Fiche du document numéro 33438

Num
33438
Date
Lundi 31 juillet 2000
Amj
Auteur
Fichier
Taille
34617
Pages
3
Urlorg
Titre
Le Rwanda recense ses morts
Sous titre
L'opération de décompte des victimes du génocide s'achève aujourd'hui.
Nom cité
Lieu cité
Lieu cité
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Kibuye envoyé spécial.

Six ans après le génocide de 1994, les rues de Kibuye sont un musée à ciel ouvert des cent jours de tueries qui ont meurtri la région. Sur les hauteurs de la ville, la masse de briques de l'église Saint-Jean n'abrite plus de messe. Une stèle rappelle que 11 400 personnes ont été tuées, ici même, dès les premières semaines de massacres. En contrebas, un grand hôtel aux volets clos se délabre. Son propriétaire était l'un des maîtres d'œuvre des assassinats. Dans le centre, le stade fut un abattoir, et les écoles ont servi d'antichambres de la mort. A chaque coin de rue, on bute sur des hommes en pyjama rose, l'uniforme des détenus de la prison de Kibuye, employés à des travaux de force. Tous anciens voisins, parents ou amis des habitants de la ville, et accusés pour la plupart d'avoir participé au génocide.

Estimations hasardeuses



Mais, au-delà de l'impression étouffante d'arpenter un Conservatoire de la mort, certains éléments font encore défaut pour écrire l'histoire exacte du génocide. Combien de victimes a-t-il fait, et qui étaient-elles ? La question vaut pour l'ensemble du pays, où des estimations parfois parfaitement hasardeuses font flotter le chiffre des victimes entre 500 000 et un million de personnes. Le seul travail de quantification précise, à ce jour, a été réalisé par Ibuka (Souviens-toi), la principale association de rescapés du génocide. Il y a deux ans, au terme de plusieurs mois de travail, ses enquêteurs ont pu publier un document de mille pages. Dans ce « dictionnaire » nominatif des victimes du génocide en préfecture de Kibuye figurent près de 60 000 noms de disparus. On y découvrait, fait vertigineux, que les quatre cinquièmes des victimes avaient été tuées en moins d'un mois, à la machette pour plus de la moitié d'entre elles. Mais aussi, que le nombre total de morts était sensiblement en deçà des estimations pour cette région. Alors, pour lever tous les doutes, un recensement national des victimes a été lancé le 17 juillet et se termine aujourd'hui.

Techniquement, qu'y comptabilise-t-on ? Au premier chef, les Tutsis tués pendant le génocide. La loi rwandaise a choisi d'en étendre la durée du 1er octobre 1990, date du début de la guerre civile dans le pays, jusqu'au 31 décembre 1994. Sont également comptabilisés tous ceux --­ Hutus, membres de l'ethnie Twa ou même étrangers ­-- qui furent tués au cours de cette période, à la condition impérative que leur mort soit liée à celles des Tutsis. Si cette définition est parfaitement discutable du point de vue du droit international, le décompte des âmes mortes, selon Népomucène Rugemintwaza, chargé de la coordination du recensement au ministère des Affaires locales, n'a pas seulement vocation historique : « Il s'agit de dénombrer les victimes et d'identifier les régions du Rwanda où elles sont le plus nombreuses, afin d'y construire des mémoriaux et de permettre à la Commission nationale d'unité et de réconciliation de venir y travailler.» En additionnant toutes les victimes du génocide tutsi, quelle que soit leur origine, le recensement, estime-t-on officiellement, imposera peu à peu l'idée que les Rwandais n'appartiennent désormais plus qu'à « l'ethnie rwandaise ».

Parfaitement méritoire, cette ambition se heurte pourtant à la réalité. Dans un quartier de Kibuye, commune de Gitesi, l'un des 1 600 trop rares recenseurs déployés dans le pays arpente la colline à la recherche des survivants et des morts. Aux survivants de dresser des listes familiales. Pour les autres, il s'agit de trouver, dans l'enchevêtrement des maisons, les minuscules terrains vagues qui signalent les habitations détruites au cours des massacres et d'y interroger les voisins. Quelque part dans ce labyrinthe, trois femmes écossent des haricots, assises sur le sol. Plus aucun Tutsi ne vit dans ce quartier populaire. Les rescapés sont partis, généralement pour s'installer dans la capitale, Kigali. Alors, c'est aux voisines de recenser les disparus. A mi-voix, les écosseuses entament un décompte précautionneux de voisins morts, fantômes des maisons détruites alentour.

