Citation
Audition de M. Faustin TWAGIRAMUNGU
Premier Ministre désigné par les accords d’Arusha, Premier Ministre du
Rwanda (juillet 1994-août 1995)
(séance du 12 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Accueillant M. Faustin Twagiramungu et le remerciant de sa venue
devant la mission d’information, le Président Paul Quilès a rappelé que, dès
mars 1991, il avait participé à la fondation du Mouvement démocratique
républicain (MDR) dans le cadre de l’ouverture politique acceptée par le
Président Habyarimana à la fin de l’année 1990, qu’en septembre 1992, il
avait accédé à la présidence de ce parti et y avait pris des positions favorables
à la négociation avec le FPR et que, le 23 juillet 1993, il avait été désigné par
le Conseil des Ministres comme candidat au poste de Premier Ministre dans
le gouvernement de transition à base élargie (GTBE) prévu par les accords
d’Arusha. Il a ajouté que M. Faustin Twagiramungu, après avoir vu sa vie
menacée pendant le génocide, avait été nommé Premier Ministre le 17 juillet
1994, après la victoire du FPR et qu’il avait démissionné de ses fonctions le
25 août 1995.
M. Faustin Twagiramungu a en préalable expliqué que, loin de se
prétendre expert de l’histoire et de la politique de son pays, qualité qu’il
laissait aux chercheurs de différentes institutions, aux spécialistes du Rwanda
et à divers membres d’associations humanitaires et de défense des droits de
l’homme occidentales, venus, pour certains d’entre eux, exposer à la mission
comment ils suivaient, de loin, la situation de son pays, il relaterait, non pas
ce qu’il avait lu ou entendu, mais ce qu’il avait vu et vécu.
Il a tout d’abord rappelé qu’après la conférence de La Baule de juin
1990, le Président Habyarimana avait déclaré le 5 juillet 1990, que son parti,
le Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND)
allait subir une révision de ses principes politiques, une sorte
d’aggiornamento, et que le pays allait connaître un processus de
démocratisation grâce à la réactivation du système multipartite en suspens
depuis 1965.
Soucieux de le prendre au mot, trente-trois Rwandais, dont
lui-même, avaient alors adressé au Président, le 1er septembre 1990, une
lettre confirmant qu’effectivement, le peuple rwandais manifestait un grand
intérêt pour le rétablissement d’un système multipartite au Rwanda. Les
Rwandais avaient ensuite entrepris d’élaborer les programmes et les statuts
de leurs différentes formations politiques, en attendant que la nouvelle
constitution soit promulguée et la loi sur les partis politiques publiée au
Journal officiel. En juillet 1991, les premiers partis politiques étaient agréés,
en août 1991 ils commençaient leurs meetings publics et en janvier 1992, ils
réclamaient leur participation à un gouvernement de transition qui devait
préparer des élections démocratiques.
M. Faustin Twagiramungu a ajouté que, face à la répugnance du
Président de la République à répondre rapidement à cette interpellation, les
partis politiques d’opposition avaient décidé d’organiser une manifestation
dans la ville de Kigali, laquelle avait mobilisé près de 50 000 personnes. Le
Président, ayant pris la mesure de la très grande force de l’opposition
naissante, a alors accepté d’engager des négociations avec les responsables
de ces partis sur un programme gouvernemental minimum dans la
perspective d’un partage des pouvoirs. Ces négociations ont abouti à la
constitution d’un gouvernement dirigé par un membre du MDR, M. Dismas
Nsengiyaremye.
M. Faustin Twagiramungu a alors évoqué les conséquences de la
guerre sur le processus de démocratisation. Il a rappelé que, le 1er octobre
1990, l’Ouganda avait imposé au Rwanda une guerre qui allait durer pendant
quatre ans. Il a fait observer que cette guerre avait été bien préparée sur le
plan médiatique. Il a expliqué qu’elle était dirigée par un vice-Ministre de la
Défense du Gouvernement ougandais et chef d’état-major de l’armée
ougandaise, la National Resistance Army, le Général Major Fred Rwigyema,
et que, après sa mort sur le champ de bataille, deux jours après le début des
combats, celui-ci avait été remplacé par le Major Paul Kagame, alors Chef
des services de renseignement militaire de l’armée ougandaise, aujourd’hui
l’homme fort du Rwanda.
Il a ajouté que le FPR se présentait alors comme une organisation
démocratique représentant 2,5 millions de Rwandais exilés, ce qui n’était pas
vrai, et qu’il accusait le régime du Président Habyarimana d’être dictatorial et
d’avoir refusé à ces exilés le retour pacifique dans leur pays.
Il a insisté sur le fait que l’acceptation par le Président Habyarimana
du retour des réfugiés rwandais, dans une déclaration prononcée en Ouganda
en 1989, au cours de la visite officielle qu’il avait faite dans ce pays, l’accord
intervenu entre le Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR), l’Ouganda et
le Rwanda pour étudier les modalités pratiques de ce retour et enfin
l’ouverture du Rwanda à un système multipartite destiné à mettre fin à sa
propre dictature constituaient un changement positif et rapide de son attitude
sur la question des réfugiés et celle de sa politique intérieure, et mettaient le
FPR dans une situation inconfortable, en le privant d’arguments sur ces deux
points, alors qu’ils constituaient l’ossature de sa campagne politique.
Il a précisé que, depuis 1989, plusieurs réunions de la commission
tripartite sur la question des réfugiés s’étaient tenues au Rwanda et en
Ouganda, en vue d’examiner la faisabilité du retour des réfugiés rwandais ; il
a également fait remarquer que l’attaque avait eu lieu le 1er octobre, alors
qu’une dernière réunion de finalisation du dossier des réfugiés devait avoir
lieu à Kigali, dans le courant de ce même mois d’octobre et qu’en septembre
1990, les partis politiques avaient déjà commencé à se structurer.
M. Faustin Twagiramungu en a conclu qu’en définitive, les raisons
avancées par le FPR pour lancer son attaque contre le Rwanda, à savoir
l’instauration de la démocratie et le retour des réfugiés, en dissimulaient les
vraies causes. Selon lui, cette guerre soutenue par l’Ouganda en guise de
récompense des services rendus au Président Museveni par les
rwandophones pour lui permettre de l’emporter sur le régime Obote en
janvier 1986, s’était fixé comme objectif le démantèlement de l’Etat rwandais
et la conquête d’un pouvoir sans partage par tous les moyens. Il a ajouté que
la situation actuelle du pays était plus qu’éloquente à ce sujet.
M. Faustin Twagiramungu a ensuite énuméré sept événements
importants qui avaient marqué cette guerre :
— les assassinats de paysans par le FPR dans la préfecture de
Byumba dans le nord du pays. Ils provoquèrent la panique et furent la cause
de l’exode d’un nombre croissant de déplacés qui s’élevait à près de
300 000 en juin 1992. M. Faustin Twagiramungu a précisé qu’il avait visité
les camps de déplacés à l’époque et qu’il avait pu constater lui-même la
misère de ces gens contraints à l’exil dans leur propre pays ;
— la libération de la prison de Ruhengeri dans le nord-ouest du
Rwanda. Cette opération avait fortement affaibli la crédibilité du
gouvernement rwandais et fait prendre conscience au peuple rwandais de la
gravité de la guerre ;
— l’assassinat de paysans du Bugesera, au sud de Kigali, par les
agents du MRND ;
— le massacre des paysans bagogwe par les agents du MRND dans
les préfectures de Ruhengeri et Gisenyi, ainsi que les massacres de Kibilira
dans cette même préfecture ;
— les massacres de paysans hutus par le FPR, dans la
sous-préfecture de Kirambo, préfecture de Ruhengeri, dans le nord du pays ;
— la reprise des hostilités à grande échelle par le FPR, en février
1993 ; sous prétexte d’arrêter les massacres, le FPR avait fait progresser ses
troupes jusqu’à vingt kilomètres de Kigali et s’était emparé d’une bonne
partie de la préfecture de Byumba ;
— la fuite des habitants des préfectures de Ruhengeri et de Byumba
devant le FPR et leur installation à six kilomètres de Kigali, ce qui
représentait environ un million de personnes sans abri, éparpillées dans une
région affectée par la guerre.
M. Faustin Twagiramungu a ajouté que, malgré la guerre, le
processus de démocratisation avait continué dans le pays. Il a fait observer
que le gouvernement de transition avait dû cependant concentrer, à partir de
juin 1992, tous ses efforts sur les négociations de paix, plutôt que sur
l’organisation de la conférence nationale alors que celle-ci avait, de façon
remarquable, mobilisé un très grand nombre de personnes parmi la
population. Il a indiqué que la guerre avait également provoqué le clivage des
partis politiques entre une tendance dite modérée, qui soutenait le retour
pacifique des Rwandais tutsis dans le cadre de la signature d’un accord de
paix et une autre dite Hutu Power, proche du MRND, dont les membres ne
voyaient comme solution qu’une victoire militaire des FAR sur les forces du
FPR, quel qu’en soit le prix. Il a précisé que ceux qui voulaient la paix
négociée, comme lui-même, étaient globalement traités par les autres de
« complices » du FPR.
Abordant alors le rôle de la France dans le processus de
démocratisation au Rwanda, M. Faustin Twagiramungu a expliqué que celuici
avait été important. Il a précisé qu’il s’était manifesté de deux façons,
d’abord par le rappel de la nécessité du respect des exigences de l’Etat de
droit, des droits de l’homme et des principes démocratiques pour permettre
un développement harmonieux, selon la doctrine développée à La Baule par
le Président François Mitterrand, ce rappel valant pour tous les pays africains
bénéficiant de l’aide de l’Etat français, mais aussi par une action beaucoup
plus concrète : en effet, la France intervenait pour donner des conseils aux
partis politiques naissants, expliquer ce qu’était la démocratie et, en même
temps, exerçait des pressions sur le Président Habyarimana en vue de laisser
ces partis continuer leur activité malgré la guerre qui pesait lourdement sur le
pays.
Il a cité l’exemple d’une visite à Kigali de M. Paul Dijoud, alors
Directeur des Affaires africaines au Quai d’Orsay, au cours de laquelle celuici,
ayant réuni les responsables des partis d’opposition, leur avait dit d’aller
de l’avant mais tout en recherchant une meilleure collaboration avec le
Président de la République rwandaise.
