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« Inexcusable », « inadmissible », « incompréhensible », « choquant », « écœurant » : les mêmes qualificatifs, souvent, reviennent. Et puis le silence, comme signe d'embarras. Les juifs de France ne cachent pas le trouble qui s'est installé après l'intervention télévisée du chef de l'Etat, le 12 septembre, sur France 2. Dans ou hors la communauté stricto sensu, pratiquants ou non, séfarades ou ashkénazes, à droite et, bien sûr, plus encore à gauche, le malaise est certain chez celles et ceux que la France de 1940, par leur origine, ne peut laisser indifférents.
Difficile d'entendre ainsi « l'ami d'Israël » -- le premier chef d'Etat français à prendre la parole à la Knesset en 1982 --, l'homme qui s'était rendu à la synagogue de la rue Pavée après l'attentat de la rue des Rosiers et à la grande manifestation qui avait suivi la profanation de Carpentras, avouer sans regret son passé pétainiste. Difficile de voir celui qui s'est voulu le garant de la mémoire des enfants d'Izieu confirmer ses relations avec l'ancien secrétaire général de la police de Vichy, René Bousquet, et révéler qu'il avait fait pression pour ralentir le cours de la justice au titre de « la réconciliation nationale ». Cependant, le malaise est kaléidoscopique, parfois ambigu, toujours complexe.
Proférées trois jours avant Yom Kippour (le Grand pardon), les explications de M. Mitterrand ont d'abord provoqué colère et étonnement. Puis, une semaine ayant passé, la colère a laissé place à la tristesse et à la déception. Pour celles et ceux dont les familles ont connu l'inhumanité, une déception d'autant plus forte que l'homme, par sa fonction, était censé incarner justice et humanité.
« Je me souviens de mon père, en 1981, après l'élection présidentielle, il pleurait de joie », raconte cet enseignant lyonnais, fils d'un ancien prisonnier du fort de Montluc, les geôles de Barbie à Lyon, évadé des derniers convois vers Drancy. « J'ai voté deux fois pour Mitterrand », avoue-t-il, lui dont l'enfance a été « bercée par les histoires de pogroms, de camps, de ligne de démarcation ». Pour ce quadragénaire, qui se dit peu impliqué dans la communauté, mais « profondément enraciné dans une histoire, une culture, une famille », les désillusions sont d'abord venues sur le terrain politique. « Il avait enterré la gauche, il l'achève, dit-il. J'ai le sentiment d'avoir été grugé, mais je me console : je me dis qu'on ne s'est pas trompé d'histoire, qu'on s'est juste trompé d'homme. »
« Il aurait mieux valu qu'il se taise »
« Ce mauvais goût dans la bouche ! » s'exclame une commerçante de l'Est parisien, ashkénaze d'origine polonaise, qui, en pleine débâcle à gauche, vient pourtant de franchir le pas et d'adhérer au Parti socialiste par conviction et pour « reconstruire quelque chose. » « Cette douche froide ! Il aurait mieux valu qu'il se taise. Je cherche pour trouver... Mais c'est difficile. Alors je lis. Je lis tout ce que je peux lire. Pour trouver... » Trouver quoi ? Des excuses ? Un sens, une cohérence au parcours de l'homme qui instaura hier la commémoration de la rafle du Vel' d'hiv' et affirme aujourd'hui avoir en 1942 tout ignoré, jeune avocat et fonctionnaire de Vichy, des lois antijuives d'octobre 1940 et de juin 1941 ? « Plus l'affection est grande, commente Jean Kahn, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), plus la déception l'est aussi ».
Cependant, exceptée la virulente réaction de l'Union des étudiants juifs de France (UEJF), qui s'était battue voici deux ans pour que la présidence de la République ne fleurisse plus la tombe du maréchal Pétain -- « Il est choquant, dit-elle, d'entendre François Mitterrand dire qu'il ne savait pas les juifs frappés par le statut indigne en vigueur depuis 1940 » --, les hésitations de la plupart des représentants « institutionnels » de la communauté à engager le débat sur le passé vichyste de François Mitterrand sont, à l'évidence, la plus grande marque du malaise.
Avant de s'envoler vers Israël pour les fêtes de souccoth, le grand rabbin de France, Joseph Sitruk, tout en s'élevant contre « la banalisation éventuelle » du régime de Vichy, refusait de « juger l'homme et, encore moins, le président de la République ». « On a le sentiment que la charge est un peu trop lourde sur un homme seul, malade, en bout de course », confie Schlomo Malka, rédacteur en chef adjoint de la revue l'Arche, qui, lui aussi, s'interroge essentiellement sur la continuité des relations Mitterrand-Bousquet dans les années 80. « Il y a beaucoup de réticences, ajoute-t-il, à participer à cette curée. »
Ne pas se mettre « en porte-à-faux »
Ainsi, après avoir attendu les justifications de M. Mitterrand, le CRIF ne s'est finalement prononcé que sur les relations amicales du chef de l'Etat avec René Bousquet. Dans un communiqué, qui fait l'impasse sur le Mitterrand des années 40 et laisse poindre une certaine « réserve républicaine » à l'égard du chef de l'Etat, le CRIF s'interroge sur « la poursuite de liens amicaux ouvertement revendiqués avec un tel personnage » et s'indigne de « la décision délibérée de mettre un frein à l'action de justice », ce qui ne peut « que minimiser et banaliser l'action criminelle du gouvernement de Vichy ».
