Citation
Audition des Colonels Alain LE GOFF, Chef du bataillon logistique
Turquoise (20 juin-30 août 1994) et André SCHILL, Chef de la cellule
affaires humanitaires Turquoise (25 juin-23 août 1994)
(séance du 30 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a rappelé que la réalisation de l’opération
Turquoise, action de grande ampleur, menée dans un délai rapide et dans un
environnement difficile et mal connu, avait nécessité une organisation solide
et des moyens importants. C’est la raison pour laquelle la mission avait
souhaité obtenir des indications sur l’aspect logistique de cette opération. La
mission désirait également mieux comprendre la contribution humanitaire de
Turquoise et la nature des secours qui avaient été apportés à une population
soumise à de terribles épreuves. Il a ajouté que le Colonel André Schill
pourrait éclairer les parlementaires sur l’objet même de l’opération
Turquoise, la mission ayant entendu à ce sujet à la fois les témoignages de
reconnaissance et des critiques.
Le Colonel Alain Le Goff a tout d’abord indiqué qu’au cours de
l’opération Turquoise, il avait exercé la fonction de commandant du bataillon
de soutien logistique, du 20 juin au 30 septembre 1994. Il a souhaité
présenter ce qu’était le bataillon de soutien logistique, comment il avait
assuré le soutien de l’opération Turquoise et quelles étaient les actions
humanitaires auxquelles il avait participé.
Il a précisé que le bataillon de soutien logistique (BSL) avait été une
unité très particulière, à durée de vie éphémère. Créé pour l’opération
Turquoise le 20 juin 1994, il avait en effet été dissous le 30 septembre 1994,
à la fin de la mission. Son rôle était d’assurer le soutien administratif et
logistique de l’opération, à l’instar du groupement de soutien logistique de
l’opération Daguet ou du bataillon de soutien logistique de l’opération Oryx,
ou encore du régiment de commandement et de soutien de la division
multinationale sud-est à Mostar. Il s’agissait d’un détachement de première
catégorie, qui, à ce titre, disposait d’une autonomie administrative et
financière complète. Lors de l’opération Turquoise, il n’y avait que deux
détachements de première catégorie sur le théâtre : le groupement interarmes
du Rwanda, à Kibuye, et le bataillon de soutien logistique.
Le BSL a été constitué à partir de 64 formations de métropole et
d’une formation appartenant aux éléments français d’assistance
opérationnelle en République Centrafricaine. Il comprenait des éléments des
principaux services et armes représentés : train, matériel, service de santé,
service des essences, commissariat, génie, transmissions, infanterie, sécurité
civile, aumônerie, poste aux armées et gendarmerie.
Le bataillon de soutien logistique a compté jusqu’à six cents
personnes sur les deux mille sept cents de l’opération Turquoise, toutes des
personnels d’active, à l’exception de cinq appelés. Il était articulé en cinq
unités élémentaires regroupées autour d’un état-major classique : il
comprenait une compagnie de commandement à laquelle étaient réunis les
services destinés à la bonne marche, au fonctionnement et à la sûreté du
bataillon ; une compagnie logistique comportant deux pelotons de transport,
un peloton de manutention, une section des essences, un peloton de transit
aéroportuaire et un peloton de circulation routière ; une compagnie du
matériel pour la réparation et les approvisionnements des véhicules et des
équipements, ainsi que pour la gestion d’un dépôt de munitions ; une
compagnie du service de santé avec l’antenne chirurgicale et les moyens
d’évacuation, de ravitaillement et d’hospitalisation associés et enfin une
compagnie du soutien de l’homme avec une section vivres et équipements et
une section d’épuration et de distribution d’eau.
Le Colonel Alain Le Goff a souligné que la réalisation de
l’organigramme et la création de ce bataillon de soutien logistique avaient été
effectuées en cinq jours par l’état-major de la Force d’action rapide, à partir
des moyens des divisions, des brigades et éléments organiques de cette
dernière. Les unités se sont constituées et regroupées dans cinq garnisons
dans lesquelles elles ont attendu l’ordre d’embarquement par voie aérienne.
