qui m’avait écoutée, m’a très vite envoyée voir une psychanalyste.

Quand j’ai décidé d’écrire, vingt ans après, j’ai cherché une façon d’être enfin entendue. La fiction permettait une mise à distance rassurante, pour le lecteur et moi-même, mais aussi de toucher à une expérience universelle. C’est ce que j’ai fait dans mes nouvelles puis dans mon premier roman.

J’ai entrepris l’enquête sur Le Convoi sans d’abord un projet d’écriture. C’est lorsque l’humanitaire qui nous a sauvé la vie est mort brutalement que j’ai décidé d’écrire. Ça ne pouvait qu’être un récit, et à partir du moment où je racontais l’histoire des autres enfants, je me devais aussi de raconter un peu la mienne.

Vos recherches vous ont conduite à rentrer en contact avec des gens de plusieurs pays…

J’ai d’abord contacté les journalistes de la BBC à Londres. Le reporter principal souffrait de syndrome post-traumatique, notamment à cause de son expérience au Rwanda. J’ai compris pourquoi il restait parfois si longtemps sans répondre à mes messages. C’était troublant d’entendre un journaliste dire à une victime que c’était elle qui pouvait lui apporter de l’espoir.

« Je n’étais pas à la place habituelle de la victime africaine, qui livre une souffrance à laquelle les Occidentaux vont apporter une aide. »



J’ai ensuite échangé avec son collègue sud-africain, Hamilton Wende. C’est celui qui a le mieux compris le sens de ma quête. D’autres m’ont moins soutenue, plus préoccupés par leur image que par mon projet.

Je n’étais pas à la place habituelle de la victime africaine, qui livre une souffrance à laquelle les Occidentaux vont apporter une aide, ou sur laquelle ils vont mettre leurs mots. J’appartiens aux deux mondes et j’ai acquis leurs codes. Après avoir été une victime, je suis devenue une humanitaire puis une écrivaine. Une sorte d’anomalie, finalement.

Avez-vous rencontré des réticences à revenir sur ce passé maudit déjà lointain ?

Mon enquête a progressé en spirale, de façon non linéaire. J’ai d’abord cherché les journalistes et j’ai obtenu quelques images, dont j’ai pensé dans un premier temps ne rien pouvoir faire. La rencontre avec un survivant sauvé par la même ONG m’a amenée à vouloir retrouver les autres enfants, ce qui m’a ensuite poussé à contacter les humanitaires.

De là se sont ensuivies d’autres rencontres, avec un photographe italien, notamment, puis de nouveau des survivants tutsis et, enfin, un historien français, auteur d’un travail remarquable sur la question des images produites sur le génocide.

Les anciens enfants sauvés par les convois ont été très ouverts et m’ont encouragée à écrire ce récit. Ils ont une conscience aiguë de l’importance de trouver et de laisser des traces de notre histoire. Aucun n’a craint de revenir sur ce passé douloureux.

L’abandon de la fiction – au cours de laquelle vous ne vous sentiez pas tenue « de raconter l’histoire exacte », selon vos propres termes d’alors – vous permet-il enfin d’exorciser la terreur inoubliable avec l’aide d’autrui ?

L’écriture, chez moi, n’est pas un acte cathartique. J’ai toujours préservé un espace de thérapie pour démêler l’écheveau de mes chagrins intimes. Il me semble qu’il faut aller plutôt bien pour pouvoir sortir de son récit personnel et chercher à construire une histoire collective comme je le fais ici, au-delà du pathos et du ressentiment.

J’ai presque écrit ce livre dans une démarche pédagogique. Au-delà de la volonté de faire connaître cette histoire d’immense sauvetage oublié, au-delà de la nécessité de faire entendre nos voix de survivants, il s’agissait aussi d’amener les lecteurs à s’interroger sur des questions très politiques. Qui raconte l’histoire, à qui ? Comment se fait-il que les faits historiques du continent africain ont constitué si longtemps un narratif avant tout destiné aux Occidentaux ?

L’apport de tous ces témoignages vous a-t-il permis une mise à distance salutaire ?

Il y avait en effet la « bonne distance » à trouver, afin de faire de ce récit quelque chose de collectif ; façon pour moi de m’éloigner de ce que l’écrivaine nigériane Ngozi Adichie a très justement nommé « le danger d’une histoire unique ». Il fallait donner la parole aux différents protagonistes de cette scène initiale, sur la photo de couverture, au moment où nous traversons la frontière pour fuir le Rwanda. Il s’agissait aussi de signifier ce que le temps fait à la mémoire. C’est pourquoi j’ai voulu que ce livre soit un texte littéraire, car le temps est bien avant tout une matière littéraire.

Pensez-vous que Le Convoi, qui par ailleurs met en lumière certaines complicités de la France avec les génocidaires, puisse au moins un peu atténuer la souffrance, la vôtre et celle du peuple tutsi ?

Pour vous répondre, j’ai envie d’emprunter ici les mots de Neige Sinno, dans son récit Triste Tigre. Elle dit que la littérature ne l’a pas sauvée. J’aime aussi pourtant croire ce qu’a dit Lydie Salvayre. À la question « que vaut un livre devant une vie qu’on brise ? », elle répondait que nous avons, tous et toutes, un féroce besoin d’envol auquel, quelquefois, la littérature répond.

Le Convoi, de Beata Umubyeyi Mairesse, Flammarion, 334 pages, 21 euros
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024