Il a également expliqué que les responsables des partis politiques de
l’opposition, dont lui-même, alors président du MDR, étaient même parfois
venus à Paris pour rencontrer les autorités chargées du dossier du Rwanda,
et qu’à Kigali, ces mêmes responsables de partis rencontraient souvent
l’ambassadeur de France, M. Georges Martres puis M. Jean-Michel Marlaud,
pour discuter des questions relatives à la démocratisation du pays ainsi que
des questions liées à la guerre et aux négociations d’Arusha.
Il a estimé que ce sont ces rencontres, jointes à la pression de la
France sur le Président de la République du Rwanda et sur son parti, le
MRND, qui avaient permis d’amorcer les véritables négociations de paix
avec le FPR. Il a insisté sur le fait que les contacts préliminaires entre le
Gouvernement rwandais et le FPR, qui avaient permis de fixer le calendrier
des négociations et de définir les points essentiels à débattre lors des
rencontres suivantes, avaient eu lieu à Paris du 6 au 8 juin 1992, sous les
auspices de la France.
S’agissant de la guerre, il a estimé qu’il était normal, eu égard à
l’isolement et à la pauvreté de son pays, que le Président Habyarimana ait eu
besoin d’une assistance et qu’il s’agissait alors, non pas d’organiser le
génocide mais bien de défendre un pays attaqué.
M. Faustin Twagiramungu a alors traité de la coopération
franco-rwandaise.
Il a rappelé que, peu après son indépendance, le Rwanda avait fait le
choix d’adhérer aux organisations régionales réunissant tous les pays
francophones d’Afrique, et qu’il avait ainsi été agréé en 1962 comme
membre de l’UAM, l’Union africaine et malgache, devenue plus tard
l’Organisation commune africaine et malgache, l’OCAM, ainsi que des
organisations spécialisées de cette institution, telle que l’UAMTP ou
l’UMCA qui avait son siège à Kigali et qui formait les ingénieurs en
statistique.
Il a ajouté que l’arrivée au pouvoir du Président Habyarimana en
1973 avait permis le renforcement de la coopération bilatérale entre le
Rwanda et la France, qui avait conduit notamment à la conclusion d’un
accord de coopération militaire en 1975, le Rwanda diversifiant ainsi, comme
c’était son droit, ses partenaires.
Il a estimé que les rapports entre le Président François Mitterrand et
le Président Habyarimana n’étaient pas privilégiés, mais qu’ils résultaient, à
son avis, d’une coopération qui s’était tissée au fil du temps. Il a précisé que
ces rapports n’étaient pas sans intérêt pour un petit pays comme le Rwanda,
lequel, bien qu’il n’ait pas été colonisé par la France, aspirait à entretenir,
comme il est naturel, de bonnes relations avec une grande puissance. Il a
ajouté que le Rwanda d’alors étant un pays francophone, la population
rwandaise était prédisposée, si l’on tient compte de la dimension culturelle, à
communiquer plus facilement avec le peuple français.
Il a précisé que la coopération franco-rwandaise avait permis, entre
autres, la création d’une gendarmerie nationale, ainsi que la formation des
officiers gendarmes, et que l’école de la gendarmerie nationale, l’EGNA,
située à Ruhengeri et très bien connue de la population, était le fruit de cette
coopération.
Il a ajouté que la coopération franco-rwandaise loin de se limiter
aux questions de sécurité, s’étendait à d’autres domaines, notamment
économique et surtout socioculturel et que la France, par l’intermédiaire de
la Caisse de coopération économique, avait assisté le Rwanda dans divers
projets de développement. Il a cité la construction d’une école primaire,
appelée Ecole française, d’un lycée, du centre culturel franco-rwandais de
Kigali, la formation d’agronomes au groupe scolaire de Butare, l’envoi de
professeurs à l’université nationale du Rwanda et dans divers collèges,
l’attribution de bourses aux étudiants rwandais pour leur permettre de venir
en France, la prise en charge de l’hôpital de Ruhengeri, la promotion du
tourisme, avec la construction des hôtels Méridien de Kigali et de Gisenyi, la
construction du centre d’accueil des chefs d’Etat de la conférence francoafricaine,
le jumelage entre la préfecture de Butare et le département du
Loiret et l’élargissement de la coopération militaire, qui avait été limitée dans
un premier temps à la formation de la gendarmerie.
M. Faustin Twagiramungu a alors jugé que l’intervention de la
France, en même temps que celle de la Belgique et du Zaïre en octobre 1990,
s’inscrivait non seulement dans le cadre précis des accords de coopération
militaire, mais aussi dans celui des bonnes relations établies entre les deux
pays.
Il a rappelé que, si l’opposition avait dénoncé les crimes du
Président Habyarimana, en particulier l’assassinat mystérieux de son
prédécesseur et de certains de ses ministres, si elle l’avait mis en cause pour
sa façon contestable de gouverner et notamment pour le népotisme qui
prévalait dans son entourage, si elle avait dénoncé la constitution d’une
armée régionale en lieu et place d’une armée nationale, le manque d’un projet
de société répondant aux aspirations des citoyens à vivre ensemble et l’avait
régulièrement traité de dictateur, et même de dictateur fatigué, jamais le
Président Habyarimana n’avait été accusé d’être l’ennemi des Tutsis. On
disait même au contraire que le coup d’Etat qu’il avait fait les avait favorisés,
et qu’en tout état de cause, il leur avait ouvert le secteur privé où ils étaient
devenus prospères.
C’est pourquoi M. Faustin Twagiramungu a incité les analystes de la
crise rwandaise à éviter l’amalgame entre la question des Tutsis de l’intérieur
sous le régime du Président Habyarimana et celle des réfugiés tutsis établis
dans les pays limitrophes depuis trente ans. Il a précisé que les différences
entre eux étaient grandes notamment sur le plan culturel. Il a ajouté que la
guerre dite de libération n’avait jamais été souhaitée, ni par les Tutsis de
l’intérieur d’une manière générale, ni par les Hutus de l’opposition, ni même
par un certain nombre de réfugiés pour lesquels la question de leur retour
pacifique était en passe d’être réglée.
S’agissant du détachement Noroît et des conditions de son départ,
M. Faustin Twagiramungu a exposé qu’après l’attaque du FPR dans la
région de Ruhengeri et de Byumba, en février 1993, il avait été convenu
d’envoyer une délégation commune réunissant les partis politiques
d’opposition et le parti du Président Habyarimana, le MRND, à Bujumbura.
Cette délégation devait négocier avec le FPR le retrait de ses troupes de la
région de Byumba et des abords de Kigali. Le MRND ayant refusé à la
dernière minute de se joindre à la délégation, seuls les représentants des
partis politiques de l’opposition se rendirent à Bujumbura. Ils y retrouvèrent
la délégation du FPR. Celle-ci s’avéra déterminée à n’accepter le retrait de
ses forces que si les forces françaises acceptaient de faire de même en
quittant le Rwanda. Autrement dit, pour que les négociations de paix
puissent continuer, pour que les forces du FPR se retirent de la zone qu’ils
occupaient et que celle-ci soit démilitarisée, le détachement Noroît devait
partir. Comme les partis politiques d’opposition privilégiaient la solution
négociée et que les accords de paix d’Arusha prévoyaient le déploiement
d’une force militaire internationale, un compromis associant le retrait du FPR
des zones occupées en février 1993 et le départ des troupes françaises leur
était apparu comme acceptable. C’est pourquoi les partis d’opposition
recommandèrent au gouvernement d’examiner le retrait des troupes
françaises. M. Faustin Twagiramungu a alors précisé que ces troupes avaient
quitté le Rwanda lors de l’arrivée des forces de la mission des Nations Unies
au Rwanda au mois de novembre 1993.
Evoquant alors la signature de l’accord de paix d’Arusha et les
difficultés de sa mise en application, M. Faustin Twagiramungu a expliqué
que cette signature, négociée pendant quatorze mois sous l’égide de l’OUA,
de l’ONU et de grandes puissances dont la France, l’Allemagne, les
Etats-Unis et la Belgique, avait donné espoir au peuple rwandais qui croyait
ainsi se mettre à l’abri d’une débâcle. Il a ajouté que tous, y compris le
Président Habyarimana, étaient alors convaincus que la paix était possible au
Rwanda, mais que l’assassinat, le 21 octobre 1993, par des militaires
extrémistes de l’armée burundaise à dominance tutsie, du Président
burundais, Melchior Ndadaye, Hutu, et premier Président démocratiquement
élu dans son pays, avait terriblement ébranlé la confiance des Rwandais dans
les chances d’une coexistence pacifique fondée sur le partage du pouvoir
entre les composantes de la société rwandaise, telle que la prévoyait l’accord
de paix.
Il a ajouté que le retard de plus de deux mois dans la constitution et
l’envoi de la force internationale au Rwanda, la MINUAR, dont l’arrivée
était initialement prévue dans les trente-sept jours suivant la signature de
l’accord, avait été un autre facteur d’hésitation dans sa mise en application.
En effet, le gouvernement de transition à base élargie (GTBE) prévu par
l’accord d’Arusha n’ayant pas pu être mis en place à la date prévue, à cause
du retard du déploiement des forces de la MINUAR, le parti CDR, Coalition
pour la défense de la République, profita de ce délai pour réclamer sa
participation aux institutions alors qu’il avait auparavant refusé de signer le
code d’éthique politique qui constituait une condition préalable à cette
participation.
Il a précisé que cette manoeuvre, qui modifiait les termes de
l’accord de paix, avait donné au FPR l’occasion de radicaliser ses positions.
Le FPR refusa d’envoyer ses députés à la cérémonie de prestation de serment
pour la mise en place du parlement de transition à base élargie, prévue par
l’accord de paix, et se mit ouvertement à préparer la guerre, au vu et au su
de tout le monde.
M. Faustin Twagiramungu a cité plusieurs signaux qui montraient
qu’on allait vers la guerre : les gens creusaient sans relâche des tranchées en
pleine capitale, le FPR transportait clandestinement ses militaires de la zone
de Mulindi, sous son contrôle, vers le casernement qui lui avait été accordé
par les accords d’Arusha dans la ville de Kigali de façon à accroître son
effectif en prévision des combats.