Elles ont été acheminées par Antonov à Goma entre le 22 juin et le 17 juillet,
puis ont été déployées sur l’emprise de l’aéroport de Goma, au nord de la
ville, de part et d’autre de la piste.
Il a relevé que le caractère de mosaïque de ce bataillon n’avait pas
nui à sa cohésion et, par voie de conséquence, à son efficacité. La diversité
des origines des soldats le composant s’expliquait par le fait que les
personnels du service de santé et du service des essences provenaient de
multiples organismes, ce qui n’a pas nui outre mesure au bon déroulement de
la mission. Les pelotons et compagnies des autres armes étaient homogènes
et formaient des cellules constituées. Par ailleurs, la plupart des personnels
appartenant à la Force d’action rapide avaient une solide expérience des
interventions extérieures.
Le bataillon de soutien logistique avait deux rôles : le soutien
administratif, financier et comptable de la force, hormis la base aérienne de
Kisangani, et le soutien logistique des opérations.
Le dispositif logistique se composait de deux entités aux rôles
différents. Bangui, en République Centrafricaine, constituait la base arrière et
faisait office de relais entre Turquoise et la métropole. Goma, où se situait le
bataillon de soutien logistique, était la base avancée, c’est-à-dire le pion de
soutien principal auquel les détachements étaient rattachés.
Le BSL a d’abord exercé ses efforts au profit de l’opération
Turquoise proprement dite, dont l’essentiel du dispositif se trouvait au
Rwanda, en zone humanitaire sûre, du 20 juin au 22 août, puis, lors du retrait
de ces moyens, de la fin juillet au 22 août, il a offert des conditions d’accueil
aux troupes désengagées et reconditionné leur matériel avant embarquement,
au moment de la constitution et de la montée en puissance du bataillon
interafricain, composé de forces de plusieurs pays (Sénégal, Tchad, Congo,
Guinée-Bissau et Niger) pendant la première quinzaine du mois d’août ;
enfin, il a assuré le soutien de ce bataillon interafricain, qui a remplacé les
troupes françaises en zone humanitaire sûre, du 22 août au 14 septembre,
date à laquelle il a été pris en compte d’une manière effective par la
MINUAR.
Puis, le BSL a effectué son propre désengagement, amorcé le
6 septembre et terminé le 30 septembre.
Le Colonel Alain Le Goff a alors précisé quels avaient été les
bénéficiaires de son soutien : d’une part au Rwanda, le groupement
interarmes, à Kibuye, le groupement Est, le Commandement des opérations
spéciales (COS) de Gikongoro, le groupement Sud, le groupement Ouest,
l’Elément médical d’intervention rapide (EMIR), jusqu’au 22 août, puis le
bataillon interafricain ; d’autre part à Goma, le bataillon a soutenu le poste de
commandement interarmées de théâtre, le détachement de l’aviation légère
de l’armée de terre et le détachement air.
Le Colonel Alain Le Goff a également fourni des précisions sur les
quatre fonctions majeures qui avaient été assurées : le soutien santé, le
maintien en condition, le soutien de l’homme et le ravitaillement.
Le maintien en condition avait comme finalité le maintien à niveau
du potentiel des matériels et le Service de santé celui des personnels. Le
Service de santé n’a été, fort heureusement, que peu sollicité en ce qui
concerne les forces. Le soutien de l’homme a beaucoup oeuvré pour donner
un minimum de confort aux personnels (cuisine, douches, blanchisserie de
campagne, etc.). Le ravitaillement consistait à accueillir, transporter et
distribuer les ressources en carburant, vivres, eau et munitions. La
sous-fonction munition n’a pratiquement pas eu à être exercée. Les fonctions
santé et de maintien en condition ont été essentiellement mises en oeuvre sur
place, dans leurs installations respectives. Le soutien de l’homme et le
ravitaillement ont été tributaires du bon déroulement des flux
d’approvisionnement en provenance de la métropole via Bangui.
