Fiche du document numéro 32454

Num
32454
Date
Mardi 12 novembre 1996
Amj
Auteur
Fichier
Taille
35025
Pages
5
Urlorg
Titre
« Il n'y a qu'une seule ethnie au Rwanda, l'ethnie rwandaise » [Dominique Franche]
Sous titre
EN ARRIÈRE-PLAN du drame que vit la province zaïroise du Kivu, Dominique Franche retrace les origines historiques complexes du conflit entre Hutus et Tutsis.
Nom cité
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Lieu cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Depuis des décennies, le Rwanda et le Burundi sont périodiquement le théâtre de massacres entre Hutus et Tutsis. Chaque fois, de nombreux spécialistes répètent que ces affrontements ne sont pas de nature ethnique. Qu'en est-il exactement ?

Hutus et Tutsis ne forment pas des ethnies différentes. Une ethnie est définie par une unité de langue, de culture, de religion ou de territoire. Or, les Tutsis, les Hutus et les Twas, le troisième groupe de population du Rwanda, vivent mélangés. Il n'y a donc pas de différenciation territoriale. Ils parlent la même langue. Ils ont la même culture et la même religion. Il y a eu entre eux une certaine spécialisation économique, mais qui n'avait rien de systématique. Les Tutsis étaient plus souvent pasteurs, les Hutus plus souvent agriculteurs. Donc, on ne peut en aucun cas parler de conflit ethnique puisqu'il n'y a qu'une seule ethnie, l'ethnie rwandaise.

Et les différences de type physique ?

L'argument fondé sur une différenciation physique est né dans les années 1860. C'est l'explorateur britannique John Speke qui l'a élaboré dans un de ses récits de voyage. Il avait été frappé par certaines différences physiologiques entre Hutus et Tutsis. Il en avait déduit, à tort, avoir affaire à deux races différentes. Aujourd'hui, comme il est politiquement incorrect de prononcer le mot race, on l'a remplacé par le mot ethnie.

Hutu et Tutsi ne forment-ils pas deux types humains différents ?

D'une part, en voulant les identifier, on a énormément de chances de se tromper. D'autre part, les seules mesures précises disponibles au début du siècle ont été faites par un anthropologue allemand en 1907-1908. Il a trouvé entre Hutus et Tutsis une différence de taille de douze centimètres. C'est exactement la même différence de taille que l'on trouve en France en 1815 entre un conscrit et un pair du Sénat. Cette différence de taille est liée à des différences de genre de vie, d'alimentation, au fait que la noblesse tutsie ne pratiquait pas les travaux des champs, contrairement aux Hutus. Le problème, c'est que toutes les études anthropologiques sur les Tutsis se cantonnaient aux gens de la cour du roi du Rwanda. Ces gens n'avaient pas les mêmes caractéristiques physiques que d'autres personnes qui se trouvaient à la périphérie du royaume et qu'on appelle aujourd'hui également Tutsis. On a toujours appliqué le modèle du Rwanda central à l'ensemble du territoire rwandais. En outre, on a appliqué ce même modèle au Burundi voisin qui avait pourtant une société très différente. A la périphérie du royaume rwandais, on appelait donc indifféremment Tutsis des Tutsis ou des Hutus venus du sud et du centre du pays. La catégorie n'était pas fixe dans la pensée rwandaise traditionnelle.

Entre Hutus et Tutsis, la taille n'est pas la seule différence physique.

C'est vrai. Ils ont des traits physiques discernables rapidement. Il ne s'agit pas de nier ces différences, ce que font certains chercheurs de mauvaise foi. Mais qu'est-ce que cela prouve ? Cela existe en France aussi. Si l'on applique cette relation entre les traits physiques et la constitution d'un prétendu groupe ethnique ou racial, il faut aller jusqu'au bout de la logique et recommencer les mêmes erreurs d'analyse que dans l'Europe de l'entre-deux guerres, où certains prétendaient que les blonds aux yeux bleus et les bruns aux yeux noirs appartenaient à deux races différentes . Un autre facteur de différenciation intervient : la sélection sexuelle. Les critères de beauté ne sont pas les mêmes dans les deux groupes de population. Séjournant au Rwanda, j'ai souvent demandé aux Hutus quel était leur critère pour choisir une femme. On me répondait : « Les gros bras. » Car le paysan hutu a besoin d'une femme bien baraquée pour pouvoir cultiver ses champs. Chez les Tutsis de la Cour, les critères de beauté étaient autres.

Puisque vous bannissez le terme d'ethnie, quel mot utilisez-vous pour distinguer Hutus et Tutsis ?

J'ai longtemps hésité. Le mot classe sociale ne peut pas être transposé en Afrique, il est trop connoté. Et il n'est que partiellement pertinent. A l'époque du royaume rwandais, il y avait certes une classe sociale des nobles tutsis. Mais il y avait aussi des Tutsis pauvres, qu'on appelait les « petits Tutsis » et qui formaient une autre classe. Le mot caste ne convient pas non plus, car il suppose une polarisation économique rigide qui n'a jamais existé à ce point. Il suppose aussi une idée de pureté qui n'existe absolument pas dans la pensée traditionnelle rwandaise ou burundaise. Le meilleur terme est celui de communauté. Des communautés constituées récemment, et qui sont unies par la haine, la peur de l'autre, le désir de vengeance et par rien d'autre. Il y a deux communautés de la peur, l'une hutue, l'autre tutsie.