Il a ajouté que le Président Habyarimana avait tenté en vain de
s’entretenir en tête à tête avec le général Kagame pour essayer d’aplanir les
divergences quant à la mise en place des institutions, avant l’installation du
bataillon du FPR dans la capitale. Le Président Museveni avait en effet
accepté d’organiser à Entebbe au mois d’octobre 1993 une rencontre entre
les parties. En sa qualité de Premier Ministre désigné par les accords de paix,
M. Faustin Twagiramungu faisait partie de la délégation du Gouvernement
rwandais. Cependant, après les civilités d’usage, il ne put y avoir de tête-àtête
entre les deux protagonistes, le Général Kagame ayant refusé de
s’entretenir avec le Président Habyarimana.
M. Faustin Twagiramungu a indiqué que, déçu par ce manque
d’ouverture de la part d’un adversaire politique mais futur partenaire, le
Président Habyarimana s’était résolu lui-même à radicaliser ses positions
mais que cette radicalisation n’avait profité qu’au Général Kagame qui en
avait fait une exploitation politique, et surtout médiatique, pour diaboliser
davantage son adversaire.
Il a rappelé que l’accord d’Arusha n’avait laissé aucun pouvoir au
Président Habyarimana, sauf celui de cosigner avec un Premier Ministre de
l’opposition certaines lois et documents officiels et qu’après vingt ans de
pouvoir sans partage, il pouvait être difficile pour un dictateur de se rendre
compte que l’accord qu’il avait signé lui-même mettait presque fin à ses
fonctions.
Il a ajouté que les rumeurs de destitution future du Président
Habyarimana propagées à Kigali par le FPR avaient contribué encore
davantage à renforcer sa résistance à l’application de l’accord de paix et à lui
faire rechercher des appuis dans d’autres partis politiques en vue de
constituer une minorité de blocage au Parlement. Il a ajouté que, le 5 janvier
1994, c’est parce que le Président Habyarimana croyait avoir atteint son
objectif de disposer de cette minorité de blocage, qu’il avait accepté de
prêter serment conformément à l’accord de paix d’Arusha, sans se soucier en
revanche des procédures légales régissant la désignation des membres du
parlement de transition à base élargie.
Il a alors énuméré les principales raisons qui ont entravé la mise en
application de l’accord de paix d’Arusha : la formation et l’entraînement des
milices ; la politisation de l’armée ; la radio des Mille collines ; la division du
MRND en des factions non déclarées ; le bras de fer entre le Premier
Ministre de l’opposition et le Président de la République ; le départ des
militaires français ; la présence du bataillon du FPR à Kigali ; la faiblesse de
la MINUAR ; la faiblesse de la gendarmerie rwandaise et son manque de
neutralité ; la division des partis en deux factions, modérée et Hutu power ; la
monopolisation des négociations de l’accord de paix par certains ministres de
l’opposition et le FPR ; la marginalisation du Président de la République ; les
menaces non réprimées des extrémistes du parti CDR soutenus par certains
extrémistes du MRND ; la distribution d’armes par le FPR et le MRND aux
membres de certaines formations ; la propagande du FPR sur Radio
Muhabura ; l’incompétence du représentant spécial du Secrétaire général des
Nations Unies, le Camerounais Jacques-Roger Booh-Booh et de ses
collaborateurs civils, inexpérimentés dans la résolution des conflits ; le conflit
d’autorité entre le Général Romeo Dallaire, commandant la MINUAR et le
représentant spécial du Secrétaire général ; la préparation de la guerre par le
FPR, et notamment le déploiement de ses agents à travers le pays dans le but
d’y créer la confusion et d’inciter les populations à la violence ; l’assassinat
du Président du parti CDR, Martin Bucyana, en février 1994, et auparavant
celui du Ministre Gatabazi, Secrétaire exécutif du parti social démocrate
PSD, et les massacres qui s’en sont suivis à Kigali. Il a précisé que les
extrémistes des deux bords espéraient que ces incidents graves allaient
favoriser la reprise des hostilités et mettre ainsi un terme à l’accord de paix.
Il a estimé qu’au regard de l’ensemble de ces événements
dramatiques, le rôle de la France n’était peut-être pas primordial.
Abordant alors la période du génocide, M. Faustin Twagiramungu a
exposé qu’un peu plus de deux mois après le début des tueries, c’est-à-dire
très tardivement, la France, seule contre tous, était parvenue, difficilement, à
faire adopter une résolution au Conseil de sécurité des Nations Unies pour
une intervention au Rwanda, afin d’empêcher le massacre des populations
innocentes dans le sud du pays, où il était encore possible d’intervenir,
intervention qui prit ensuite le nom d’opération Turquoise.
Il a jugé que la France avait fait son possible dans cette zone, qu’elle
avait soigné les blessés et les malades, allant même dans certains cas jusqu’à
enterrer les morts laissés sur les routes et dans les brousses par les
Interahamwe, et surtout qu’elle avait permis de sauver des vies humaines.
Il a précisé que le Président ougandais lui avait lui-même confirmé,
le 3 juillet 1994, lors d’une audience qu’il lui avait accordée dans sa
résidence privée, dans le sud-ouest de l’Ouganda, que la zone humanitaire
sûre avait été créée après qu’il eut été consulté par la France. Le souhait du
Président français, selon M. Museveni, était non seulement de créer une ligne
de démarcation entre cette zone et la zone occupée par le FPR mais aussi
d’arrêter les massacres et la guerre et d’inviter les belligérants à négocier un
cessez-le-feu. Le Président ougandais aurait, selon ses termes, communiqué
cette option au Général Kagame qui l’aurait refusée, préférant continuer la
guerre jusqu’à la victoire finale.
M. Faustin Twagiramungu a jugé évident que, si les forces
américaines, françaises et belges, stationnées au Rwanda et dans la région, en
attente de l’évacuation de leurs ressortissants respectifs au début du
génocide, avaient été autorisées à temps, par une résolution des Nations
Unies, à se transformer en force d’imposition de la paix, le génocide et les
massacres n’auraient certainement pas eu lieu.
Il a ajouté que les Nations Unies avaient commis une erreur très
grave en acceptant le retrait de la plupart des forces de la MINUAR pendant
le génocide au lieu de renforcer ses effectifs et en n’ayant pas, face à la
gravité de la situation, changé son mandat. Il a estimé que si la France,
accusée à cette époque d’avoir soutenu le Président Habyarimana, ne pouvait
pas intervenir seule malgré sa bonne volonté, en revanche, il était difficile de
comprendre les raisons pour lesquelles les Etats-Unis et la Grande-Bretagne
ou d’autres pays, n’avaient pas pris conscience que le génocide en cours
devait être arrêté par tous les moyens, au lieu de s’en tenir au syndrome
somalien ou à la mort des dix Casques bleus belges.
Il a considéré que cette attitude était d’autant plus insupportable
que près d’un million de personnes ont trouvé la mort dans l’indifférence
totale de la communauté internationale.
En revanche, il a estimé que l’opération Turquoise, bien qu’elle soit
intervenue tardivement, et malgré les suspicions qui l’entouraient, avait été
appréciée et jugée très favorablement par les Rwandais et que ceux-ci en
avaient grandement besoin.
Il a cité un témoignage tiré des messages adressés par des déplacés,
au nombre desquels se trouvaient des fonctionnaires du gouvernement actuel
de Kigali : « Les déplacés de la zone humanitaire sûre à Kibuye sont
reconnaissants envers les militaires français de l’opération Turquoise et de
la manière dont ils ont assuré la sécurité et l’encadrement, et leur
assistance. Les déplacés de la zone humanitaire sûre à Kibuye remercient le
gouvernement français pour avoir mis sur pied une telle opération au
moment où la communauté internationale semblait être indifférente à la
tragédie qui se déroulait au Rwanda. Par cette opération et par d’autres
actions qui l’ont accompagnée -aide médicale, aide alimentaire et
matérielle- la France a démontré que son amitié envers l’Afrique en
général, et envers le Rwanda en particulier, allait au-delà de toutes
considérations. »
Concernant l’assassinat du Président Habyarimana, qui a servi de
détonateur au génocide, M. Faustin Twagiramungu a rappelé les deux
hypothèses avancées par l’opinion nationale et internationale selon laquelle
l’attentat est, soit l’oeuvre de militaires extrémistes des FAR farouchement
opposés à la mise en place du gouvernement de transition à base élargie, issu
des accords de paix d’Arusha, soit l’oeuvre du FPR, avec la complicité
possible du Président ougandais ou encore d’une main occidentale.
Il s’est étonné que, quatre ans après, rien ne permette d’infirmer ou
de confirmer l’une ou l’autre de ces hypothèses, et cela parce qu’aucune
enquête officielle n’a été menée ni par le Gouvernement rwandais, ni par la
communauté internationale, alors que le Président d’un pays étranger a
également péri dans cet attentat du 6 avril 1994. Remarquant que la France
aussi aurait dû s’efforcer de faire procéder à cette enquête, ne fût-ce que
pour éclaircir les circonstances de la mort de ses ressortissants qui
composaient l’équipage de l’avion présidentiel, il a cependant estimé que ses
relations avec le régime actuel ne s’y prêtaient pas.
Il a jugé nécessaire que des questions essentielles soient éclaircies
pour sortir de la confusion actuelle, et que l’on sache notamment pourquoi le
régime de Kigali s’oppose à toute enquête sur cet attentat alors que c’est
l’élément qui a déclenché le génocide et les massacres d’avril à juillet 1994. Il
a fait valoir que, s’il s’avérait qu’il est étranger à cette affaire, les soupçons
qui pèsent sur lui seraient dissipés.
Il a déclaré que lui-même, lorsqu' il était encore Premier Ministre,
avait soulevé en Conseil des Ministres la question d’une enquête nationale ou
internationale sur l’attentat mais que le Président et le Ministre de la Défense
lui avaient répondu que ce n’était pas une priorité pour le pays, et que pour
les autres Rwandais assassinés, aucune enquête n’avait été menée.
