L'homme, de grande taille, en costume, cravate et chemise blanche impeccable, se tient droit face à la présidente de la cour d’assises de Bruxelles. Séraphin Twahirwa comparaît libre et, micro dans la main droite, il commence à répondre à des questions générales : quand est-il né ? Qui sont ses parents, ses frères et sœurs ? Où a-t-il vécu ? Quelles études et formations a-t-il suivies ? La juge Isabelle De Saedeleer reste traditionnelle dans le cheminement de l'interrogatoire : on aborde en premier lieu le parcours de vie, ensuite les faits. L’accusé entame, en français, le récit de son enfance, un interprète se tenant à sa gauche, prêt à traduire les quelques mots qui seraient prononcés en kinyarwanda.
Twahirwa voit le jour dans la région du Bushiru, au nord du Rwanda en 1957. Il est l'aîné des six enfants que son père, un membre de la police nationale, a eu avec la première de ses trois femmes. Il arrête l'école en 5
e primaire (qui équivaut au CM2 en France ou 5th grade aux États-Unis), parce que sa mère n'a plus les moyens de payer les frais de scolarité. C’est avec une certaine émotion qu’il confie avoir dû mendier à cette époque-là. Vers l'âge de 13 ou 14 ans, il part à Kigali, la capitale, où vit désormais son père avec sa seconde épouse. Il intègre une école de menuiserie, apprend à jouer au basket-ball puis est engagé comme chauffeur au ministère des Travaux publics, de l'eau et de l'énergie – le Minitrape, comme on l’appelle au Rwanda. Mais alors qu'il effectue son premier jour de travail, il est impliqué dans un grave accident de la route. Grièvement blessé, il est emmené en Belgique où il est amputé de la jambe gauche sous le genou. Revenu au Rwanda quelques mois plus tard, il réintègre le Minitrape, cette fois comme aide magasinier.
Aucun lien avec les Interahamwe…
A la veille du génocide, Twahirwa est un homme marié et père de trois enfants, vivant dans une maison du centre de Kigali, précisément dans la cellule de Karambo, au sein du secteur de Gikondo. Le Rwanda est un État strictement quadrillé sur le plan administratif.
Lorsque la présidente aborde les années qui ont précédé le génocide, entre 1990 et 1993, l'échange devient moins limpide. Twahirwa admet avoir été un partisan du Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), le parti du président rwandais Juvénal Habyarimana, mais il conteste avoir fait partie des jeunesses du MRND, les Interahamwe, qui sont progressivement transformées, pendant ces années-là, en véritables milices civiles, armées et entraînées au combat. Des témoins à charge avancent que Twahirwa a été l'un des responsables d'expéditions punitives menées par des Interahamwe contre des Tutsis, dès 1990, à Gikondo. D’autres témoignages évoquent une centaine de miliciens qui auraient été sous ses ordres dès 1992.
«
Je peux vous dire, madame la présidente, que je n'étais pas actif parmi ces Interahamwe », réplique-t-il. En raison de son handicap physique, il n'en aurait pas été capable, ajoute-t-il. Quant à son surnom de «
président », qui ressort de certains témoignages, il n'est pas à mettre en relation avec un présumé statut de chef Interahamwe, mais avec le fait qu'il était jadis le plus doué au basket-ball dans son quartier, affirme-t-il.
… Ni avec la famille Habyarimana
Interrogé sur de prétendus liens de parenté avec Agathe Kanziga, l’influente femme de Habyarimana (président du Rwanda entre 1973 et 1994), Twahirwa dément. D'après des témoins, le père de l'accusé et celui de Kanziga ont été élevés sous le même toit, et étaient donc frères ou cousins. Selon d'autres, Twahirwa se vantait de ce lien de parenté avec la famille présidentielle et paraissait en effet protégé, notamment lorsqu'il avait été libéré, en juin 1993, juste après avoir été arrêté, suspecté dans une affaire de meurtre.
A la cour, Twahirwa affirme que cette parenté alléguée est une simple méprise entre son père et l'un des frères de l'ex-première dame, car ils portaient tous deux le même prénom et vivaient à deux kilomètres l'un de l'autre. Quant à sa libération rapide en 1993, il n'a pas d'explication. «
On m'a tout d'abord menotté et on m'a emmené au commissariat central. Le parquet est passé. Je suis allé au tribunal et mon avocat a plaidé », se souvient-il simplement.
Le 6 avril 1994 au soir, l'avion du président Habyarimana est abattu juste avant d’atterrir à Kigali, tuant tous ses passagers. L’attentat, dont la responsabilité n’a jamais été établie, est l’événement qui déclenche les assassinats d’opposants hutus et le génocide des Tutsis, dès le 7 avril au matin dans la capitale, puis à travers tout le pays, pendant trois mois. Pourtant, Twahirwa nie l'existence de « barrières » dans son quartier de Karambo à partir de cette date, ces barrages tenus par des civils et des Interahamwe contrôlant les identités des personnes et assassinant sur-le-champ ceux ayant la mention « tutsi » sur leur carte ou en ayant simplement l’apparence présumée. Selon l'accusation, c'est Twahirwa qui supervisait ces barrages, notamment celui du lieu-dit « cabine d'eau ». «
Il n'y avait pas de barrière à cet endroit, il n'y avait pas de place », rétorque l'accusé.
« Si ça tourne mal, qu'est-ce que je peux faire ? »
Il affirme avoir vécu caché avec sa famille entre le 6 et le 11 avril 1994, puis avoir fui vers le nord, dans sa région natale. «
J'étais un habitant et j'ai pensé : si ça tourne mal, qu'est-ce que je peux faire ? Je me suis dit : il faut que j'évacue ma femme [d'ethnie tutsi]
. J'avais entendu des militaires dire que les Tutsis étaient recherchés parce qu'on les considérait comme responsables de l'attentat », raconte-t-il.
Selon Twahirwa, il n'a ensuite plus quitté le nord du Rwanda avant de fuir au Congo voisin avec sa femme et leurs enfants le 17 juillet, comme des centaines de milliers de Rwandais hutus, après la victoire de la rébellion armée tutsie du Front patriotique rwandais. Pendant l’essentiel de cette période, c’est-à-dire du 6 avril au 30 juin, Twahirwa est accusé d'avoir, à Kigali, tué ou fait tuer au moins 56 personnes, tenté de tuer ou faire tuer au moins 13 autres, et violé 12 femmes. Mais la position de l’accusé est claire : il nie tout. Annonçant un procès en noir et blanc, avec deux versions totalement irréconciliables.
Pierre Basabosé, grand absent
Ce sixième procès mené en Belgique à l'encontre de présumés génocidaires rwandais doit se poursuivre avec l'audition de près d'une centaine de témoins, avant un verdict attendu début décembre.
Un deuxième homme est accusé dans cette affaire, Pierre Basabosé, mais il ne comparaît pas. Malade, souffrant de démence sénile, Basabosé a été hospitalisé trois jours avant l’ouverture du procès pour une durée de deux semaines au moins, en raison d'une infection bactérienne. La participation même aux débats de cet ancien militaire et homme d'affaires, âgé de 76 ans et accusé d’avoir donné de l'argent et des armes aux chefs Interahamwe de Gikondo, notamment à Twahirwa, paraît très incertaine. Son avocat, M
e Jean Flamme, le représente néanmoins aux audiences.
Par Gaëlle Ponselet, notre correspondante en belgique.