Quel pardon ?



L'arrivée d'une femme en pagne fait mourir leurs voix timides. On a reconnu Marie-Chantal, l'une des rescapées. Elle arrive de Kigali. On l'asseoit sur une chaise et elle entame à son tour la litanie des disparus. La colonne des noms s'allonge, vieillards, parents, enfants, bébés. Un étrange dialogue se noue entre les femmes, assises par terre, regards perdus dans le vide, et Marie-Chantal, sur sa chaise. « Quel âge avait Faustin, déjà ? Et comment s'appelait son dernier fils ?» Plus tard, une fois les fiches remplies, Marie-Chantal s'en va, glissant un au revoir à l'oreille des voisines. A l'écart, entre deux haies d'épines, elle murmure : « Je suis revenue une fois, déjà, et toutes ensemble, nous avons discuté, beaucoup pleuré. Nous étions très liés à cette famille, même si nous sommes Tutsis et eux, Hutus. Elles m'ont appris avec beaucoup de précision quand, et comment, les gens de chez moi sont morts. Elles étaient sur place, n'est-ce pas ? Elles n'ont protégé aucun des miens. J'ai choisi de leur pardonner. Je sais que le père, les fils, ont participé à des massacres, ailleurs sur la colline. Ensuite, ils ont fui au Congo où ils ont trouvé la mort, à ce que l'on dit. Maintenant, excusez-moi, je dois rentrer à Kigali.» Tandis qu'elle s'éloigne, un autre rescapé, venu lui aussi pour le recensement, a ces paroles terribles : « Pardonner ? Elle est comme nous tous. Aujourd'hui, elle pleure, mais qu'elle rencontre les meurtriers de sa famille, et je peux vous assurer qu'elle ne songera qu'à se venger. On parle de réconciliation, mais il n'y a que la peur, la méfiance. Personnellement, je sais parfaitement que notre ancien voisin n'a pas de sang sur les mains. Mais, lorsque je viens lui demander où mon père a été tué, afin de retrouver ses ossements et lui donner une sépulture, il refuse de me le dire. De peur, justement, d'être accusé d'en savoir trop pour être innocent.»

Méfiance



Le décompte, en réalité, risque donc de souffrir d'un handicap majeur, celui du non-dit. Un responsable communal chargé du recensement, à Kigali, l'admet à contrecœur : « C'est une opération très difficile. Nous essayons de mettre les gens dans l'ambiance, pour leur inspirer confiance et obtenir la vérité. Mais, cela n'est pas toujours possible. Vous tombez sur une famille complètement exterminée. Que faire ? Il faut se faire aider des voisins, mais il arrive que ceux-ci refusent obstinément de parler.» Alors, sur les fiches des recenseurs s'alignent des familles tutsies, dont les membres rescapés ont pu croiser le chemin des recenseurs, mais l'ombre s'étend sur les lignées évanouies ou sur les Hutus dont les parents, par crainte, négligent de venir reporter les noms.

Signe de cette méfiance, dès l'annonce du recensement à la radio, des Hutus ont fui vers la Tanzanie, redoutant que le dénombrement des victimes s'accompagne d'une série d'arrestations. Impression renforcée par le déni, dans le même temps, des crimes de guerre du FPR, le parti tutsi qui a remporté la guerre civile en 1994 et détient depuis le pouvoir. Comme le remarque un membre d'une association de protection des droits de l'homme de Kigali : « Il n'est toujours pas question de dénombrer les victimes des crimes commis par le FPR, au Rwanda, d'abord, puis au Congo, ensuite. Quitte à vouloir régler les problèmes du Rwanda, il aurait été bon de le faire de manière à convaincre la population que la page est tournée, que l'impunité des uns, comme celle des autres, a pris fin.»
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024