Les ressources et équipements étaient mis en place à Goma par voie
aérienne, Antonov mais aussi Boeing 747, C 130 et C 160. Une rupture de
charge avait alors lieu, qui était assumée par le peloton de transit
aéroportuaire du BSL.
Les formations abonnées ont reçu leurs équipements et leur
ravitaillement, soit en urgence par voie aérienne, soit normalement par des
convois routiers. Ces derniers ont dû être stoppés le 14 juillet lorsque le FPR
avait abordé la frontière à Gisenyi. Le ravitaillement lourd a été acheminé, à
partir de cette date, sur le lac Kivu, grâce à une barge de vingt tonnes et un
bac de quarante tonnes, qui reliait Goma à Kibuye, Bukavu et Cyangugu.
Ces bateaux ont été, bien entendu, loués.
L’organisation du soutien s’est avérée originale, d’abord par la mise
en place de la totalité des moyens par voie aérienne, ensuite, par l’obligation
d’utiliser la voie lacustre. Mais elle n’a pas posé de difficultés majeures, car il
n’y a pratiquement pas eu de consommation de munitions ni de blessés
français. Seuls six blessés français et un blessé sénégalais ont été dénombrés.
Le Colonel Alain Le Goff a souligné qu’initialement il n’avait pas
été envisagé de conduire des actions humanitaires au Zaïre mais que les
groupements en zone humanitaire sûre, en dehors de leur mission de sécurité
pouvaient, en revanche, être appelés à en effectuer. L’EMIR avait d’ailleurs
été déployé à cette fin à Cyangugu. Il a indiqué que la situation qui s’était
développée à Goma, à partir du 14 juillet, dans le domaine humanitaire, avait
dans ces conditions constitué une véritable surprise mais qu’une partie
significative des capacités étant restée disponible en santé et en transports, il
avait été possible de s’y adapter.
Le Colonel Alain Le Goff a alors souhaité présenter brièvement les
faits, puis les actions humanitaires dans lesquelles le BSL avait été impliqué.
Il a indiqué que, suite à l’offensive victorieuse du FPR à Ruhengeri, des
centaines de milliers de réfugiés avaient fui les combats en se dirigeant vers le
lac Kivu et notamment vers la frontière avec le Zaïre, à Gisenyi. Alors qu’ils
étaient massés depuis plus de 72 heures à la frontière, celle-ci a été ouverte
par les Zaïrois le 14 juillet au matin. Très vite, la ville et ses environs ont été
littéralement submergés. Petit à petit, les réfugiés se sont répartis au nord et
à l’ouest de Goma, ce qui a permis une reprise des communications, qui
restaient toutefois difficiles.
En revanche, la situation sanitaire s’est rapidement détériorée. Le
choléra a fait son apparition. Les premiers morts sont apparus dans les rues
et au bord des routes dès le 17 juillet. L’Etat zaïrois était complètement
dépassé. La ville de Goma n’avait plus les moyens de faire face à la situation
et les ONG étaient majoritairement déployées en zone humanitaire sûre, au
Burundi et en Tanzanie. Le commandement français s’est vite rendu compte
qu’il fallait intervenir et le Général Jean-Claude Lafourcade a alors décidé
l’engagement d’une partie des capacités disponibles du bataillon de soutien
logistique.
