Citation
Nyamata, envoyé spécial.
Pour accéder à la maison de Jeannette, on emprunte une piste rouge et boueuse qui traverse, au niveau de la rivière Nyabarongo, une immensité de marais. C'est ici, immobile entre les roseaux infestés de moustiques, avec de la vase jusqu'au cou pendant quatre jours, que Jeannette a survécu au génocide. Puis la piste débouche sur la grande rue de Nyamata. De là, on disparaît sur des chemins dans une brousse sauvage parsemée de maisons délabrées. A l'endroit d'un bosquet de palmiers que seule Sylvie, l'assistante sociale et notre guide, peut reconnaître, on continue à pied sur un sentier jusqu'à une palissade de feuilles de palmiers.
Lopin de maïs
En ce début d'après-midi, Jeannette sommeille sur une banquette de bois recouverte d'une couverture poussiéreuse. Elle se repose parce qu'elle a sarclé un lopin de maïs toute la matinée sous un soleil tropical, entrecoupé d'averses diluviennes. Sa cousine Chantal l'a remplacée dans les champs. Ses petites sœurs, Marie-Claire et Vanessa, ne sont pas rentrées de l'école. Wali, un cousin, est assis à terre, silencieux. Il se tient la tête d'une main, comme s'il réfléchissait ou souffrait de migraines. Il est ainsi depuis trois ans et demi.
Jeannette Ayinkamiye habite une maison prêtée par un oncle, qui lui-même vit sur une parcelle de l'autre versant de la butte. La maison est rectangulaire. Trois murs sont en torchis, le quatrième en bâche de plastique fournie par une ONG. Le sol est en terre battue, et la toiture en tôle ondulée. Les planches qui servent de portes et de fenêtres empêchent la lumière d'entrer, mais pas l'humidité ni les vents coulis. Jeannette vit ici depuis juin 1994. Elle a 16 ans, sa cousine Chantal 17 ans. Elles «grattent» dans les champs six jours par semaine. Le dimanche, Chantal se rend à l'église pentecôtiste, Jeannette et ses sœurs à une église catholique. Elles travaillent une partie du temps sur des parcelles délaissées de la brousse pour cultiver du maïs, du sorgho, des bananes plantain qui nourrissent la famille ; une partie du temps chez des voisins pour gagner «des petits sous» qui leur permettent d'acheter de l'huile, du sel et du savon au marché.
Familles sans parents
Cette maisonnée n'est pas un cas exceptionnel, puisque Sylvie a recensé 276 familles vivant de la sorte, sans parents, dans la sous-préfecture de Kanzenze, dont fait partie la bourgade de Nyamata, à une quarantaine de kilomètres au sud de la capitale Kigali. Sur le territoire rwandais, plus de 40 000 familles, de quatre ou cinq enfants en moyenne, vivent ainsi sans parents, selon une étude supervisée par l'Unicef en plus des dizaines de milliers d'orphelins recueillis dans les institutions ou les familles d'accueil, ou vivotant dans les rues des villes. Mais tous ces enfants n'ont pas la chance de Jeannette et de Chantal.
Dans la brousse de Byumba, une famille de six enfants a retrouvé la maison de leurs parents. L'aînée, Isabelle, 17 ans, s'occupe de trois petites sœurs et deux petits frères, dont le père a été tué à coups de machette et dont la mère est morte d'une maladie des voies respiratoires, qui souvent, en Afrique, suggère le sida. Mais leur maison est convoitée par une tante, car, selon le droit coutumier, à la mort d'un couple, sa propriété est partagée dans la famille élargie. Selon ce droit, une assemblée de voisins devrait trancher le litige, mais tous les voisins ont été tués, et le nouveau bourgmestre de l'endroit n'a pas encore eu le temps d'étudier le dossier.
Isabelle et son frère cadet dépensent donc autant d'énergie à affronter l'âpreté de la tante que le soleil dans la sécheresse des champs. Juvenal Rubaysa, spécialiste de la localisation des familles dispersées, explique : «En général, ces enfants rencontrent beaucoup plus d'entraide et de compréhension de la part de voisins, quelles que soient leurs origines, que de leurs familles élargies, qui presque toujours, à cause de la pauvreté, tentent de récupérer leurs terres et leurs biens.»
Gigantesque cortège du retour
A Kibuye, une fille et trois garçons d'une famille ne rencontrent pas ce problème, car leur maison a été détruite pendant la guerre. Eux ne sont pas des rescapés du génocide. En mai 1994, ils ont suivi leurs parents en fuite dans l'immense flot qui s'est réfugié au Congo-Kinshasa. Leur père est en prison. Leur mère est morte de maladie dans un camp de la région de Goma. Deux ans et demi plus tard, les quatre enfants ont suivi le gigantesque cortège du retour. Naturellement, ils sont revenus dans leur village, où ils vivent désormais sous une tente humanitaire, sur la parcelle familiale, que les deux aînés cultivent pour nourrir les plus jeunes. Sylvie, l'assistante sociale qui parcourt les palmeraies à leur recherche, personne de confiance, explique : «Beaucoup d'enfants sont revenus du voyage ou de Tanzanie, sans leurs parents, tués, perdus dans la panique, ou qui craignent de rentrer. Mais ces enfants, sauf ceux qui ont participé au génocide, car des garçons de 14 ou 15 ans, parfois plus jeunes encore, ont tué lors du génocide ; sauf ceux-là, les autres ne souffrent pas d'injustice à cause de leurs origines. Au contraire, dans les associations d'enfants que nous commençons à créer, nous constatons une solidarité plus facile chez eux que chez les adultes. Ils se disent des choses qu'ils ne nous disent plus.» Elle ajoute : «Mais ceux qui ont voyagé au Zaïre sont partis si longtemps, ils ont vu trop de choses, souvent ils ont plus de mal à remettre leurs pieds sur la terre.»
