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Pendant vingt-six ans, il avait échappé aux poursuites pour son rôle présumé dans le génocide des Tutsis du Rwanda, qui a coûté la vie à un million de personnes en 1994. Jusqu’à ce que Mediapart le retrouve en juillet 2020 près d’Orléans où il coulait des jours paisibles depuis au moins quatorze ans. Depuis, le Parquet national antiterroriste (PNAT) a ouvert une enquête le visant – il a été placé sous le statut de témoin assisté –, le Rwanda a émis un mandat d’arrêt international contre lui et Interpol a délivré une notice rouge. La France, elle, refuse de l’extrader.
Ancien colonel de l’armée rwandaise, dont il était le numéro deux au moment du génocide, Aloys Ntiwiragabo dirigeait alors les renseignements militaires du pays et a commandé les militaires et les gendarmes de sa capitale, Kigali.
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À gauche : une photo non datée d’Aloys Ntiwiragabo ; à droite, Aloys Ntiwiragabo en février 2020. © Photos DR
Depuis trois ans qu’il a été projeté dans la lumière médiatique et judiciaire, Aloys Ntiwiragabo se défend. Il a notamment déposé deux plaintes pour « injure publique » contre Maria Malagardis, journaliste à Libération, mais aussi contre l’auteur de ces lignes. La raison ? il a été qualifié de « nazi africain » pour avoir servi le régime qui a commis le génocide sans jamais s’en désolidariser ni avoir exprimé le moindre remords. Maria Malagardis a été relaxée en première instance ; l’ex-colonel rwandais a fait appel de la décision. L’auteur de ces lignes comparaîtra le 23 mai 2024 pour les mêmes faits.
Au terme de longues recherches, Mediapart a pu accéder ces dernières semaines à des archives inédites conservées au Rwanda. Il s’agit de plusieurs dizaines de documents, parfois signés de sa propre main, qui éclairent l’idéologie et l’action d’Aloys Ntiwiragabo entre 1993 et 1995.
Sollicité par Mediapart pour réagir à ces documents, l’avocat d’Aloys Ntiwiragabo n’a pas donné suite.
La chasse aux « cafards »
Un premier message d’Aloys Ntiwiragabo est éloquent. Le 13 juillet 1993, il s’adresse au chef du Centre de recherche criminelle et de documentation (CRCD), nouveau nom donné au « fichier central », où étaient jusque-là torturés et exécutés les opposants au régime, pour lui demander de l’aider à localiser trois personnes.
Dans cette missive signée de sa main, il qualifie la mère de l’un des individus d’ancienne « pute » et désigne à plusieurs reprises ses cibles comme des inyenzi. Ce vocable raciste, abondamment utilisé dans la propagande génocidaire pour désigner les Tutsis, signifie « cafard » ou « cancrelat » dans la langue kinyarwanda. Cette déshumanisation des Tutsis est aujourd’hui unanimement considérée comme ayant favorisé intellectuellement le génocide.
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Dans un document – auquel Mediapart a eu accès –, Aloys Ntiwiragabo utilise le qualificatif « inyenzi » (« cafard »). © Illustration Armel Baudet avec AP / SIPA
Si ce message illustre bien l’adhésion du colonel Ntiwiragabo à une idéologie raciste, son intérêt réside aussi dans la qualité de son destinataire. Car au CRCD officient jusqu’en juillet 1993 alors au moins quatre coopérants de la gendarmerie française chargés de réorganiser ce petit service. Peu de choses leur échappent. Aloys Ntiwiragabo semble suffisamment à l’aise pour demander au CRCD de traquer pour lui des « cafards ».
Le responsable des coopérants français qui opèrent au sein du CRCD est un lieutenant-colonel de gendarmerie, Michel Robardey. « Je n’étais pas au CRCD. On y avait mis quatre coopérants français, et moi je supervisais ça de loin, depuis l’état-major », affirme-t-il à Mediapart. Il est contredit sur ce point par une note de juin 1992 signée par le ministre de la défense rwandais, qui écrit : « Actuellement les quatre coopérants venus de France et le lieutenant-colonel Robardey ont leur bureau dans le CRCD. »
Arrêtez votre cirque, monsieur !