Il a également fait remarquer qu’au début de l’année 1995, lorsque
le Gouvernement du Burundi a officiellement demandé au Gouvernement
rwandais de mener une enquête pour élucider les circonstances de la mort du
Président Cyprien Ntaryamira, la vice-présidence et la présidence de la
République rwandaise ont réagi d’une façon pour le moins suspecte : le
Ministre de la Justice d’alors, M. Nkubito, à qui le dossier avait été confié, a
adressé une lettre au représentant spécial du Secrétaire général des Nations
unies, sollicitant son concours, mais le Directeur de cabinet du Président,
accompagné de hauts cadres de la vice-présidence, a été dépêché très
rapidement auprès du Ministre de la Justice avec l’ordre de rattraper
l’original de la lettre avant qu’elle ne parvienne aux bureaux du représentant
spécial et de le détruire ainsi que les copies éventuellement distribuées, ce qui
revenait à retirer ainsi la demande d’enquête. M. Faustin Twagiramungu a
précisé qu’il existait des témoins de ce qu’il avançait, et que ceux-ci étaient
même dans l’assistance.
S’agissant du rôle des armées étrangères dans la guerre du Rwanda,
il a ajouté qu’on avait l’impression, lorsqu’on débat de cette question, qu’une
seule partie n’avait pas le droit à l’assistance extérieure, c’est-à-dire,
curieusement, l’agressé, le gouvernement légitime du Rwanda et ce pays
lui-même, comme si l’autre partie au conflit avait mené la guerre pendant
quatre ans avec des pierres et des bâtons. S’étonnant de ce parti pris, il s’est
demandé pourquoi, alors qu’aujourd’hui l’on s’empresse pour désigner les
fournisseurs d’armes du gouvernement rwandais de l’époque 1990-1994 -la
France, l’Afrique du Sud et l’Egypte- personne ne veut, en revanche,
évoquer le rôle de l’armée ougandaise -la National Resistance Army (NRA)-
dans cette guerre, ou même s’interroger sur les fournisseurs d’armes du
Front patriotique rwandais, comme si celui-ci n’avait eu besoin ni de moyens,
ni d’assistance pour prendre le pouvoir à Kigali.
Il a mentionné l’arrestation, relatée en septembre 1992 par la presse
américaine, d’un Américain et d’un Ougandais, à l’aéroport d’Orlando en
Floride, au moment où ils s’apprêtaient à embarquer pour l’Ouganda, de
façon illicite, une cargaison d’armes dans laquelle se trouvaient des missiles
antichars et des lance-missiles, d’une valeur de 18 millions de dollars. Il a
précisé que le capitaine ougandais arrêté s’appelait Innocent Bisangua et
qu’il était l’adjoint du secrétaire particulier du Président Museveni et le beaufrère
de Peter Banyingana, Major de la NRA et membre du FPR, tué lui aussi
au Rwanda, pendant la guerre, en octobre 1990.
Il s’est demandé pourquoi, si ces armes n’étaient pas destinées à un
tiers, l’Ouganda, qui n’était pas sous embargo, n’avait pas passé sa
commande par les voies autorisées et s’est étonné que ce type de questions
ne soit jamais posé alors que le Rwanda, au contraire, était sans cesse mis en
accusation.
Il s’est interrogé également sur la présence, à la veille du 6 avril
1994, d’un détachement de Marines américains à Bujumbura, avec, selon les
termes du Colonel belge Marchal devant la Commission parlementaire
d’enquête du Sénat belge, des hélicoptères de combat, et surtout sur les
raisons de l’empressement de ce détachement à proposer ses services à la
MINUAR, avant même l’assassinat des Présidents rwandais et burundais. Il
s’est demandé si cette présence n’aurait pas eu un lien direct avec la présence
à Kigali, l’après-midi du 6 avril 1994, de l’attaché militaire américain auprès
du Rwanda et du Burundi, résidant au Cameroun, qui a organisé l’évacuation
des ressortissants et du personnel de l’ambassade américaine au Rwanda, le
8 avril 1994.
M. Faustin Twagiramungu a ensuite achevé son exposé faisant état
des crimes qu’il attribue au FPR.
Il a souligné que, le 6 novembre 1994, alors qu’il était lui-même
encore Chef du Gouvernement, son parti, le MDR, dont il était Président,
avait dénoncé les crimes du FPR et son incompétence dans un document de
trente-deux pages. Il a précisé que ce document, qui était public, dénonçait
franchement un second génocide, perpétré par le FPR, ainsi que les méthodes
qu’il utilisait pour exterminer ses opposants, tous qualifiés d’Interahamwe, ce
terme désignant, pour ses éléments extrémistes, les Hutus d’une façon
générale.
Ajoutant que personne ne naissait extrémiste, il a exposé que, de
1990 à 1994, la communauté internationale avait préféré ignorer les crimes
du FPR commis dans le nord du pays, alors que presque un million de
personnes avaient fui cette région pour échapper aux massacres
systématiques de 1991 et 1993.
Il a jugé que, d’avril à juillet 1994, il y avait eu une sorte de
compétition dans l’extermination des populations, entre les soldats du FPR et
les Interahamwe, dans les régions sous leur contrôle. Il a également insisté
sur le fait que, de juillet 1994 à mai 1998, les crimes n’ont jamais cessé et se
sont même étendus aux camps de réfugiés de l’ex-Zaïre, le FPR, qui
considérait les réfugiés globalement comme des criminels, les ayant
poursuivis et en ayant massacré sans doute plus de 200 000 tout au long de
leur exode. Il s’est scandalisé du silence qui a régné sur ces faits et de
l’interprétation selon laquelle tous ces réfugiés étaient des criminels et des
Interahamwe. Il a déclaré que le fait que les Rwandais hutus restaient
impuissants devant ces crimes ne les leur faisait pas oublier pour autant.
Il a rappelé qu’en octobre 1995, alors qu’il déclarait, chiffres à
l’appui, que plus de 250 000 personnes avaient été tuées par le FPR, il
n’avait rencontré que blâmes et incrédulité. Il a indiqué que le Président
Bizimungu et le vice-Président Kagame avaient minimisé sa déclaration en
essayant d’ironiser, répondant que c’était sans doute lui-même qui était
responsable de tous ces morts. Il s’est déclaré très déçu que la presse ait
préféré ignorer ce chiffre très élevé, dans la mesure où il n’y en avait aucune
image.
Il a insisté sur le fait que le FPR avait tué, avant 1994 et après, et
qu’il continuait de tuer des populations innocentes dans la région du
nord-ouest et dans celle de Gitarama, dans le centre du pays, sous prétexte
de combattre d’hypothétiques infiltrés. Il a ajouté qu’il s’agissait là d’une
guerre cachée, menée loin des journalistes, et qu’on venait maintenant d’en
chasser les représentants du Haut Commissariat des Nations Unies pour les
droits de l’homme, afin que le travail puisse continuer silencieusement.
En conclusion, M. Faustin Twagiramungu a demandé qu’une
enquête internationale soit menée sur tous ces crimes et sur la vraie nature de
la guerre qui sévit actuellement au Rwanda. Il a expliqué aussi qu’il fallait
qu’un recensement des victimes soit fait au Rwanda dans l’intérêt des droits
de l’homme et pour que le monde sache ce qui s’est passé. Il a estimé qu’on
devait savoir combien de Hutus et de Tutsis sont morts, pourquoi et
comment. Il a trouvé invraisemblable que, tandis que des dirigeants
d’organisations humanitaires, des « spécialistes du Rwanda », n’hésitent pas
à avancer des chiffres, et que ceux-ci varient, selon les ouvrages, de
500 000 à 800 000, 850 000, 1 000 000, voire, pour certaines personnalités
belges, 1 500 000 Tutsis tués, les Rwandais soient dans l’incapacité de
produire des évaluations du nombre des victimes et doivent se taire, comme
s’ils n’avaient aucune connaissance de leur propre pays. Il a jugé que,
moyens limités et pauvreté mis à part, les Rwandais devaient absolument
établir qui était mort et qui avait été tué par qui.
Il a considéré que l’avenir du Rwanda serait toujours compromis
tant que le FPR restera impuni pour ses crimes et qu’il fallait en finir avec
cette dichotomie entre les diables qui doivent être poursuivis et gardés dans
leur enfer et les anges qui doivent faire les lois.
Exposant alors que, par delà la mission d’information, il s’adressait
au monde entier, M. Faustin Twagiramungu a demandé solennellement que
soient effectués :
— le recensement de la population rwandaise, compte tenu de la
publication de chiffres controversés par différentes sources ;
— une enquête sur l’assassinat des Présidents rwandais et burundais
ainsi que des citoyens rwandais, burundais et français présents à bord de
l’avion présidentiel. Il a estimé incompréhensible qu’aucune enquête ne soit
faite non seulement sur la mort du Président Habyarimana et du Président
Ntaryamira, mais aussi sur celle des trois membres français de l’équipage,
dont le commandant de bord, qu’il connaissait personnellement ;
— une enquête sur les circonstances de l’assassinat, le 8 avril, à
Kigali de deux gendarmes français. Il a précisé qu’il y avait dans l’assistance
des témoins qui avaient vu les meurtriers passer.
Enfin, indiquant qu’en janvier 1994, M. Bernard Debré avait été
reçu en audience par le Président Habyarimana qui lui avait dit, selon un
témoin qui assistait à cette audience, sa crainte d’une mort future et qu’il
allait être assassiné, il a souhaité que cette affirmation puisse être vérifiée,
dans la mesure où elle signifiait que la mort du Président Habyarimana était
une mort programmée et que les circonstances pouvaient en être éclaircies.
En conclusion de son exposé, M. Faustin Twagiramungu a conclu
que, ni lui, ni ses amis politiques n’étaient allés en politique pour tuer mais
pour donner l’espoir aux jeunes et aux générations qui viendront, avec
l’ambition peut-être que leur pays puisse aussi un jour rejoindre le niveau
démocratique et économique des pays développés. Il a ajouté qu’en tout état
de cause, ils n’avaient jamais souhaité la mort des leurs, ni des paysans, qu’ils
soient Tutsis ou Hutus, ni des Présidents, du Rwanda ou du Burundi.
Après avoir remercié M. Faustin Twagiramungu pour son
témoignage et l’éclairage qu’il apportait à la mission, le Président Paul
Quilès lui a posé trois questions.
