Citation
De nos jours, l’usage intempestif
du mot « génocide »
tend à vider de son sens une
désignation définie par la Convention
pour la prévention et la
répression
du crime de génocide
(1948), qui souligne sa dimension
systématique n’épargnant ni
femmes ni enfants.
Ce terme accusateur, se référant
le plus souvent aux crimes
nazis, est employé par des chefs
d’État et par certains représentants
des médias pour qualifier
des faits dont on ignore encore la
portée. Si l’on peut relativiser son
usage à vocation intérieure par
les premiers, il est beaucoup plus
problématique de l’accepter pour
les seconds, dont la mission est
d’informer sans verser dans le
sensationnel. Nous ne pourrons
mesurer la qualification des faits
qu’à l’aune des effets de la guerre
qui laisseront transparaître les
objectifs poursuivis ou obtenus.
En France, l’Éducation nationale
a introduit voici une quinzaine
d’années l’enseignement
des génocides, principalement
ceux des Arméniens (Première
Guerre mondiale), des Juifs
(Seconde Guerre mondiale) et des
Tutsis (1994), dans les programmes
d’histoire des collèges
et des lycées. Leur examen met
en évidence plusieurs éléments
similaires concernant le contexte
dans lequel ils ont été mis en
œuvre et leur exécution, mais
aussi les singularités de ces cas
qui ont marqué le « siècle des
génocides », le XXe siècle.
Le contexte de guerre
Les trois génocides qui nous occupent
ont pour point commun
d’avoir été perpétrés dans un
contexte de guerre, mondiale ou
régionale. La guerre permet de
mettre à la disposition des décideurs
des moyens matériels et
humains massivement mobilisés
au nom de la « défense de la
patrie ». Dans le cas des Arméniens
et des Juifs, si les persécutions
et le racisme systémique
ont été pratiqués très tôt, ils n’ont
pris la forme d’un génocide qu’au
cours de la guerre, visant à exterminer
en priorité les populations
arméniennes des vilayets orientaux,
le terroir historique, tandis
que les opérations d’élimination
des populations juives se sont
étendues au fur et à mesure de
l’avancée de la Wehrmacht vers
l’est et le sud-est. Autrement dit,
il s’est agi d’un génocide « interne
» dans le premier cas et d’un
génocide par extensions successives
dans l’autre, dépendant des
succès militaires allemands.
Le génocide des Tutsis du
Rwanda se distingue des deux cas
précédents puisqu’il a été perpétré
dans un contexte de guerre civile
presque permanente depuis
le début des années 1990. Cependant,
si des massacres ou pogroms
ont été commis durant les décennies
précédant le génocide, ce
n’est que dans les années 1990-
1994 qu’une radicalisation a été
perceptible au sein même du parti
unique, le MRND, officiellement
incarné par le chef de l’État, Juvénal
Habyarimana, mais dans les
faits contrôlé par le Réseau zéro,
constitué de radicaux hutus, originaires
du Nord, civils et militaires,
proches de la belle-famille
présidentielle, opposé à toute évolution
démocratique au Rwanda.
Son action s’exprimait à travers
ses « escadrons de la mort », qui
commettaient des assassinats
politiques
et des massacres destinés
à entretenir et à renforcer
les haines ethniques, ces crimes
étant conçus comme de « justes
punitions » à administrer.
Le système politique
autoritaire
La mise en œuvre d’un génocide
paraît, jusqu’à preuve du
contraire, inconcevable dans un
pays démocratique. Il survient
quand l’État se retrouve dominé
par un système autoritaire, à parti
unique. Les régimes dirigés par
les Jeunes-Turcs, les nazis et le
Hutu Power étaient tous trois
marqués par un racisme et une
xénophobie s’exprimant sans
aucune
retenue, ayant contribué
à préparer leur opinion publique
majoritaire à la destruction de
leurs voisins.
Les études les plus récentes
montrent que le partage du pouvoir
est, dans ces systèmes totalitaires,
une ligne rouge, le groupe
dominant refusant de se dessaisir
de ses prérogatives et de ses
privilèges ou même de les partager.