Comment qualifiez-vous le conflit entre Hutus et Tutsis ?

C'est une guerre civile. Elle oppose des élites qui se battent pour le pouvoir, et qui manipulent les masses en les constituant en communautés. C'est un conflit entre élites dans lequel l'ensemble des populations sont entraînées.

Au fil du temps, la différenciation intercommunautaire l'a tout de même emporté sur les autres différenciations.

Effectivement. Depuis la fin des années 50, se sont constituées des communautés, que j'appelle des communautés de la peur, pour éviter toute ambiguïté. Il n'est pas question de nier cette réalité.

En quoi l'histoire du Rwanda a-t-elle été manipulée ?

L'histoire du Rwanda, comme celle du Burundi, a été faite par les Pères blancs, par certains administrateurs coloniaux, et par des universitaires qui ont tous écrit à peu près la même chose, Ils ont fait des Tutsis une race supérieure qui avait conquis la région, et mis les Hutus en servitude. Les Hutus, élevés dans les séminaires, avaient appris ce discours historique, qui est un discours faux, reposant sur des concepts racistes européens plaqués sur une réalité africaine. A la fin des années 50, ils ont retourné ce discours contre les Tutsis, de la même façon que le Tiers état en France, en 1789, a retourné le discours sur la supériorité de la noblesse contre cette dernière. Dans ce conflit, il n'y a évidemment pas d'un côté les bons et de l'autre les méchants. Avant la période coloniale, les Tutsis de la Cour se comportaient de façon extrêmement cruelle vis-à-vis des populations qu'ils soumettaient, même s'ils n'étaient pas les seuls à se comporter ainsi.

Pourquoi les haines se sont-elles fortifiées ?

D'abord, le procès du colonialisme n'a jamais été instruit. Au Rwanda, au moment de l'indépendance, les Belges se sont mis du côté du nouveau pouvoir hutu. Et on n'a jamais montré en quoi la colonisation avait constitué ces catégories. Ce sont les Belges, qui, en 1931, avaient décidé de porter sur les cartes d'identité les mentions Hutu, Tutsi, ou Twa. Peu de chercheurs sont retournés aux sources de l'histoire rwandaise. Ceux qui ont été formés à l'université ont en majorité repris les schémas de l'historiographie traditionnelle. Ensuite, Rwandais et Burundais ont utilisé ces discours à des fins politiques pour essayer de monopoliser le pouvoir en faveur d'une petite élite, ni hutue ni tutsie, mais une élite régionale. Il s'agissait soit des Hutus du Nord, par exemple, à partir de 1973, au Rwanda, soit des Tutsis originaires d'une petite région de l'autre côté de la frontière au Burundi. Les élites ont vraiment manipulé l'Histoire des deux côtés, pour essayer de détourner l'attention des vrais problèmes, démographiques et économiques. Enfin, la mémoire de ces sociétés est orale. Les personnes âgées qui ont connu les relations d'autrefois entre Hutus et Tutsis ont aujourd'hui disparu. Lorsque j'ai mené mes premières enquêtes il y a quinze ans, c'était déjà limite, je n'avais plus que quelques vieillards à interroger. Les jeunes générations, elles, ont constamment vécu dans la hantise des massacres, ce qui a renforcé le discours historique manipulateur.

Les massacres de 1994 qui ont opposé, selon vous, des Rwandais d'une même ethnie, sont qualifiés de génocide. N'est-ce pas contradictoire ?

Non. Il s'est bien agi d'un génocide, notion qu'on définit, depuis les procès de Nuremberg comme le massacre d'une population « désignée comme une race ». C'est exactement ce qui s'est passé en 1994. Et il ne faut pas oublier qu'alors un nombre considérable de Hutus sont morts parce qu'ils refusaient le massacre des Tutsis. Dans la logique de cette région, dès que vous êtes pour quelqu'un ou du moins que vous n'êtes pas contre lui vous appartenez au même groupe que lui. En outre, la qualification de génocide implique l'imprescriptibilité des crimes et il faudra bien qu'un jour les criminels soient jugés.

Quelle importance joue la fringale de terres, attisée par la surpopulation, dans les conflits de cette région ?

Une très grande importance. Au Rwanda et au Burundi, vit la population la plus dense d'Afrique noire. Et c'est une population purement agricole, qui a donc besoin de terres. En vertu d'une idéologie ruralisante, on n'y a développé ni industrie, ni services. En outre, le clergé, extrêmement puissant, lutte de toutes ses forces contre le contrôle des naissances.

Certains prônent la création de deux ensembles homogènes, un Hutuland et un Tutsiland. Est-ce concevable ?

Cela ne tient pas debout. Où les mettrait-on ? Les deux groupes revendiquent le même territoire, sur lequel ils ont toujours été imbriqués.

Pas question donc d'envisager de redessiner les frontières de la région ?

Politiquement, c'est inconcevable. Car ce serait ouvrir la boîte de Pandore. Tous les pays d'Afrique noire se mettraient à revendiquer des modifications de frontières, souvent beaucoup plus justifiées que dans le cas du Rwanda et du Burundi, dont les frontières respectent un minimum d'unité humaine. Cela déclencherait toute une série de guerres. Cela dit, avons-nous le droit d'interdire à ces peuples ce que nous avons fait en Europe pendant des siècles ?

Propos recueillis par Jean-Pierre Langellier
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