Rappelant qu’en 1993 les partis d’opposition, dont le MDR, avaient
signé un mémorandum dénonçant la situation critique dans laquelle se
trouvait le Rwanda, la paralysie et le dysfonctionnement des institutions, et
rejetant le manichéisme ethnique qui a fait le malheur du pays, il a demandé
ce qu’était devenu ce mémorandum, quelle diffusion il avait eu et si
M. Faustin Twagiramungu savait ce que le Président Habyarimana en pensait
et les suites qu’il lui avait données.
Evoquant ensuite une visite de M. Faustin Twagiramungu aux
Etats-Unis en juin 1994, il lui a demandé s’il avait trouvé dans ce pays un
soutien politique ou financier pour la mise en oeuvre des accords d’Arusha.
Enfin, il lui a demandé quel bilan il faisait, avec le recul, de son
passage au gouvernement du Rwanda comme Premier Ministre entre juillet
1994 et août 1995.
M. Faustin Twagiramungu a répondu que le mémorandum de
1993 avait d’abord servi de base aux Rwandais pour discuter de la situation
de leur pays. S’agissant de son application en revanche, le Président
Habyarimana avait expliqué qu’avant de le mettre en vigueur, il fallait déjà
mettre en oeuvre les accords d’Arusha qui venaient d’être signés. Ceux-ci ne
l’ayant pas été, les questions sont restées en suspens.
M. Faustin Twagiramungu a ensuite précisé que, lorsqu’il était allé
en juin 1994 aux Etats-Unis, alors qu’il était désigné comme Premier
Ministre depuis le 4 août 1993, il était invité, non par le Gouvernement
américain mais par des ONG et certaines personnalités qui souhaitaient le
rencontrer. Aussi, bien qu’il ait profité de ce voyage pour nouer des contacts,
il n’avait reçu au cours de celui-ci aucun appui officiel, ni politique ni
financier.
Enfin, il a qualifié d’amer et de négatif le bilan de son expérience en
tant que Premier Ministre. Il a précisé qu’il avait quitté Bruxelles pour Kigali
et accepté de participer au Gouvernement dans l’espoir de contribuer à
ramener la paix au Rwanda, d’assister de façon concrète tous ceux qui
souffraient, mais qu’il avait constaté, dès son arrivée, que cela ne serait pas
possible et avait alors décidé de se conduire en responsable jusqu’au moment
où il ne pourrait plus rester en fonction.
Il a expliqué qu’il s’était trouvé face à une situation très différente
de celle prévue par l’accord de paix d’Arusha. Il a énuméré les difficultés
qu’il avait eu à affronter. Les députés militaires au Parlement n’étaient pas
prévus par les accords d’Arusha. Or, en pratique, ce sont ces députés
militaires qui ont agi. Les fonctions de vice-Président n’étaient pas prévues
non plus dans l’accord de paix. Or il y avait un vice-Président, faisant
d’ailleurs pratiquement fonction à la fois de Président de la République et de
Premier Ministre. De plus, la situation était telle que le Président avait pu,
sans consulter le Premier Ministre, déclarer à la radio que tous les pouvoirs
de ce dernier lui étaient transférés.
Pendant les quatorze mois où il a été Premier Ministre, le
Gouvernement a tenu des réunions de Cabinet -de Conseil des Ministresdeux
fois par semaine, le mardi et le vendredi ; cependant, le Premier
Ministre lui-même n’en a présidé qu’une seule et les décisions qui ont alors
été prises ont été immédiatement rapportées lorsque le vice-Président est
arrivé.
Par ailleurs, M. Faustin Twagiramungu a exposé que les membres
MDR du Gouvernement avaient insisté, pratiquement à chaque Conseil des
Ministres, pour que la sécurité des populations soit assurée et que cette
question était devenue une pomme de discorde. Il a ajouté que le Premier
Ministre n’était pas mis au courant des déplacements des militaires et ne
recevait aucun rapport sur ce sujet.
Il a rappelé qu’il s’était élevé, dans un document du 6 novembre
1994, contre les tueries et les massacres continuels, que l’on essayait de
cacher. Il a précisé que des journalistes français, les journalistes de
Libération surtout, avaient fait état de ces massacres.
M. Jacques Myard a alors demandé à M. Faustin Twagiramungu
s’il avait une idée des raisons pour lesquelles s’était développé ce qu’il a
appelé « la pensée unique sur le Rwanda » aux termes de laquelle le FPR a
le beau rôle et les autres le mauvais et s’il pouvait revenir sur les tenants et
aboutissants de la mort du Président Habyarimana.
M. Faustin Twagiramungu a répondu qu’il voyait deux raisons au
développement d’une pensée unidirectionnelle, une pensée unique sur le
Rwanda. D’une part, il n’y a pas de Rwandais outillé pour éclairer l’histoire,
d’autre part, le FPR, au contraire des Rwandais de l’intérieur, excelle dans le
domaine de la communication et des relations publiques.
Il a estimé que, pour que les choses changent, il faudrait à la fois
que les Rwandais puissent écrire leur histoire convenablement, et que le FPR
ne soit pas seul à maîtriser les médias. S’agissant du premier point, il a
expliqué qu’à la suite des écrits de l’abbé Alexis Kagame, toute l’histoire du
Rwanda continuait à être interprétée en fonction de la dichotomie
Hutu-Tutsi, comme si rien n’avait changé. Pour ce qui concerne la seconde
question, il a précisé que le FPR avait très bien su créer des réseaux de
communication, de services et d’influence grâce auxquels l’information sur le
Rwanda avait tendance à toujours suivre les mêmes lignes.
Il a ensuite rappelé qu’il existait deux thèses sur les responsables de
la mort du Président Habyarimana. La première est celle des extrémistes
hutus de l’armée. Une partie de l’entourage du Président Habyarimana
voulait sans doute qu’il ne signe pas les accords de paix d’Arusha. Or, bien
qu’il ait entendu des témoignages selon lesquels, avant son départ pour Dar
Es-Salam, le 6 avril, le Président avait indiqué qu’il était disposé à appliquer
désormais les accords d’Arusha, M. Faustin Twagiramungu a douté de
l’intérêt qu’aurait pu présenter, pour des Rwandais, l’assassinat du Président
Habyarimana. Il a considéré que la situation créée après sa mort l’a montré
puisqu’il n’y avait pas de dauphin, que de ce fait c’est la confusion qui a
régné et que, finalement, au lieu de gouverner, les nouveaux dirigeants ont
pris les machettes.
Il a estimé qu’avec le recul, seul le FPR avait intérêt à tuer le
Président Habyarimana.
Après avoir salué le caractère objectif de l’exposé des faits qu’avait
présentés M. Faustin Twagiramungu, M. René Galy-Dejean s’est déclaré
frappé du jugement très positif qu’il portait sur le rôle et l’action de la France
au Rwanda, alors même qu’il se décrivait comme un opposant au Président
Habyarimana et que, souvent, la mission entendait reprocher à la France
d’avoir trop apporté son soutien au régime de ce dernier.
C’est pourquoi il lui a d’abord demandé si le jugement positif qu’il
exprimait aujourd’hui à l’égard du rôle de la France résultait d’une analyse
formulée avec le recul du temps ou s’il pensait déjà de même lorsqu’il était,
au Rwanda, un opposant au Président Habyarimana.
Après avoir observé que la connotation raciale qu’on pouvait
donner au génocide au début des travaux de la mission avait progressivement
laissé la place à l’analyse d’une guerre civile entre, certes, des ethnies, mais
surtout des groupes qui se disputaient le pouvoir, il a souligné que
M. Faustin Twagiramungu proposait à la mission un nouvel éclairage des
événements. En précisant que l’offensive du FPR n’était souhaitée, ni par les
Hutus de l’opposition, ni par les Tutsis de l’intérieur, en ajoutant qu’elle
n’était même pas souhaitée par tous les Tutsis expatriés, dont une grande
partie se satisfaisait des accords d’Arusha et des déclarations faites sur le
retour des exilés, il faisait naître l’hypothèse que l’offensive du FPR aurait pu
être, ni plus ni moins, une offensive extérieure contre le Rwanda, diligentée,
organisée et aidée par des Etats étrangers qui pouvaient avoir intérêt à
affaiblir ce pays ou à le subordonner à telle ou telle mainmise. Il a alors
demandé à M. Faustin Twagiramungu s’il confirmait cette analyse.
M. Faustin Twagiramungu a répondu que les opposants rwandais
étaient eux-mêmes surpris de la dureté avec laquelle la France était mise en
cause au Rwanda. Il a souligné qu’en 1993 le Président Habyarimana pensait
que le détachement Noroît ferait partie de la force internationale chargée
d’assurer la paix pendant la période de mise en place des institutions à base
élargie, et que cette perspective avait compté dans sa décision d’accepter
cette force. Si M. Faustin Twagiramungu s’était alors opposé au maintien du
détachement Noroît, c’est parce que le FPR avait brusquement exprimé son
refus de ce maintien. Les Rwandais démocrates voulant que les accords de
paix puissent être conclus, la conséquence en était qu’il fallait que le
détachement Noroît parte.
S’agissant de la période de l’opération Turquoise, M. Faustin
Twagiramungu a expliqué que, rescapé lui-même des militaires hutus
assassins, il lui était impossible de dire qu’il aurait souhaité leur victoire.
Pour autant, il ne pouvait admettre qu’on dise qu’il souhaitait la victoire des
autres militaires, ceux du FPR, dans la mesure où ils massacraient également.
Il aurait souhaité que les deux tendances puissent s’entendre.
Malheureusement, l’une voulait continuer à tuer, l’autre voulait le pouvoir.
Il a exposé aussi que ce qu’on disait de l’action de la France, avant
et pendant le génocide, ne correspondait pas à ce que les Rwandais avaient
vécu. Il a ajouté que si, pour certains, le génocide n’était pas sans lien avec
des intérêts politiques, ces intérêts n’étaient pas d’un seul côté. Il a déclaré
qu’il ne croyait pas du tout et qu’il n’avait jamais cru, quand il était au
Rwanda, à la propagande selon laquelle M. François Mitterrand était l’ami du
Président Habyarimana. On voyait mal d’ailleurs sur quels éléments aurait été
fondée cette amitié personnelle.
Il a expliqué qu’il fallait faire la part des choses. Il a exposé que le
Rwanda avait bénéficié de l’assistance de la France, tant économique que
militaire, et fait valoir que cette assistance n’avait jamais été cachée puisque,
sur le plan militaire, un accord avait même été signé. Il a justifié l’assistance
fournie par la France en expliquant qu’il était hors de question qu’un pays
attaqué dénonce sa coopération militaire avec une grande puissance,
uniquement pour montrer au monde ses bonnes intentions.
