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Kigali, envoyée spéciale.
L'idée fait son chemin à la tête de l'Etat, qui doit composer entre l'esprit de vengeance, une indispensable catharsis et de faibles moyens. Elle s'est affirmée lors de la conférence internationale sur le génocide rwandais organisée début novembre à Kigali par les autorités : il faudra se résoudre à ne pas juger tout le monde. «Il faut l'expliquer aux gens : on ne pourra juger 1 million de personnes. Les groupes de travail de la conférence ont recommandé de s'en tenir à 5 000. Le gouvernement paraît l'avoir accepté», indique Lee Woodyear, du Haut-Commissariat de l'ONU aux droits de l'homme à Kigali.
Quinze mois après les massacres, les rescapés continuent de fouiller à mains nues les fosses communes dans l'espoir d'y retrouver, parmi la fange et les ossements, les restes de leurs proches. Des hommes en ressortent, un lambeau d'étoffe entre les doigts : «La jupe de ma belle-sœur», explique l'un d'eux.
Plus d'un demi-million de Tutsis et de Hutus modérés ont été tués d'avril à juillet 1994 par leurs voisins, amis, collègues et par les autorités chargées de les protéger. Le minuscule Rwanda, mouchoir de poche plié au cœur de l'Afrique, fait face à un défi disproportionné : rendre justice aux survivants et punir les bourreaux avec un système judiciaire en ruines. «Purger les passions», estime un haut responsable rwandais, en sachant qu'il faudra un jour réapprendre à cohabiter.
Déjà, 58.000 détenus croupissent dans des prisons ou des cachots conçus pour 11.500 prisonniers, sans mandat ni dossier pour la plupart. «Les gens savent bien que pour déposer plainte il faut s'adresser au parquet. Mais pour aller plus vite ils se tournent vers l'armée pour obtenir l'arrestation des génocidaires», explique le procureur de Butare, Célestin Kayibanda.
Sept nouveaux centres de détention ont été ouverts, théoriquement pour désengorger les prisons existantes. Mais les locaux encore vides font craindre que de nouveaux accusés ne viennent les remplir bientôt. L'ancien ministre de la Justice Alphonse-Marie Nkubito (limogé en août) estimait, quand il était encore aux affaires, que près de 40% des détenus avaient été arrêtés sans indice sérieux de culpabilité. «Si les 12 tribunaux de première instance recommençaient demain à fonctionner, ils mettraient quatre ans à juger les personnes actuellement détenues», calcule son successeur, Marthe Mukamurenzi. Aujourd'hui, le Rwanda peut compter au total sur 29 juges. «Ici, j'en avais 4, moins un récemment abattu par balles, pour 11.700 détenus en attente de jugement sur la préfecture», précise le procureur de Butare.
Dans ses bureaux, les chemises vert pâle s'entassent jusqu'au plafond, mais quels dossiers... Célestin Kayibanda en attrape quelques-uns : un procès-verbal où le nom du plaignant et celui du prévenu ont été intervertis. Dans un autre, ce sont les dépositions de l'un et de l'autre qui se chevauchent.
Pourtant, la logistique n'est qu'une facette, évidente et dérisoire parfois, du défi lancé à la justice rwandaise. Dans une société minée par la peur et la suspicion, personne ne veut être le premier à s'attaquer au génocide.
«Quand j'ai terminé de dispenser une formation de greffier, au moment des affectations, la plupart de mes élèves se sont écriés : "En tout cas, pas chez moi"», raconte un vice-président de la Cour suprême, Jean Kanubana. «Quand quelqu'un est arrêté, pour le commun des mortels il est condamné.» Un éminent juriste, en délicatesse avec les autorités, cite le cas d'un juge de Cyangugu (sud-ouest) arrêté sur dénonciation puis libéré : l'homme s'est livré à l'armée quarante-huit heures plus tard pour être de nouveau incarcéré, craignant au dehors pour sa vie.
La situation exige donc de trouver des palliatifs au système traditionnel, une juridiction d'exception sans doute, ainsi que la conférence sur le génocide l'a laissé entendre. «La sérénité plie devant la passion», explique ce juriste qui redoute «une justice des rescapés» et regrette que les autorités aient rejeté le mois dernier, après l'avoir agréée, la proposition des Nations unies d'envoyer une cinquantaine de juristes étrangers au Rwanda.
Parmi les formules envisagées lors de la conférence, celle d'un procureur spécial directement responsable devant le Parlement. Sont également proposées l'instauration du plea bargaining, où les petits exécutants aident à débusquer les plus gros en échange de remises de peines et la création d'une commission vérité, devant laquelle l'accusé pourrait reconnaître les charges et faire acte de contrition... Il a même été évoqué de faire appel aux gachacha, ces conseils des sages qui siégeaient autrefois sur chaque colline pour trancher les litiges mineurs. «Le problème, c'est que des sages il n'en reste plus beaucoup», ironise Célestin Kayibanda.
Le procureur de Butare s'interroge encore : «J'ai ici un homme accusé par la population d'avoir tué son beau-frère. Or, l'épouse rescapée défend son frère. Doit-on condamner quand la victime ne se plaint pas ?»
«Celui qui tient une machette sait que la tête tombe quand il frappe. Celui qui accompagnait les tueurs, même s'il dit qu'il y était forcé, était quand même de l'expédition. Il faut absolument le punir», martèle le père hutu André Sibomana dont le diocèse de Kabgaye, au centre du pays, a été le théâtre d'épouvantables massacres. «La loi rwandaise est très sévère et prévoit la mort, même pour les types aux barrières (les barrages des miliciens hutus)», fait valoir le vice-président de la Cour suprême. «Imaginez mille exécutions à un endroit, mille ailleurs, quelle hécatombe ! Les gens vont se lasser...» Il reprend : «Il faut juger en songeant que nous devrons vivre ensemble. Sans transformer le pays en cimetière, ni en une immense geôle.»
Il est difficile d'imaginer que les exécutants seront condamnés à mort au Rwanda, quand le Tribunal pénal international créé par les Nations unies, qui s'est officiellement installé le 1er novembre à Arusha, en Tanzanie, ne prononcera au maximum que des peines de détention à perpétuité contre ceux, réfugiés à l'étranger, qui ont planifié et organisé les massacres. La raison commande donc d'établir avant tout un barème des peines, d'uniformiser les sanctions et de les faire accepter à la population, estime Lee Woodyear. «Sinon les gens vont attaquer les prisons.»
Si cette conférence visait surtout à gagner du temps, comme le suspectent quelques observateurs et participants, c'est peut-être que la justice rwandaise ne pourra se mettre au travail que dans le sillage du Tribunal international, par effet d'entraînement, tant la matière est délicate.