Il a d’abord fallu procéder au ramassage des morts du choléra. Six
circuits de ramassage ont été organisés, utilisant en tout jusqu’à douze
véhicules qui passaient au moins deux fois par jour dans les rues de Goma et
de sa proche banlieue. Au début, pendant les premières semaines, les soldats
français ont ramassé seuls les cadavres puis de la main d’oeuvre locale a été
embauchée et rétribuée pour cette tâche. Les ONG et les particuliers ont
participé à l’enlèvement des corps, ce qui a considérablement accru les
capacités disponibles. En tout, 5 500 cadavres ont été ramassés jusqu’à la
mi-août, et il a fallu les ensevelir. En liaison avec le génie, le BSL a ouvert
une fosse commune à côté de l’aéroport. Au bout de quatre à cinq jours, il a
été nécessaire d’organiser l’accès à la fosse pour éviter les encombrements et
faciliter le travail des engins. Cette zone était comme un immense chantier.
Les soldats du bataillon de soutien logistique réceptionnaient les véhicules
amenant les cadavres, les dirigeaient vers les fosses déjà creusées, faisaient
déverser les corps par les engins du génie, puis traitaient l’ensemble à la
chaux avant remise en place de la terre.
Au bout de dix jours, le site a été saturé car 17 000 cadavres y
avaient été enterrés. Une deuxième fosse a été ouverte à côté de la frontière.
Le nombre des inhumations a été évalué, pour les deux fosses, à un total de
42 000 à 45 000. Les personnels du BSL ont travaillé sur ces sites pendant
plus d’un mois, à raison d’une dizaine d’heures par jour.
Le Colonel Alain Le Goff a également évoqué l’assistance médicale
aux populations en précisant que le service de santé avait été sollicité très tôt
à cet effet. Dès le 30 juin, il avait opéré et soigné une centaine de Tutsis
évacués de la zone humanitaire sûre vers Goma par hélicoptère. L’irruption
des réfugiés dans Goma a amené à prendre en charge de très nombreux
malades et blessés, notamment lorsque le FPR a tiré six obus de 120 mm qui
sont tombés sur un quartier populaire, aux abords de l’aéroport, le 17 juillet.
La bioforce arrivée courant août a contribué, par ses campagnes de
vaccination massive, à juguler avec succès les épidémies de méningite et de
choléra. Son intervention dans les camps au nord et à l’ouest de Goma
nécessitait un renforcement en moyens de transmission, transport, circulation
et infanterie, afin d’assurer la sécurité des médecins dans ces zones qui
étaient devenues dangereuses.
Dans le flot des réfugiés, il y avait des orphelins, âgés de cinq à
douze ans. Dés la première nuit, une dizaine d’enfants étaient venus se mettre
sous la protection des soldats français qui étaient de garde aux abords de la
route. Ces soldats leur ont donné à boire et à manger. Très vite, ils sont
devenus trente, puis cinquante à la fin de la nuit. Après avoir rendu compte
au Poste de commandement interarmées de théâtre (PCIAT), les militaires
français les ont transportés auprès de personnes ou d’associations qui les ont
pris en charge. Mais pendant une quinzaine de jours, tous les matins, le BSL
a eu ainsi à convoyer de trente à cinquante enfants vers des centres de
regroupement. A chaque fois qu’on amenait des orphelins, les soldats
apportaient des cartons de pain, des boîtes de conserves, des bonbons, des
biscuits qu’ils avaient mis de côté afin de les distribuer aux enfants.
Le Colonel Alain Le Goff a souligné que la distribution de l’eau
épurée avait été l’action la plus importante qui avait été menée. En effet, à
partir du moment où les orphelinats et les camps avaient été approvisionnés
en eau saine, le choléra avait reculé. Au début, le BSL était seul à remplir
cette tâche et ses possibilités étaient faibles. Il ne pouvait distribuer qu’une
soixantaine de mètres cubes d’eau par jour aux réfugiés. Les Américains, qui
avaient installé des épurateurs pouvant produire jusqu’à sept cents mètres
cubes par jour, n’avaient pas, en revanche, les capacités de transport requises
et les ONG non plus à cette époque. Le BSL a équipé ses moyens de
transport avec des réservoirs souples du commissariat et porté ainsi ses
capacités de livraison jusqu’à deux cents mètres cubes par jour, créant des
circuits de distribution d’eau dans la ville et les environs. Jusqu’à seize
véhicules par jour ont été engagés dans cette mission qui était la plus
recherchée par les soldats français. En tout, jusqu’à 5 500 mètres cubes ont
été délivrés. Fin juillet, les ONG ont pu de leur côté engager des moyens très
importants dans cette action. De la sorte, le choléra a pratiquement disparu.