Il a ajouté que le recul ne faisait que confirmer son analyse de
l’époque et que son seul but, en s’exprimant ainsi, était de dire la vérité.
Il s’est déclaré franchement stupéfait d’entendre dire que la France
avait, par exemple, fait tuer des gens. En tant qu’Africain rwandais, il a jugé
invraisemblable qu’un pays comme la France, avec toute son histoire, puisse
se laisser aller à assister un président et des militaires dans l’accomplissement
d’assassinats à la chaîne. Il a invité ceux qui disent avoir des preuves à les
produire.
Prenant un exemple précis, il a expliqué qu’en effet des militaires
français étaient présents sur le pont franchissant la rivière Nyabarongo pour
vérifier les identités. Il a cependant fait valoir que ce pont était un point
stratégique très important entre Kigali, les régions du Rwanda, le Zaïre et le
Burundi, et qu’on n’allait pas le détruire uniquement pour que les militaires
français qui assistaient l’armée rwandaise ne soient pas soupçonnés de
participer à des rafles à caractère raciste ou ethnique. Il a conclu qu’on
n’avait pas le droit d’interdire à un pays de recourir à des alliés qui
acceptaient de tenter de le sauver.
A propos du génocide, M. Faustin Twagiramungu a fermement
exclu la connotation raciale. Il a ironisé sur les Tutsis de deux mètres,
d’origine égyptienne, éthiopienne, voire sémite du Moyen-Orient, expliquant
qu’il n’en voyait pas au Rwanda, proposant, s’il en existait, qu’ils se
manifestent, et noté au contraire que bien des Bantous sont très grands,
mesurant jusqu’à deux mètres, et qu’avec ce type de clichés, auquel il
n’adhérait pas, on arriverait à faire passer le Président du Sénégal pour un
Tutsi. Il a estimé qu’en tout état de cause, la taille ou la forme du nez et des
épaules n’avaient jamais constitué une raison pour s’exterminer.
Il a ajouté qu’autant ce n’était pas les Rwandais qui avaient
demandé aux Belges de les enregistrer comme Hutus ou Tutsis, autant ils
avaient une analyse précise de ce qu’ils entendaient par Hutu et Tutsi et que
ce n’était pas les Occidentaux qui étaient venus le leur apprendre.
En revanche, il a approuvé l’analyse selon laquelle il s’agissait d’une
guerre civile. Rappelant qu’en aucun cas, les personnes appartenant aux
partis opposés à la politique du Président Habyarimana n’étaient toutes des
Tutsis, il s’est élevé contre l’oubli systématique des morts hutus sous le
prétexte qu’ils n’étaient pas tutsis. Il a expliqué que, lorsqu’il était revenu à
Kigali, on lui avait ordonné de ne plus jamais mentionner les trente-deux
personnes de sa famille proche, neveux, nièces et autres, tuées pendant le
génocide car c’étaient des Hutus. Il a insisté sur le fait qu’il n’était pas le seul
Hutu à avoir perdu des membres de sa famille, que les Interahamwe avaient
tué beaucoup de Hutus, et s’est scandalisé qu’on veuille faire croire au
monde le contraire.
Il a expliqué qu’en fait, les belligérants ne voulaient pas arrêter la
guerre, tout simplement parce que le pouvoir était à ce prix. Il a ajouté que si
l’on avait voulu vraiment arrêter la guerre, si l’on avait invité les Américains,
les Français, les Belges à calmer le jeu, les choses se seraient passées
autrement. A l’appui de ses dires, il a réclamé qu’on lui montre une seule
déclaration du FPR, écrite ou radiodiffusée, demandant au monde de l’aide
pour que l’on cesse de tuer les Tutsis. Assurant qu’on ne pouvait pas le faire
car il n’en existait pas, il a révélé qu’en revanche, il disposait d’un
témoignage écrit indiquant le contraire.
Il a expliqué que, le 11 avril, alors qu’il était caché dans les locaux
de la MINUAR, il avait réussi à faire parvenir une note au quartier général
du FPR installé dans le bâtiment du Conseil national du développement, à un
kilomètre de l’endroit où il était, demandant qu’on s’entende pour mettre fin
à ce qui était en train de se passer. Il a indiqué qu’il avait reçu, le 13, la
réponse suivante, noir sur blanc, manuscrite : « Non, nous avançons très
bien. Nous allons continuer. » Il a conclu que ce message, par lequel le FPR
révélait qu’il préférait continuer à se battre plutôt que de discuter de l’arrêt
du génocide, montrait bien que c’était d’une guerre civile qu’il s’agissait et
que la question ethnique n’était qu’un prétexte pour prendre le pouvoir.
Il a ajouté que le soutien de l’Ouganda au FPR était la contrepartie
du soutien qu’avait apporté le FPR à Yoweri Museveni pour prendre le
pouvoir en Ouganda et que, pour les Rwandais, voir le FPR prendre le
pouvoir pouvait être comparé à une situation où, en Europe, on aurait vu des
Européens, chassés enfants de leur pays avec leurs parents et exilés aux
Etats-Unis, puis devenus Ministres de la Défense ou chefs d’état-major de
l’armée américaine, revenir en cette qualité reconquérir leur pays les armes à
la main.
Il s’est étonné aussi qu’on recherche la provenance des armes qui
avaient permis au Rwanda de se défendre, sans se demander d’où venaient
celles qui servaient à l’attaquer. A propos des buts de guerre des vainqueurs,
il s’est étonné que, pour déloger des réfugiés d’un camp situé au Zaïre à
six kilomètres de Goma, on ait eu besoin de les pourchasser jusqu’à
l’Atlantique.
M. Pierre Brana a rappelé qu’en février 1993, à Bujumbura, des
discussions entre des représentants des partis d’opposition, dont le MDR, et
le FPR avaient abouti à la publication d’un communiqué appelant au
cessez-le-feu, au retrait des forces étrangères, c’est-à-dire françaises, à la
reprise des négociations d’Arusha, au retour des personnes déplacées et à
l’engagement d’actions judiciaires contre les auteurs des massacres. Peu
après, le 2 mars, le Président Habyarimana avait réuni à Kigali une
conférence nationale, où se trouvait également représenté le MDR, qui avait
été suivie d’un communiqué contredisant totalement celui de Bujumbura,
condamnant le FPR, remerciant les forces armées, trouvant bienvenue la
présence militaire française et condamnant l’Ouganda pour son soutien au
FPR. Il a ajouté qu’il croyait savoir que la direction du MDR avait pris
position pour ceux qui avaient participé à la réunion de Bujumbura avec le
FPR et condamné les représentants du MDR qui se trouvaient avec le
Président Habyarimana. Il a alors demandé à M. Faustin Twagiramungu s’il
pouvait donner des explications à la mission sur ce point.
Il lui a également demandé quelle avait été la réaction des membres
du MDR à la nomination, le 9 avril 1993, de M. Jean Kambanda, également
membre du MDR comme Premier Ministre du Gouvernement dit
« intérimaire ».
Il lui a enfin demandé son sentiment sur l’opération Turquoise.
M. Faustin Twagiramungu a répondu que la première question
mettait bien en évidence une contradiction. Il a expliqué que les dirigeants du
MDR étaient allés à Bujumbura, juste après l’offensive du FPR, étant donné
qu’à la suite de conversations avec les ambassadeurs des Etats-Unis, de
France, de Belgique, et le nonce apostolique, il apparaissait que le FPR
pouvait infléchir ses positions. M. Faustin Twagiramungu a précisé qu’il
s’agissait de discuter avec le FPR et d’envisager une solution permettant de
poursuivre les négociations d’Arusha. Il a confirmé qu’à la suite de cette
discussion, un communiqué avait été publié à Bujumbura. Précisant que les
membres du MDR qui ont signé plus tard le communiqué du 2 mars, avaient
également signé le communiqué de Bujumbura, il a ajouté que cette
contradiction marquait tout simplement le début des divisions du MDR entre
ceux qui soutenaient le processus d’Arusha et qui estimaient qu’il fallait
absolument que le pouvoir puisse être partagé au Rwanda, tendance dont
lui-même faisait partie, et la tendance Hutu Power, qui souhaitait s’associer
aux militaires pour combattre le FPR et refuser le partage du pouvoir.
S’agissant de la nomination de M. Kambanda, M. Faustin
Twagiramungu a répondu qu’étant données les positions de ce dernier sur le
communiqué de Bujumbura, il s’était opposé à sa nomination, laquelle est en
fait restée lettre morte. Il a ajouté qu’il ne voulait pas que l’opposition au
MRND aille jusqu’au refus de reconnaître le Président, et que lui-même, au
contraire d’autres membres du bureau politique, l’appelait par son titre, qui
se traduit par « Excellence » en français, parce qu’il estimait que le Président
de la République représente l’ensemble des institutions. Il a expliqué aussi
qu’il ne pouvait pas tolérer non plus que les gens qui s’opposaient à la
négociation des accords de paix d’Arusha puissent se présenter comme
candidats à un poste de ministre et précisé que M. Kambanda n’était accepté
ni par le MRND, ni par le parti social-démocrate, le PSD, ni par le parti
libéral, et qu’il n’était soutenu que par une fraction du MDR.
S’agissant de l’opération Turquoise, il a d’abord rappelé que, lors
de son déclenchement, il était réfugié à Bruxelles, et que les seules
informations dont il disposait étaient celles publiées dans la presse. Dans la
mesure où il y lisait que la France envoyait une force pour contrecarrer
l’avance du FPR ou qu’elle voulait renforcer la position des militaires
partisans du Président Habyarimana pour qu’ils puissent continuer le
génocide, il était très embarrassé pour soutenir cette opération. Il a ajouté
qu’avec le recul, il apparaît que ce n’était pas pour soutenir M. Habyarimana
-qui était mort- ou pour que les militaires puissent continuer à massacrer que
l’opération a été menée. Supposant que ceux qui critiquent l’opération
Turquoise n’en ont certainement pas encore discuté avec les Rwandais, et ce
d’autant plus logiquement que les paysans rwandais ne parlent pas français, il
a souligné que, dans la préfecture de Cyangugu, située dans la zone
Turquoise, dont il est originaire, et où les Interahamwe ont détruit pendant
cette période tous les biens publics, y compris les hôpitaux et le bâtiment de
la préfecture, les réfugiés dans les camps, notamment des Tutsis, lui ont dit
que, si l’opération n’avait pas eu lieu, ils auraient tous été exterminés et
qu’ils se félicitaient qu’elle ait été menée. Il a ajouté que, malgré son
opposition initiale, il affirmait, maintenant qu’il était informé, qu’on ne
pouvait pas dire que la force Turquoise soit allée soutenir les assassins.