Pour les Arméniens et les Tutsis,
la lutte armée ou politique
menée pour obtenir des droits civils
égaux a également été un élément
nourrissant les radicaux du
parti unique, ces demandes leur
apparaissant comme illégitimes.
Certains chercheurs ont même
associé la « révolution » à la guerre
comme éléments déterminants
des génocides, en insistant notamment
sur l’arrivée au pouvoir des
Jeunes-Turcs et des nazis.
Ces génocides se caractérisent
également par le fait qu’ils sont
décidés par le parti politique dominant
ou, plus exactement, par
sa direction, constituée le plus
souvent d’un premier cercle
d’une dizaine de personnes. Dans
les trois cas examinés, ce sont
aussi des membres de la direction
du parti qui supervisent
directement
les opérations d’extermination,
menées par des
groupes paramilitaires directement
rattachés au comité central
du parti – l’administration
comme l’armée apportant
leur
concours à la planification et à
l’organisation des déportations
et des massacres. Ces milices,
dirigées
par des cadres militaires
du parti, recrutent des membres
dont les motivations ne sont pas
toujours idéologiques, les liens
claniques ou de dépendance, ainsi
que l’appât du gain, jouant un
rôle non négligeable. Dans tous
les cas, les ressources de l’État
sont mises à contribution.
Ces membres du noyau dur du
régime étaient les détenteurs de
tous les pouvoirs, qu’ils considéraient
comme leur propriété
exclusive,
phénomène qu’on observe
parmi les cadres jeunes turcs
entre 1908 et 1918 et parmi
les notables du parti nazi dès 1933,
l’acquisition de propriétés immobilières
ou de biens culturels des
groupes ciblés étant, dans les trois
cas, un privilège acquis. Autour
de ces élites gravitait également
une population de notables locaux,
avide d’accaparer les biens
des victimes, qui a adhéré à cet
effet à la politique d’extermination
décidée par le parti dominant.
Dans les cas arménien et
tutsi, il existe en outre un enjeu
territorial et, dans les trois cas,
l’obsession de construire un
État-nation « purifié » de ses « scories
malfaisantes ».
La déshumanisation
des victimes
L’usage d’un vocabulaire commun,
dans lequel les termes de
« microbe » ou d’« insecte » sont
omniprésents, s’observe en Turquie,
en Allemagne et au Rwanda
pour évoquer les victimes. Cette
rhétorique à connotation biologique
soutient le racisme :
autrement
dit, il est légitime d’exterminer
ces « êtres pervers » qui
doivent être exclus du corps
social.
Dans les trois cas, l’opposition
s’est trouvée annihilée ou
marginalisée. Dans les cas ottoman
et rwandais, on observe surtout
une participation active
d’une large frange de la société,
si bien qu’on qualifie aujourd’hui
ces génocides de « génocides de
voisinage
».
Le déni et le négationnisme
Le déni du génocide est imposé
d’emblée par le régime qui l’a
perpétré. Par glissements successifs,
il se transforme au fil du
temps en négationnisme avec,
dans les cas extrêmes comme
celui
de la Turquie contemporaine,
une politique d’État associant
son système éducatif et ses
réseaux diplomatiques ou encore
l’héroïsation des génocidaires,
dont les noms sont donnés à des
rues ou à des établissements scolaires.
Dans les trois cas, certains
cercles politiques étrangers sont
mis à contribution pour travestir
les faits, les relativiser ; les
réseaux
universitaires nationaux
ou internationaux sont approchés,
parfois subventionnés sous
forme de « bourses » de « recherche
» destinées à accréditer
les thèses officielles. Les réseaux
sociaux sont également inondés
de ces « vérités » et contribuent
à populariser les thèses négationnistes.
La mémoire des « justes »
Face à cette institutionnalisation
du révisionnisme, les défenseurs
des droits de l’homme, certains
cercles d’opposition, des descendants
des victimes et des universitaires
rappellent que des
« justes » se sont opposés à ces violences
de masse en sauvant des
voisins au risque de leur vie. Il
s’agit notamment de donner en
exemple aux jeunes générations
des modèles éthiques autres que
ceux des criminels qui continuent
à être honorés. Cette pédagogie,
que des militants courageux nourrissent
quotidiennement au
risque de leur propre liberté,
constitue un barrage moral.