S’agissant de la distribution de l’aide gouvernementale d’urgence, le
Colonel Alain Le Goff a indiqué que le BSL avait assuré plus des quatre
cinquièmes du traitement des quelque 510 tonnes de médicaments,
couvertures, denrées alimentaires, tentes, que le France avait fait acheminer
par avions affrétés. Il avait été, à cette fin, renforcé par des personnels de la
sécurité civile. Il a indiqué qu’il était arrivé que plus d’un tiers du régiment
-soit 200 personnes- soit simultanément engagé dans les différentes actions
humanitaires : décharger les avions des ONG ou de l’aide gouvernementale
d’urgence, transporter les cadavres et les enterrer, organiser la circulation,
convoyer la bioforce, distribuer de l’eau, amener les orphelins dans une
structure d’accueil, soigner les blessés et les malades.
Le Colonel Alain Le Goff a souligné que le BSL avait été marqué
par son engagement au profit des réfugiés et que ses hommes s’étaient sentis
impliqués personnellement, au-delà, peut-être, de leur devoir de soldat, mais
il n’était pas possible de rester insensible à tant de détresse ou de rester les
bras croisés alors que des milliers d’hommes mouraient sous vos yeux. Il a
fait part de la difficulté qu’il éprouvait à restituer ce que le BSL avait vécu et
à décrire la situation qu’il avait connue, notamment au mois de juillet.
Le Colonel André Schill a indiqué qu’il avait été adjoint au général
commandant la 9e DIMA qui fournissait une partie des troupes engagées
dans l’opération Turquoise.
Il a souligné que Turquoise avait été, à bien des égards, une
opération singulière et novatrice, notamment pour ce qui relevait à l’époque
de son domaine d’action, dans la mesure, en particulier, où elle avait pris en
compte, dès le stade de la planification, le facteur humanitaire, ce qui avait
donné lieu, entre autres, à la création d’une cellule affaires civiles. Il a précisé
qu’il n’était pas envisagé pour autant que la force Turquoise se substitue aux
acteurs humanitaires spécialisés. Elle ne disposait pas en effet, à l’exception
d’un hôpital de campagne, de moyens humanitaires spécifiques.
Composée de neuf personnes dont quatre officiers, la cellule affaires
civiles conseillait et informait le commandant de la force en évaluant la
situation et les besoins humanitaires, assurait l’interface avec l’état-major des
armées et diffusait vers l’échelon supérieur les renseignements à caractère
humanitaire. Elle assurait la liaison et la coordination avec la cellule
humanitaire interministérielle d’urgence française qui était présente à Goma,
avec les agences de l’ONU, avec les ONG, avec les communautés religieuses
et avec la société civile. Elle assurait le suivi des actions humanitaires
engagées par Turquoise, en liaison avec les autres cellules de l’état-major et
les unités sur le terrain, en particulier le bataillon logistique. Elle participait à
la gestion et à la projection de l’aide humanitaire du gouvernement français,
gérait les demandes d’intervention et d’évacuation et collectait les
informations concernant les atteintes aux droits de l’homme.