Evoquant la période allant de la fin de l’année 1993 au début de
l’année 1994, qui a vu la conclusion des accords d’Arusha, le retrait des
troupes françaises et la marche vers le génocide et rappelant que ce qui
caractérise un génocide ce n’est pas seulement l’ampleur des massacres, mais
aussi leur éventuelle préméditation, M. François Lamy a interrogé
M. Faustin Twagiramungu sur le climat qui régnait alors au Rwanda. Il lui a
demandé si l’on sentait une montée des fanatismes pouvant déboucher sur un
génocide et s’il avait eu connaissance, à cette époque, d’éléments plus précis
tels que des listes, un comité secret, bref des preuves d’une planification
réelle des massacres qui avaient débuté après l’attentat contre le Président
Habyarimana.
Rappelant que, dans la presse et dans certains livres, des accusations
avaient été portées, non pas contre la politique française dont M. Faustin
Twagiramungu avait souligné le caractère bénéfique, mais contre certains
Français présents au Rwanda, fonctionnaires ou militaires, il lui a demandé si,
en tant que responsable de l’opposition à cette époque, la politique de la
France lui était apparue comme unique ou s’il avait eu l’impression que
certains fonctionnaires français, civils ou militaires, pouvaient être engagés
du côté du Hutu Power.
Il s’est enfin interrogé sur la nature des rapports que M. Faustin
Twagiramungu entretenait avec les responsables politiques français. Il lui a
demandé plus précisément si, outre l’ambassadeur de France, il avait des
contacts avec l’équipe chargée de conseiller le Président François Mitterrand
sur la politique africaine ou avec d’autres interlocuteurs.
M. Faustin Twagiramungu a répondu qu’il lui était très difficile
d’entreprendre une analyse sur la planification ou la préparation du génocide,
qui demanderait de maîtriser trop d’éléments. S’agissant de la préméditation
des massacres, il a indiqué qu’il était visible que, d’un jour à l’autre, les
choses pouvaient mal tourner, que par exemple les assassinats qui se
multipliaient dans le pays n’étaient pas des signes encourageants et que c’est
pour cette raison que le MDR poussait à l’application des accords de paix
d’Arusha, pour calmer le jeu et mettre en place un gouvernement qui puisse
offrir des garanties aux uns et aux autres, y compris aux membres du MRND
puisque ce parti devait continuer à occuper des postes tels que les ministères
de l’intérieur et de la défense.
Il a précisé qu’en revanche, si l’on pouvait estimer que la violence
allait un jour se déchaîner, il était difficile de savoir comment. Il a ajouté que
les partisans de la CDR que l’on voyait chanter publiquement : « nous allons
exterminer », n’avaient jamais dit qu’ils allaient exterminer seulement les
Tutsis, mais qu’ils visaient aussi l’opposition qui, si elle comportait des
Tutsis, était d’abord constituée par des Hutus. Il a affirmé avec force que
l’extermination ne visait pas que les Tutsis à ce moment-là, et qu’il n’avait
jamais cru qu’il y avait une préparation d’extermination des Tutsis
uniquement. Il a rappelé que si, du 13 avril jusqu’en juillet, les Tutsis avaient
bien été exterminés, le 8, le 9, le 10 et le 11, c’était des personnes de
l’opposition, des Hutus, qui étaient systématiquement tués. S’agissant de
ceux-ci, il a rejeté le qualificatif de Hutus « modérés » comme s’il s’agissait
de Hutus sans convictions, plus susceptibles de compromission avec les
Tutsis que les autres, et expliqué qu’il s’agissait tout simplement de
démocrates.
Il a ajouté que le fait qu’on vérifie qui est Tutsi et qui ne l’est pas,
ou qui cache qui, ne constituait pas une preuve suffisante d’un génocide
ethnique. Précisant qu’il avait vu des listes sur lesquelles figuraient des
membres du FPR habitant les Etats-Unis, il s’est interrogé sur leur raison
d’être et leurs auteurs, les Hutus extrémistes, s’ils pouvaient avoir une force
suffisante pour manier la machette, n’ayant certainement pas la capacité
d’aller tuer des gens résidant aux Etats-Unis ou en Ouganda.
S’agissant de l’attitude des représentants de la France, il a déclaré
que, lorsqu’il participait à la vie en politique au Rwanda, il n’avait jamais
constaté à un seul moment que les fonctionnaires français, à l’ambassade ou
ailleurs, penchaient plus du côté du MRND que du MDR et que, lors de ses
multiples rencontres avec le Colonel Bernard Cussac, les problèmes évoqués
étaient ceux de la sécurité ou de la mise en place du gouvernement de
transition à base élargie. Il a ajouté que la seule chose que lui demandaient
les Français était de négocier. Il a souligné qu’il ne pouvait croire que des
responsables français importants aient pu dire qu’il fallait aider les Hutus
clandestinement, et rappelé que le cadre des relations franco-rwandaises était
bien précis, celui de la coopération avec un pays souverain. Il a d’ailleurs
jugé que, si ce pays était dirigé par le Président Habyarimana, bien des
décisions qu’il prenait auraient pu l’être également par des membres de
l’opposition s’ils avaient été à sa place.
S’interrogeant sur la période du 17 juillet 1994 au 25 août 1995
pendant laquelle M. Faustin Twagiramungu avait été Premier Ministre d’un
gouvernement d’union nationale, alors que le FPR venait de prendre le
pouvoir, M. Jean-Bernard Raimond lui a demandé quels éléments lui
avaient inspiré confiance pour prendre ce poste et sur quelles forces
politiques il avait alors pensé s’appuyer pour mettre en oeuvre ses idées.
Remarquant que, le 31 juillet, un détachement de l’armée américaine
était arrivé à Kigali, alors que les Etats-Unis avaient cessé le 15 de
reconnaître l’ancien gouvernement rwandais, il lui a demandé si, eu égard au
caractère assez catastrophique de la situation du pays au moment où son
gouvernement s’installait, il avait pu penser que, d’une manière ou d’une
autre, la présence des Américains aurait pu l’aider.
M. Faustin Twagiramungu a répondu que, bien qu’il ait su par la
lecture de la presse, et notamment des coupures de journaux qu’on lui faisait
parvenir d’Ouganda, que le FPR ne souhaitait pas son retour, il avait fini par
se décider à assumer les fonctions de Premier Ministre. Il a précisé qu’il avait
agi sous la pression de certaines personnes de la communauté internationale
qui lui disaient qu’il fallait reconstruire son pays, et qui lui rappelaient qu’il
avait été désigné par les accords de paix d’Arusha, dont le FPR soutenait
qu’il allait les mettre en application. Mais il a indiqué qu’il avait aussi pris sa
décision parce qu’il avait été contacté dans ce but par celui qui allait devenir
le Ministre de l’Intérieur de son Gouvernement, M. Seth Sendashonga.
Il a ajouté que, malgré son scepticisme, il était allé voir le Président
Museveni, avec qui il avait eu une conversation dont il avait déjà parlé, le
Président Mwinyi de Tanzanie ainsi que le Premier Ministre et le Ministre des
Affaires étrangères de ce pays, leur demandant ce qu’ils pensaient de l’avenir
du Rwanda, pays détruit où avait eu lieu un génocide. Il a indiqué que tous
l’avaient rassuré, disant qu’il fallait que les Rwandais essayent de travailler
ensemble. Rentré à Kigali, il s’était rendu compte cependant que la victoire
militaire avait vidé l’accord de paix d’Arusha, dont il pensait se prévaloir, de
toute portée. Ses partenaires lui ont reproché publiquement de ne pas avoir
combattu, certains lui faisant même comprendre que, de ce fait, son avis
n’avait aucune importance, alors que, parmi ces combattants, certains ne
connaissaient pas le pays, même s’ils avaient la nationalité rwandaise.
M. Faustin Twagiramungu a alors expliqué que son projet était de
rechercher la paix et de partager le pouvoir, en y associant même des
personnalités du MRND, parce que tous les membres de ce parti ne sont pas
mauvais, pour essayer de reconstruire le pays, inviter les exilés à revenir et
donner l’espoir aux gens. Mais comme il n’avait pas d’autre force pour
l’aider que sa propre conscience et sa volonté, cela n’a pas été possible. Il a
confié qu’il y croyait très sincèrement, même si on lui a dit qu’il était un peu
naïf de croire que des gens qui avaient pris le pouvoir par les armes allaient le
partager avec lui.
S’agissant de la venue de dirigeants américains à Kigali, il a expliqué
qu’il avait rencontré le Secrétaire d’Etat à la Défense d’alors, mais qu’on lui
avait alors fait savoir que discuter avec le Secrétaire d’Etat à la Défense
américain ne relevait pas des compétences du Premier Ministre mais de celles
du vice-Président, Ministre de la défense, et que l’affaire avait tourné court.
Il a souligné que c’était la première fois qu’il voyait les Etats-Unis
marquer un intérêt particulier pour le Rwanda. Il a ajouté que l’opération
avait été extrêmement rapide, et avait sans doute pour objet de signifier un
appui, sans intervention, au Gouvernement rwandais qui en avait été tout à
fait satisfait.
M. Jean-Claude Lefort a alors demandé à M. Faustin
Twagiramungu son appréciation, d’une part sur les conditions du départ des
responsables et des personnels du régime précédent durant les opérations
Amaryllis et Turquoise, d’autre part, sur les déclarations faites par l’un de ses
prédécesseurs au poste de Premier Ministre du Rwanda, M. Jean Kambanda,
devant le tribunal pénal international quant à ses responsabilités et à celle du
précédent régime dans le génocide.