Pourquoi, alors, ne pas vouloir débattre de cette « jeunesse française »-là, celle de M. Mitterrand, en focalisant surtout sur les relations d'après-guerre avec Bousquet ? « C'est que condamner François Mitterrand, qui était sûrement à l'image d'une grande majorité de Français au début des années 40, propose Jean-Yves Camus, ancien directeur de la communication du consistoire de Paris, c'est condamner, d'une certaine manière, la société française. C'est comme mettre en porte à faux, aujourd'hui, les juifs de France et leur société. Les singulariser à nouveau. Ce qui n'ouvre pas beaucoup de perspectives... »
Cependant, nombreux sont ceux qui appellent au débat, au regard lucide sur la période, au titre de la mémoire. « Cela a été fait en Allemagne », indique Moïse Cohen, président du Consistoire de Paris. Pour beaucoup, d'ailleurs, comme l'explique David Kessler, ancien président du Mouvement des juifs libéraux de France (MJLF), « la question juive n'est pas au centre de cette affaire ». « Le statut des juifs, en 1940, observe le sociologue Schmuel Trigano, a isolé les juifs de la communauté nationale. Cette singularisation pose problème, car elle ne doit pas exonérer Vichy du reste. Le vrai débat porte non seulement sur Vichy et les juifs, mais aussi et surtout sur ce qui a présidé à la crise du concept de la citoyenneté sous Vichy. » Et certains d'affirmer qu'il est moins important de savoir ce que M. Mitterrand pensait des juifs, en 1942, que de savoir comment il pouvait servir un régime qui avait instauré un statut de citoyen de « seconde zone ».
« Le problème essentiel, renchérit Théo Klein, ancien président du CRIF, c'est de reconnaître enfin que la période de Vichy fait partie de l'Histoire de France, ce qui ne veut pas dire qu'il faille mettre tous les Français en accusation. Or, il y a un certain refus à voir cette période de l'Histoire débattue publiquement. C'est pourquoi, par exemple, le décret instaurant la commémoration de la rafle du Vel'd'hiv', le 16 juillet, est extraordinairement dangereux en laissant croire que Vichy, c'est les juifs. Alors que ce n'est pas que cela. »
Au titre de la mémoire
Le débat dépasserait, ainsi, la seule personne de M. Mitterrand. « A travers le parcours peu banal, mais qui risque d'être banalisé, d'un jeune pétainiste-résistant, estime Henri Hajdenberg, président de Renouveau juif, il apparaît que peu d'hommes et de femmes ont motivé leur entrée en résistance par les décrets antisémites de Vichy en 1940 et 1941 et par le sort des juifs. » Il ajoute : « L'extrême vigilance et la solidarité avec l'Etat d'Israël doivent s'en trouver renforcés. »
Aux yeux de plusieurs, le cas Mitterrand a donc surtout valeur d'exemple. « Son comportement est symptomatique des hommes de sa génération », estime Mickaël Moïse, le président de l'UEJF, qui avait organisé, en 1993, un « tour de France de la mémoire » dans les anciens camps français. « Ces hommes, explique-t-il, refusent de reconnaître qu'il y avait une continuité entre l'administration de la IIIe République, puis celle de Vichy, puis enfin celle de la IVe. Or, il n'y a pas eu d'épuration chez les responsables administratifs, les donneurs d'ordre. » D'où le constant appel du mouvement étudiant pour le procès de Maurice Papon, le seul haut fonctionnaire de l'époque encore en vie, responsable de la déportation de plus de mille six cents juifs de Gironde.
Dans l'attente, « ce sont comme des portes qui claquent sur des fantômes », dit Stéphane Trano, vingt-cinq ans, journaliste à l'hebdomadaire Tribune juive. Ce fils de la « génération Mitterrand » se souvient d'avoir découvert, adolescent, le génocide avec les images de Nuit et brouillard, d'Alain Resnais. Il évoque les non-dits qui furent ceux de son éducation, « pour ne pas étouffer ». « Ce qui n'excluait en rien la fidélité à la mémoire », précise-t-il. « On ressasse toujours la même chose. Je ne peux plus faire un pas dans une librairie sans buter sur Vichy et les juifs, ou le génocide. Il y a, en cela, quelque chose d'écrasant. C'est comme si l'on étalait quotidiennement mon histoire. Comme si être juif ne relevait plus ni d'un engagement, ni d'une tradition, mais du seul fait des crimes commis par d'autres. Or, je n'ai pas été élevé pour vivre éternellement un cauchemar ! »
« Il faut assumer l'histoire et ne plus trop en parler, relève sobrement M. Klein à propos de ce « passé qui ne passe pas ». « Car, quand on n'assume pas, on finit par ne plus arrêter d'en parler. »