Dans le déroulement général des opérations vues sous l’angle
humanitaire, le Colonel André Schill a distingué deux grandes périodes :
avant le 14 juillet et après. Dans la première phase, à partir du 22 juin, la
force Turquoise s’est mise en place à Goma, alors que simultanément
commençaient les opérations au Rwanda. Dès le 23, le conseiller pour les
affaires civiles, arrivé en précurseur avec les premiers éléments, a pris contact
avec les agences de l’ONU et les ONG représentées à Goma. L’arrivée, le
28 juin, de la cellule humanitaire interministérielle d’urgence a permis de
créer une structure civilo-militaire appelé Cellule humanitaire France et qui,
dans un lieu civil, distinct du PC militaire, a organisé journellement une
réunion d’information et de concertation avec les agences et les ONG qui se
renforçaient à Goma. Les renseignements obtenus par les forces de
Turquoise sur la situation humanitaire ont été présentés et commentés au
cours de ces réunions ; en particulier, les concentrations de personnes
déplacées ont été répertoriées. A partir du début juillet, le représentant
permanent à Goma de la cellule d’urgence des Nations Unies pour le Rwanda
(United Nations Rwanda Emergency Office-UNREO), délégation spécialisée
du département des affaires humanitaires de l’organisation, a assisté à ces
réunions.
Le Colonel André Schill a indiqué que, simultanément, avait
commencé la gestion de l’aide gouvernementale française d’urgence, soit
environ trois avions de trente tonnes affrétés par semaine. Les quatre
premiers avions ont été pris en compte par les personnels de la cellule
interministérielle avec l’aide de transitaires locaux, mais par la suite et très
rapidement, les capacités logistiques de la force Turquoise ont permis un
traitement totalement militaire de cette aide. Pendant cette période, l’hôpital
militaire de campagne s’est déployé au sud de la zone humanitaire sûre et a
commencé à fonctionner.
Dans la deuxième phase, à partir du 14 juillet, est arrivée à Goma la
tête d’une colonne de plus d’un million de réfugiés, qui a mis trois jours à
s’écouler autour de la ville. Dès le 21, quatre cents cadavres cholériques
encombraient les rues de Goma. Les éléments de Turquoise ont alors mené
simultanément deux engagements. A Goma, sous la conduite d’un
responsable du Haut Commissariat aux réfugiés des Nations Unies (HCR) et
sous l’oeil de deux cents journalistes, les militaires français ont participé, avec
deux cents autres organisations et ONG, à la lutte contre le choléra et au
sauvetage des réfugiés rwandais: ramassage, enfouissement des cadavres,
distribution d’eau, terrassement, gestion de l’aéroport, déchargement des
avions. Parallèlement, dans la discrétion, les unités de combat menaient
l’action principale de Turquoise, c’est-à-dire la sécurisation de la zone
humanitaire sûre pour favoriser l’arrivée des organisations humanitaires en
assurant à leur niveau les escortes de convoi du soutien logistique, du
transport et de la coordination.
En zone humanitaire sûre, malgré cette action des forces Turquoise,
l’engagement des organisations humanitaires a été progressif et relativement
lent. Il n’allait devenir massif qu’à la fin du mois d’août, alors que l’opération
se terminait. Il n’a eu lieu que parce que les organisations humanitaires
craignaient alors la répétition d’un exode du même type que celui de Goma
en juillet.
En conclusion, le Colonel André Schill a indiqué que la notoriété
des forces françaises auprès des grandes agences de l’ONU et des ONG était,
à l’issue de l’opération Turquoise, indiscutable et incontestée. Certaines des
ONG qui avaient été très critiques vis-à-vis de l’action des militaires français
reconnaissaient alors volontiers publiquement l’efficacité et la diversité de
l’aide qu’ils avaient apportée. Cependant, cette notoriété ne devait pas faire
oublier que les efforts déployés pour engager les ONG dans le cadre de
l’espace-temps de la manoeuvre Turquoise n’avaient eu qu’un succès relatif.