M. Faustin Twagiramungu a répondu que, pendant l’opération
Amaryllis, il était caché dans les locaux de la MINUAR et qu’il ne suivait les
opérations que par le bruit des avions qu’il entendait et par des conversations
avec le Général Dallaire avec qui il se trouvait et qui le réconfortait ; aussi, ce
n’est pas avant le mois de juillet qu’il a vraiment pu savoir comment s’était
passée l’évacuation.
Il a indiqué qu’il ignorait s’il y avait eu un ordre du Quai d’Orsay ou
de l’Élysée concernant le choix des personnes à évacuer, mais qu’il savait
simplement que certaines personnes s’étaient réfugiées à l’ambassade de
Belgique et d’autres à l’ambassade de France. Quant à savoir si l’on avait
évacué des Hutus, des gens du MRND ou d’autres partis, ou encore des
Tutsis, il a avoué son ignorance, ajoutant toutefois qu’il savait que l’ordre
était d’évacuer les nationaux.
Il a souligné que lui-même n’était pas certain que les Américains
aient évacué tous ceux qui étaient dans leur ambassade et indiqué que les
Belges ne l’avaient pas fait du tout. Il a précisé qu’il ne pensait pas que les
refus d’évacuation aient touché les Tutsis uniquement, puisque lorsque son
épouse, l’épouse du Premier Ministre désigné, était allée frapper à la porte
d’une ambassade, qui n’était pas l’ambassade de France, avec ses enfants le
8 avril, à vingt-deux heures, on lui avait dit qu’on ne pouvait pas l’assister,
alors qu’il y avait d’autres personnes à l’intérieur. Lui-même, après qu’une
ambassade lui eut répondu au téléphone qu’elle ne pouvait pas l’assister,
avait été évacué par la MINUAR, grâce à l’intervention d’un ambassadeur
occidental.
Il a précisé que, pendant cette opération, la préoccupation des
Occidentaux, qu’ils soient français, belges, américains ou autres, était
l’évacuation de leurs nationaux. Par ailleurs, compte tenu du sentiment de
panique des gens qui voyaient les leurs tués, surtout à partir du 7 au matin, il
était devenu impossible d’évacuer de Kigali tous ceux qui voulaient l’être,
sauf à mettre en oeuvre des moyens extraordinaires. Il s’est alors demandé
comment on aurait pu décider du choix des personnes à évacuer.
A propos de l’accusation selon laquelle l’opération Turquoise aurait
permis l’évacuation de responsables du génocide, M. Faustin Twagiramungu
a souligné que, si certains cherchaient à quitter le Rwanda parce qu’ils
avaient commis des crimes, d’autres fuyaient tout simplement parce qu’ils
avaient peur du FPR, alors même qu’ils n’avaient pas commis de crimes. Il a
affirmé qu’il ne pourrait cesser un seul instant de défendre ces derniers, qui
ont été tués au Zaïre par la suite. Il s’est par ailleurs demandé par quel moyen
on aurait pu arrêter aux frontières des millions de personnes et les contrôler.
S’agissant de M. Kambanda, M. Faustin Twagiramungu a jugé que
le fait qu’il ait plaidé coupable était un acte de courage. Il a déclaré qu’il ne
croyait pas qu’il l’ait fait par jeu politique et pour échapper à ses
responsabilités. Il a considéré qu’il fallait assumer ses actes et que ce qui était
à déplorer au Rwanda, c’est le manque de responsabilité. Il a rappelé à ce
propos qu’après la mort du Président, les généraux n’avaient même pas osé
prendre le pouvoir qu’ils avaient laissé à un colonel retraité, directeur de
cabinet du Ministre de la Défense. Il a expliqué que c’est pour cela
qu’aujourd’hui, ce directeur de cabinet pouvait dire qu’il n’avait pas de
pouvoirs. Il a jugé qu’il était impossible d’accuser toute une population, qu’il
fallait que la responsabilité soit partagée entre les personnes qui prétendaient
diriger le pays pendant cette période, que si M. Kambanda avec son
gouvernement éphémère acceptait d’avoir incité les gens à s’exterminer, il
fallait qu’il assume cette conduite et accepte de désigner ceux qui ont
collaboré avec lui.
Rappelant que 150 000 personnes étaient aujourd’hui en prison au
Rwanda et estimant que les vingt-deux d’entre elles qui avaient été exécutées
le 24 avril n’étaient pas des planificateurs du génocide, il a demandé que les
responsables, qui ne sont pas seulement à Arusha mais qui se cachent un peu
partout, reconnaissent leurs actes. Il s’est élevé avec force contre l’idée de
considérer toutes les personnes qui ont participé au gouvernement du
Rwanda, depuis celui dirigé M. Dismas Nsengiyaremye jusqu’à celui dirigé
par Mme Agathe Uwilingiyimana, comme étant toutes impliquées dans le
génocide, rappelant que certains de ces gouvernements avaient été dirigés
par l’opposition et avaient néanmoins comporté des ministres du MRND.
Revenant sur l’évacuation des personnes menacées, tout en
admettant qu’il était impossible aux ambassades d’évacuer les Rwandais aux
dépens des nationaux, il a insisté sur le caractère très pénible des opérations
elles-mêmes. Il a évoqué un souvenir personnel : dans un village, non loin de
Kigali, alors que les gens criaient pour être évacués, les Occidentaux sont
venus, ont cherché et ont emmené une dame belge, laissant là les Rwandais
qui, quelques heures après, ont été découpés en petits morceaux ; la
MINUAR a procédé de même à Kicukiro, à trois kilomètres de Kigali. Il a
confié qu’il s’agissait là de moments très difficiles.
S’agissant de ses contacts avec les dirigeants français, M. Faustin
Twagiramungu a exposé qu’il était en relation avec l’ambassade qui, pour
autant qu’il le sache, avait rendu compte à Paris des conversations qu’il avait
pu y tenir et qu’il estimait être des entretiens à caractère politique visant des
objectifs pacifiques. Il a précisé qu’à Paris, il avait rencontré à certaines
occasions Mme Boisvineau à la Direction des Affaires africaines du ministère
des Affaires étrangères, et aussi, en pleine crise, vers le mois de juin 1993, le
Ministre de la Coopération, M. Michel Roussin, ainsi que M. Bruno Delaye.
Il a indiqué qu’aucun de ses interlocuteurs ne lui avait dit que la
France était prête à soutenir un régime ou des militaires exterminateurs mais
qu’au contraire l’attitude était toujours la même, celle de la recherche d’une
solution de compromis.
M. Bernard Cazeneuve a demandé à M. Faustin Twagiramungu de
préciser les relations, officielles ou non, qu’il avait pu avoir avec des
dirigeants politiques français, notamment des membres du gouvernement, s’il
avait essayé de reconstruire des relations bilatérales avec la France et s’il
avait eu l’occasion d’évoquer avec les responsables politiques de l’époque la
politique d’aide au développement de la France en faveur du Rwanda.
Rappelant qu’il avait insisté dans son exposé sur l’absurdité de la
structuration ethnique de la société rwandaise, il lui a demandé combien il y
avait de ministres Hutus et Tutsis pendant la période où il avait été Premier
Ministre.
Enfin, il lui a demandé à quel moment, après avril 1994, la mention
de l’ethnie sur les cartes d’identité avait été supprimée.
M. Faustin Twagiramungu a répondu que, lorsqu’il était Premier
Ministre, il avait fait une déclaration à New York disant que le gouvernement
rwandais devait cesser ses critiques à l’égard de la France, et que cette
déclaration avait été reprise par la presse.
Il a ajouté qu’il avait reçu l’ambassadeur, M. Courbin, en audience à
plusieurs reprises pour insister sur la nécessité de bonnes relations entre la
France et le Rwanda et qu’il lui avait même proposé que le vice-Président,
« l’homme fort », vienne à Paris. Il a précisé que le Président, M. Pasteur
Bizimungu, était venu à Paris.
Il a ajouté que, curieusement, ni le Président ni le vice-Président
n’élevaient d’objections aux propos qu’il tenait alors selon lesquels le
Rwanda devait entretenir de bonnes relations avec la France.
Il a précisé qu’aucune autorité française n’était venue au Rwanda
quand il était Premier Ministre, mais qu’il savait que, s’il avait demandé une
audience à Paris, il l’aurait obtenue.
S’agissant de la composition du Gouvernement, il a précisé que ce
n’était pas le nombre de ministres mais le pouvoir qui comptait. Il a ajouté
que si les Hutus étaient majoritaires dans le gouvernement rwandais actuel,
on pouvait se demander s’il était bien utile d’être Ministre quand on ne peut
pas décider. Il a exposé que, lorsqu’il était Premier Ministre, alors qu’il avait
mis un peu de retard pour signer un ordre de mission pour une dame qui, en
fait, ne travaillait pas pour le Gouvernement, un officier était entré dans son
bureau et l’avait menacé de lui administrer quelques coups pour cela ; il a
ajouté que, lorsqu’il s’en était plaint en plus haut lieu, cela n’avait suscité que
rires et plaisanteries.
S’agissant des Hutus membres du gouvernement, il a précisé qu’il
les connaissait bien, que six d’entre eux avaient voulu démissionner en même
temps que lui mais s’étaient, on ne sait pourquoi, ravisés à la dernière minute.
Il a ajouté qu’il y avait treize ministres hutus pour douze tutsis mais qu’il
préférerait que tous les ministres soient tutsis et que l’on donne à tous les
Rwandais la paix, la sécurité et la citoyenneté.
A propos des cartes d’identité, il a fait remarquer que ce ne sont pas
les Rwandais qui les ont voulues. Il a ajouté que, si elles avaient servi
pendant la crise pour identifier des Tutsis lors de contrôles et les exécuter,
des membres de sa famille n’auraient pas été tués comme Tutsis sans que leur
identité ait été vérifiée, alors qu’ils ne l’étaient pas. Il a insisté sur le fait que,
même si on ne pouvait pas nier qu’il y ait des Hutus et des Tutsis, cette
distinction n’était certainement pas le clivage essentiel et que gouverner le
Rwanda sur ces bases ne pouvait mener qu’à l’échec.
Il a enfin ajouté que la suppression, maintenant ancienne, de la
mention de l’ethnie sur les cartes d’identité du Burundi n’avait pas empêché
les massacres ethniques de s’y poursuivre.