La réaction d’un lieutenant-colonel de gendarmerie français aux questions de Mediapart
Le CRCD regroupait moins de cinquante personnes. Les enquêteurs étaient répartis en quatre équipes de dix, chacune accompagnée par un coopérant de gendarmerie français. Dans ce contexte, les membres du CRCD auraient-ils pu traquer les « cafards » sans que les gendarmes français s’en aperçoivent ? « A priori, je ne pense pas. On peut toujours imaginer un tas de trucs parce que [les coopérants] n’étaient pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec eux. Mais ils savaient ce qu’il se passait. Et ça, ça ne s’est pas fait », affirme Michel Robardey.
L’une des premières actions du lieutenant-colonel Robardey et de ces hommes au CRCD fut d’informatiser le « fichier des personnes recherchées et à surveiller » (PRAS) à l’aide de deux ordinateurs installés dans les locaux de ce service et d’une solution logicielle fournie par la France. La base de données regroupant les « fiches de recherche » devient alors consultable à tout moment par les gendarmes grâce à leurs radios ou par téléphone.
Une terrible question se pose dès lors. Un an avant le génocide, les « cafards » que le colonel Aloys Ntiwiragabo enjoignait au CRCD de rechercher étaient-ils ajoutés au fichier PRAS informatisé par les Français ? « Il n’y avait pas de mention “Tutsis” dans ce fichier. Il était fait pour ficher les gens qui avaient un mandat d’arrêt ou un mandat d’amener ou bien qui étaient condamnés. Ça n’a rien à voir avec l’affaire ethnique », balaie Michel Robardey.
Confronté au message que Mediapart a découvert, Michel Robardey dit tout en ignorer. « Je ne sais pas. Je ne connais pas ce message. Je ne sais pas ce qu’il vaut ni d’où il vient », répond-il. « Nous étions sur le départ à ce moment-là », précise le gendarme à la retraite, ce que confirme le compte-rendu du détachement militaire d’assistance technique relatif à cette période.
Après s’être enquis du nom de l’auteur de la missive, il éclate de rire. « Arrêtez votre cirque, monsieur ! L’affaire [concernant Aloys Ntiwiragabo – ndlr] est en cours d’instruction et je ne répondrai pas. Aloys n’avait aucune autorité sur le CRCD et n’avait pas d’ordre à leur donner », dit-il.
Les derniers mois avant l’apocalypse
Dans leur propagande, les génocidaires n’ont cessé de prêter leurs propres intentions à leurs victimes. Selon eux, les Hutus devaient absolument se tenir prêts à tuer tous les Tutsis sans exception pour éviter que ces derniers ne réalisent un supposé projet d’extermination des Hutus. Cette idée fut martelée. Jusque dans les notes du colonel Aloys Ntiwiragabo, comme l’a découvert Mediapart.
Le 17 novembre 1993, il signe ainsi un rapport de renseignement dans lequel il affirme qu’il y aurait « des mots codes ainsi que des signes conventionnels non encore connus que vont utiliser les Tutsis à l’heure H du massacre des Hutus dans la capitale ».
La propagande va également s’employer à justifier l’armement de la population. Ainsi, après une visite dans une commune du Nord à la fin du mois de novembre 1993, Aloys Ntiwiragabo écrit : « La population réclame des moyens pour se défendre. Il semble que si elle avait des moyens, elle pourrait bien résister. »
Le soir du 6 avril 1994, Kigali est le théâtre d’un funeste complot. Deux missiles, tirés depuis un camp de l’armée, abattent l’avion présidentiel qui s’apprêtait à atterrir. L’attentat coûte la vie au président en fonction, Juvénal Habyarimana. C’est le signal de départ d’un crime collectif planifié de longue date, le génocide des Tutsis.
Le génocide des Tutsis au Rwanda en quatre dates clés
6 avril 1994. L’avion du président Juvénal Habyarimana est abattu. Les extrémistes hutus au pouvoir mettent en cause les rebelles tutsis du Front patriotique rwandais (FPR).