Le Président Paul Quilès a demandé au Colonel André Schill et au
Colonel Alain Le Goff quelle était leur réaction face aux réserves formulées
par certaines ONG, sur le thème : « Chacun doit exercer son métier, les
militaires auraient dû intervenir pour faire cesser les massacres et arrêter
leurs auteurs, les organisations humanitaires pour secourir les
populations. »
Le Colonel André Schill a répondu que ces réserves lui
paraissaient surprenantes dans la mesure où, si l’on met à part le cas de
Goma, les militaires n’avaient pas mené d’action spécifiquement humanitaire
dans la zone humanitaire sûre. Il a en outre souligné que les militaires étaient,
comme les organisations humanitaires, au service du responsable du HCR
pour participer à la gestion de la situation créée à Goma. En zone
humanitaire sûre, les militaires ont très rapidement organisé la sécurité et
assuré les escortes de convois. Ils ont distribué au total 500 tonnes d’aide
gouvernementale d’urgence. Avec 500 tonnes pour deux millions de
personnes, on ne peut pas dire qu’ils faisaient concurrence aux ONG.
L’hôpital de campagne fonctionnait. Dans cette période, en zone humanitaire
sûre, parmi les quelques ONG ou organismes de l’ONU qui agissaient, le
CICR distribuait 1 100 tonnes par semaines, le Programme alimentaire
mondial, 600 tonnes, Caritas, 200 tonnes. C’est-à-dire qu’ils soutenaient
400 000 personnes à raison d’une ration journalèire de 500 grammes.
Le Président Paul Quilès a demandé comment le BSL était
organisé pour éviter les accrochages ou les heurts entre les forces
d’intervention qui avaient des conditions de vie convenables et les
populations qui vivaient dans une détresse extrême. Il a souhaité savoir
comment survivaient ces populations et quel était leur mode d’organisation.
Le Colonel André Schill a souligné que le Rwanda était un pays
très organisé et que, vu du Zaïre, il apparaissait comme une sorte de Suisse
de l’Afrique où l’administration fonctionnait bien. A leur arrivée, le premier
travail des militaires en zone humanitaire sûre avait été d’assurer la sécurité
et de créer les conditions d’un fonctionnement minimum des administrations
et des organismes de support de la population. Les troupes avaient essayé de
susciter un début de reprise de l’administration locale, afin qu’il y ait un
minimum d’organisation dans les bourgs et les campagnes. La cohabitation
avec les populations les plus démunies, celles des camps de déplacés ou
même des lieux où s’étaient regroupés les rescapés des massacres, se passait
bien, parce que les campements des militaires étaient relativement modestes.
Il n’y avait donc pas de différence outrancière dans les conditions de vie, en
particulier, dans la zone de Kibuye. A côté de tous les PC des unités, il y
avait des regroupements de Tutsis, qui avaient été placés là, d’une part, pour
que leur protection en soit facilitée et, d’autre part, parce qu’à Goma, les
militaires partageaient volontiers avec eux une partie de leur ration.
M. Pierre Brana a demandé au Colonel André Schill s’il avait
observé ou si on lui avait rapporté des scènes d’affrontement entre réfugiés
dans les camps et si des armes y avaient été saisies ou vues.
Le Colonel André Schill a distingué, selon la terminologie des
Nations Unies, le terme de réfugiés, qui s’appliquait aux populations passées
au Zaïre, et celui de déplacés. En zone humanitaire sûre, des déplacés se
trouvaient dans des conditions très proches de celles des réfugiés, même s’ils
n’étaient pas considérés comme tels juridiquement.
Dans les camps de réfugiés autour de Goma, il n’y a pas eu
d’affrontements importants durant la période de l’opération Turquoise. Il n’y
avait pas d’armes dans cette région, dans la mesure où l’armée zaïroise les
avait fait déposer au passage de la frontière. Les FAR débandées, mêlées à la
population et au flot des réfugiés, s’étaient fait confisquer leurs armes au
passage, ce qui avait d’ailleurs posé un problème de sécurité à Goma. Le
BSL a participé au ramassage de ces armes, puis à la destruction d’explosifs
qui se trouvaient au bord des routes et qui pouvaient présenter un danger.
