Voilà une série visiblement appelée à connaître un grand succès. Disponible depuis quelques semaines déjà sur Netflix,
Black Earth Rising a reçu un accueil enthousiaste aussi bien en France qu'en Grande Bretagne, où le projet a vu le jour. Réalisé par Hugo Blick, figure montante des séries outre-Manche (acteur, scénariste et réalisateur, on lui doit notamment
The Honourable Woman, en 2014), et produit par la BBC, ce thriller judiciaire aux multiples rebondissements mène le spectateur de la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye jusqu'au cœur de l'Afrique, au Rwanda et au Congo voisin, en passant par Paris, Londres et Washington. C'est ambitieux, plutôt sophistiqué, avec notamment un recours assez judicieux au dessin graphique pour certaines scènes évoquant un lointain passé. Et même si certains critiques avouent avoir été parfois déroutés par
«la complexité» du scénario, tous applaudissent devant cette saga qui évoque le
«génocide rwandais et ses conséquences», lit-on souvent. Tout aussi encensée, la performance de l'actrice principale, Michaela Coel. Rendue célèbre par une sitcom sur Channel 4, elle campe ici une jeune juriste, Kate Ashby, persuadée d'être une rescapée du génocide, jusqu'à ce que ses enquêtes contre des criminels de guerre lui fassent découvrir
«une autre vérité». C'est l'un des mots-clés de cette série, (
«tout le monde vous ment», explique un officiel rwandais à Kate Ashby). On y découvre ainsi beaucoup de secrets cachés, souvent couverts par la culpabilité ou le cynisme des Etats occidentaux. A moins que ce ne soit l'aveuglement ? A cet égard, la France est particulièrement mise à l'index (et avec raison) pour son rôle dans le génocide qui s'est déroulé en 1994 au Rwanda. A voir les personnages français qui occupent une place centrale dans un ou deux épisodes, on se dit même que le réalisateur est bien renseigné, tant ils font référence à des hommes ayant réellement existé.
Fantaisiste
D'où vient alors le sentiment de malaise ressenti au fil du visionnage de la série ? Evoquer un génocide est toujours un sujet ultrasensible. La fiction britannique ne met pas en doute sa véracité, bien au contraire. Mais son véritable sujet n'est pas cette tragédie, plutôt ce qui a suivi, en particulier
«l'autre vérité» : les massacres dont se seraient rendus coupables ceux-là mêmes qui ont arrêté le génocide de 1994. Ces héros maudits, soupçonnés d'être tombés du
«côté obscur de la force», ce sont les combattants du Front patriotique rwandais (FPR, toujours au pouvoir à Kigali), accusés, dans la série, d'avoir eux aussi perpétré des massacres, deux ans après la fin du génocide. Lorsqu'ils ont franchi la frontière avec le Zaïre voisin, aujourd'hui rebaptisé république démocratique du Congo (RDC). En soi, l'histoire est vraie : cette guerre a eu lieu et a entraîné tout l'est du Congo dans une dérive sanglante appelée à durer. Mais à l'origine, son déclenchement tient à la présence, dans les camps de réfugiés du Zaïre, des responsables du génocide toujours animés par la haine et la revanche. Face au silence de la communauté internationale, le FPR avait donc effectivement repris les armes pour démanteler ces camps. L'un des personnages de la série rappelle d'ailleurs ce contexte particulier en une phrase. On l'entend et on l'oublie. Car d'autres détails plus spectaculaires attirent notre attention. Ils sont parfois complètement faux. Il y aurait eu
«six millions de victimes au Congo», nous répète-t-on… Cette estimation, depuis longtemps considérée comme fantaisiste, réapparaît pourtant fréquemment grâce à sa force subliminale évidente, en référence au nombre des victimes de la Shoah. Six millions de morts au Congo contre un million de victimes au Rwanda ? C'est bien ce match sordide qui est régulièrement brandi par les négationnistes pour minimiser le génocide des Tutsis du Rwanda. Lequel n'est pas un
«génocide rwandais», comme c'est si souvent écrit ces temps-ci, pas plus qu'il n'y a de
«génocide allemand». Certes, jamais dans la série le terme de
«double génocide» n'apparaît. Mais, tel un retour du refoulé, il resurgira dans la bouche de l'actrice Michaela Coel, qui affirme pourtant s'être beaucoup investie dans la préparation du film.
Amalgames
Lors d'une interview accordée au magazine
Télérama, fin janvier, l'actrice évoque ainsi tranquillement
«le génocide au Congo». Sans choquer apparemment le journaliste qui l'interroge. Quelques lignes auparavant, elle exprime en revanche ses doutes sur ce qui s'est passé au Rwanda.
«Il est très difficile de trouver des témoignages définitifs, qui permettent de savoir sans l'ombre d'un doute ce qui s'est vraiment passé», explique-t-elle. On se frotte les yeux. C'est pourtant simple. Tant de livres et de films l'ont déjà expliqué depuis vingt-cinq ans : stigmatisée depuis l'indépendance, la minorité tutsie du Rwanda, victime d'innombrables pogroms, devient en 1994 la cible d'une solution finale. Mais il est vrai que, dans la série, ça semble assez secondaire par rapport
«à ce qui s'est passé après», au Congo.
«Les négationnistes ne sont pas les seuls à être aveugles», affirme même l'un des personnages. Transposons un instant cette phrase dans un film évoquant la Shoah, et on imagine le tollé suscité. Et c'est bien le fond du problème : vingt-cinq ans après le drame, l'immense majorité des Occidentaux ignore encore ce qu'il s'est réellement passé au Rwanda. Du coup les inexactitudes et les amalgames de la série passent comme une lettre à la poste.
Ajoutons que dans cette série tournée au Ghana (pour les scènes africaines), aucun des acteurs n'est rwandais. Aucun d'ailleurs ne ressemble à un Africain de la région des Grands Lacs.
«Un peu comme si on avait tourné une saga suédoise au Portugal», note une Rwandaise sur Facebook. Mais, comme pour le reste, il faut le savoir pour le voir. Au fond, cette série ambiguë, mais bien ficelée, en dit plus long sur nos clichés et nos fantasmes que sur un génocide qui reste scandaleusement mal connu.