Au troisième jour du procès, au cours duquel plusieurs experts ont déjà été entendus, Fébronie Muhongayire peut enfin venir témoigner.
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On a attendu longtemps ce moment", déclare-t-elle en introduction. "
Ce n'est pas une mince affaire, c'est très, très lourd", confie cette assistante sociale, également chercheuse en anthropologie, qui vient tout juste de prendre sa retraite.
Ce dossier est le plus ancien instruit en France, en vertu de la compétence universelle de la justice française, sur des faits liés à ce génocide qui a fait plus de 800.000 morts entre avril et juillet 1994. La première plainte le visant, qui a déclenché l'ouverture d'une information judiciaire, a été déposée à Bordeaux en 1995.
Le couple, marié depuis 44 ans, vit dans le sud-ouest de la France depuis 1994 : elle avait rejoint l'Hexagone en février de cette année-là pour un projet de recherches, soit deux mois avant le déclenchement des massacres. Lui était resté dans leur pays avec leurs trois enfants jusqu'au 22 juin, date à laquelle il avait pu fuir et rejoindre l'ex-Zaïre, devenu depuis République démocratique du Congo, avant de la rejoindre en septembre.
"Gratitude"
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C'est un moment que je prends avec gratitude, parce qu'enfin on va mettre un peu de lumière sur les mensonges déversés sur lui et que toute la famille a subis", espère cette femme de 67 ans, vêtue d'une élégante robe en wax bleu et ocre.
Son mari comparaît notamment pour génocide et crimes contre l'humanité et encourt la réclusion criminelle à perpétuité. Il est soupçonné d'avoir contribué à la rédaction d'une motion de soutien au gouvernement intérimaire institué après l'attentat contre l'avion du président hutu Juvénal Habyarimana, qui a encouragé les tueries.
On lui reproche aussi d'avoir mis en place des barrières et des rondes au cours desquelles des personnes ont été interpellées avant d'être tuées, et d'avoir détenu la clé du bureau de secteur de Tumba, où étaient enfermés des Tutsi, avant d'être exécutés.
Il conteste les accusations, faisant par exemple valoir que le bureau de secteur servait au contraire de "
refuge" à ceux qui fuyaient les massacres.
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Je suis Tutsi de naissance, mais administrativement Hutu", raconte à la barre Fébronie Muhongayire, expliquant que lorsque les cartes d'identité avaient été instituées au Rwanda, son grand-père y avait inscrit qu'il était Hutu pour éviter des problèmes, les antagonismes entre Tutsi -- qui représentaient traditionnellement l'élite -- et les Hutus étant fréquents.
Pour autant, ses origines ne font pas de mystère. Et "
chaque fois que j'étais attaquée, j'ai été attaquée" parce que désignée "
comme Tutsi", affirme-t-elle.
Au moment des tueries, alors qu'elle se trouve à des milliers de kilomètres de là, elle s'inquiète pour sa famille. "
J'étais décharnée, j'avais maigri, en fait je craignais pour mon mari et mes enfants", relate-t-elle, des sanglots dans la voix.
Pour autant, elle dit ne pas avoir compris d'emblée que les massacres visaient spécifiquement les Tutsi, pensant que les assassinats concernaient aussi "
les personnes qui étaient dans l'opposition".
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Chez les tueurs, il y avait des Tutsi qui tuaient d'autres Tutsi", lance-t-elle un peu plus tard, suscitant l'agitation du côté des avocats des parties civiles. "
Il y a une généralisation (consistant à) rejeter sur tous les Hutus le génocide alors que parmi eux, il y a des héros qui ont sauvé des Tutsi", affirme-t-elle encore de façon véhémente.
Interrogée sur les accusations lancées contre son époux, elle avance la thèse d'une vengeance, voire d'"
une chasse aux intellectuels hutu".