Exil au Burundi
Sylvie Umubyeyi s'est installée à Nyamata un peu par hasard. Miraculeusement rescapée du massacre de Butare, après un exil au Burundi, elle retournait chez elle quand elle a rencontré un Américain, Dominique Philippon, chef de mission de World Vision. «Il m'a proposé un travail, alors je suis restée.» A Nyamata, comme Sylvie, neuf personnes sur dix ne vivaient pas ici avant la guerre. Nyamata est une petite bourgade alanguie autour d'une grande rue de terre, bordée de boutiques vert et brun, et de salon de coiffure bruyants. Le marché se tient sur un terrain vague peuplé de chèvres, comme le stade de foot.
Catacombes en béton
Dans la commune de Nyamata, deux églises abandonnées servent de mémorial. Dans celle de Nyamata, des catacombes en béton ont été construites derrière le bâtiment, où sont rangés méticuleusement des casiers en bois remplis de tibias, de bassins ou de crânes de centaines de victimes. Dans l'église du hameau de Ntarama, le secteur de la maison de Jeannette et Chantal, les corps ont été laissés tels quels sur le sol au moment de la mort. Les squelettes gisent dans leurs lambeaux de vêtements, allongés et recroquevillés, dans l'église ou alentour. Seules une clôture, une pancarte commémorative, des toitures pour ceux de dehors, marquent l'endroit. Là, plus de 5 000 Tutsis qui avaient cru à l'inviolabilité d'une église désertée par ses prêtres ont été assassinés, le 7 avril 1994, en quelques heures, à la massue, à la machette, au couteau, dont certains sont encore figés dans les os, par une horde d'Interhamwe hutus des environs. Mais ce n'est pas là que sont morts les parents de Jeannette, qui dit : «ça ne me fait pas plus triste de me souvenir à voix haute, alors ça ne me gêne pas de vous en parler.»
Son souvenir est nécessaire pour entrevoir sa vie et pour comprendre le Rwanda d'aujourd'hui. Elle raconte : «Avec maman, nous sommes parvenues à nous enfuir dans les marais. Papa avait déjà été coupé, mais personne n'a jamais su où. Les tueurs ont attrapé ma mère. Ils lui ont coupé les deux jambes avec des machettes, puis le cou. Elle a attendu deux heures pour mourir. Moi, je n'ai rien vu, parce que j'étais cachée dans l'eau du marais. Mais Vanessa et Marie-Claire étaient à côté d'elle.» La première a été blessée à la cheville à coups de machette, la seconde à la tête d'un coup de massue, mais les tueurs ne les ont pas achevées. Après deux mois dans les roseaux, avec des blessures infectées, les filles sont sorties du marais.
Elles ont rencontré Chantal Mukashema dans la brousse, et ensemble elles ont décidé de s'installer dans la maison sans toit à l'époque de l'oncle. Puis elles ont recueilli le cousin Wally, qui déambulait entre les bananeraies comme un zombi. Sylvie intervient en douceur : «Elles sortaient d'une misère où elles ne savaient même plus ordonner leurs idées. Elles étaient si petites à l'époque. Mais, voyez, pour elles, la vie peut recommencer.» Jeannette précisera plus tard : «Vanessa avait vu les meurtriers de maman. Un jour, elle en a reconnu un dans le camp de transit des réfugiés qui revenaient du Zaïre. Un garçon de Kayumba, le secteur d'à côté. Elle l'a dénoncé.» Depuis, ce jeune homme, meurtrier présumé, fils de pasteur lui-même en fuite, croupit dans le cachot communal de Nyamata, sans espoir de jugement prochain.
Familles vulnérables
A Nyamata, le restaurant se nomme Au bon coin de la fraternité. Le salon de coiffure s'appelle la Confiance, la boulangerie Au bon pain quotidien, le centre culturel Bienvenue. Le bourgmestre est un très jeune cadre dynamique. Les trente personnes de World Vision organisent des centres de formation, couture et menuiserie pour l'instant, coiffure et maçonnerie prochainement, qui réunissent une quarantaine de jeunes, ils fournissent outils et semences aux familles vulnérables, tentent de calfeutrer les maisons. Mais le souvenir est indélébile.
Jeannette a les cheveux courts, ne porte aucun bijou, elle est vêtue d'un boubou incolore, recouvert d'un anorak de Nylon. Un seau, une cuvette, un tonneau, des planches constituent le mobilier de la maison. Une chèvre et une poule son unique patrimoine. Une icône écaillée décore le mur de torchis. Un plateau d'arachides et une casserole de bananes feront le dîner du soir, dehors sous les palmes. Jeannette dit : «Le problème est que nous n'avons pas encore assez de force pour gratter la terre comme il faudrait.» Elle était en cinquième classe l'année de la guerre. Depuis quatre ans, Jeannette, Chantal, Marie-Claire, Vanessa et Wally n'ont fêté aucun anniversaire, ni Noël. Jeannette dit : «Une fête, ça coûte de trop.» Elle occupe ses loisirs à se reposer. Parfois, elles chantent toutes ensemble des chansons d'école, «préparent le manger en riant». Elles ne se disputent jamais, «parce qu'elles ne trouvent plus comment», dit-elle. Quand on lui demande si elle espère un jour former sa propre famille, Jeannette rit et dit : «Vraiment, je n'avais encore jamais pensé à ça. Je ne suis plus à l'aise avec la vie. Je n'arrive plus à réfléchir derrière le présent.»