7 avril 1994. Début du génocide. Pendant trois mois, les Tutsis, ainsi que des Hutus modérés, sont exterminés à coups de machette, brûlés vifs ou mitraillés par des extrémistes hutus. Les Nations unies dénombrent près de 800 000 victimes.
22 juin 1994. La France lance l’opération Turquoise, une intervention militaire et humanitaire. Mais celle-ci n’arrête pas le massacre, les Français étant même soupçonnés de parti pris en faveur du régime génocidaire.
4 juillet 1994. Le FPR entre dans la capitale Kigali. Quelque deux millions de Rwandais hutus fuient vers les pays voisins. Dans la foulée, un gouvernement d’union nationale, dominé par le FPR, est instauré.
Dans la matinée du 7 avril, la station d’interception des renseignements militaires rwandais fabrique de fausses retranscriptions de messages revendiquant l’attentat qu’elle prétend avoir interceptés et qui sont attribués aux rebelles du FPR, c’est-à-dire aux Tutsis. Les Hutus y sont appelés des « gorilles », les Tutsis des « bergeronnettes », Kigali « la grande ville », le président rwandais « le tyran », et le président ougandais « le chef ».
Le service dirigé par Aloys Ntiwiragabo répercute les fameux « mots codes » que le colonel avait prédits quelques mois plus tôt. Comme une prophétie qui se réalise. À ceci près qu’à partir de « l’heure H », c’est un million de Tutsis qui vont être systématiquement exterminés par les extrémistes hutus au cours des cent jours suivants, et que les « moyens pour se défendre » et « résister » servent en réalité à massacrer des innocents par familles entières.
Rencontré par Mediapart à Kigali, l’opérateur radio qui a retranscrit le message contrefait, Richard Mugenzi, est formel. « C’est le commandant de secteur qui m’apporte personnellement le faux message à retranscrire. Le texte est manuscrit sur un bout de papier. Son auteur est mon supérieur, le colonel Aloys Ntiwiragabo. J’étais parfaitement capable de distinguer leurs écritures respectives », affirme-t-il.
La reformation des milices au Congo après le génocide
À la mi-juillet 1994, les génocidaires rwandais défaits se réfugient au Zaïre voisin (actuelle République démocratique du Congo), emmenant avec eux deux millions de réfugié·es qui s’entassent dans des camps près de la frontière rwandaise. Aloys Ntiwiragabo commande l’une des deux divisions de l’ancienne armée rwandaise en exil.
Dans une note signée de sa main le 19 avril 1995 et attribuant leurs missions à ses officiers, Aloys Ntiwiragabo demande à l’un d’entre eux de « rassemble[r] les éléments de la défense civile et d’autres volontaires dans chaque camp de réfugiés pour leur dispenser une formation militaire et idéologique » et de « collabore[r] avec les responsables de la défense civile pour le recrutement et la formation des nouvelles recrues ».
Dans une autre note adressée à ses commandants le 9 juin 1995 pour « mieux organiser la mobilisation de la jeunesse en vue de la formation idéologique et [du] recrutement », Aloys Ntiwiragabo réitère son ordre : « Vous collaborerez en outre avec les officiers retraités et les civils qui ont joué un rôle d’encadrement dans la défense civile. »
La « défense civile » désignait au Rwanda les personnes armées et entraînées pour participer au génocide. Ce sont ces hommes que le colonel Ntiwiragabo enrôle et remilitarise dans les camps.
Le 20 juillet 1996, Aloys Ntiwiragabo signe des directives opérationnelles dont l’objectif est « l’infiltration d’un maximum de combattants à l’intérieur du Rwanda » pour notamment « semer l’insécurité ». Deux ans après sa sortie du Rwanda, il poursuit l’œuvre des génocidaires. La guerre et les attaques meurtrières contre les Tutsis à l’intérieur du pays des mille collines ne cesseront réellement qu’en 2001.
Entre-temps, Aloys Ntiwiragabo a fondé au Congo les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), un groupe armé reconnu responsable par la justice allemande de crimes de guerre et de crime contre l’humanité encore actif de nos jours. L’ex-colonel n’a jamais été inquiété pour ces faits.