Les personnes regroupées dans les camps n’avaient pas d’armes, mais dans
un pays où 500 000 personnes avaient été massacrées à la machette, la
question de la détention des armes était un peu accessoire. Il est certain
toutefois que les populations avaient gardé une organisation paroissiale et
villageoise, et que les ex-FAR restées en uniforme pouvaient éventuellement,
ainsi que l’armée zaïroise, exercer sur elles à un certain nombre de pressions
pour s’approprier une partie de l’aide qui était distribuée.
Dans la zone humanitaire sûre, les personnes portant une arme
étaient désarmées par les groupements. Dans le camp de Nyarushishi, gardé
par le CICR, il y a eu des tentatives d’affrontements, parce que c’était un
camp homogène tutsi, dans un environnement hutu, et que les habitants des
environs se plaignaient de ce que les déplacés étaient mieux traités qu’eux.
M. Jacques Desallangre a souhaité avoir des précisions sur la
collecte d’informations relatives aux atteintes aux droits de l’homme.
Le Colonel André Schill a indiqué qu’avant le vote de la
résolution†935 du Conseil de sécurité de l’ONU, créant une commission
d’enquête sur les violations des droits de l’homme, la cellule affaires civiles
avait pour mission de collecter, dans les renseignements qui remontaient des
unités, ceux qui pouvaient apparaître utiles pour déterminer les auteurs
d’éventuels massacres et la nature de leurs crimes. En application des
directives reçues, la cellule affaires civilo-militaires du poste de
commandement interarmées de théâtre a transmis ces informations, par
l’intermédiaire de la cellule diplomatique de Goma, aux représentants de
l’ONU venus enquêter sur les atteintes aux droits de l’homme.
Le Président Paul Quilès a demandé quels avaient été les contacts
avec les autorités locales dont le BSL avait eu besoin de solliciter le concours
pour ses différentes opérations. Rappelant que des avions lourds de transport
à longue distance avaient été loués aux Russes et aux Ukrainiens, et que des
avions d’Air France avaient été utilisés, il a demandé combien d’appareils
avaient été effectivement affrétés et si une demande de soutien en ce domaine
avait été formulée auprès des Américains, des Belges et des Anglais.
Le Colonel Alain Le Goff a répondu que le contact avec les
autorités locales passait par l’intermédiaire du poste de commandement
interarmées de théâtre. La cellule affaires civiles de ce poste de
commandement assurait l’interface avec, d’une part, les organisations
humanitaires, et, d’autre part, les autorités zaïroises. Lorsque le bataillon a
été sollicité, un certain nombre de démarches avaient déjà été effectuées en
amont, notamment auprès des autorités administratives et militaires de l’Etat
et de la ville de Goma. Aux alentours des 14, 15 et 16 juillet, lors de l’arrivée
de tous les réfugiés, le BSL s’est aperçu que les moyens que l’Etat et la ville
pouvaient mettre en oeuvre étaient totalement insuffisants.
L’organisation des transports stratégiques a été le fait de l’étatmajor
des armées, où un bureau est chargé de cette question. Pour la mise en
place des forces de Turquoise, il a été fait appel à une centaine de rotations
d’Antonov qui, à partir de cinq plates-formes en France, notamment Roissy,
Nantes, Istres et Lyon, ont amené les personnels, les matériels et les
ressources. Ces avions pouvaient atterrir à Goma, puisque la piste, longue de
3 300 mètres, le permettait.
Les détachements qui sont venus de France et qui représentaient une
partie seulement de la force -1 500 personnes sur 2 700, le reste étant
principalement représenté par des unités de combat des forces
prépositionnées en Afrique- ont été mis en place par Antonov,
essentiellement ukrainiens. Les autres types d’appareils ont permis la mise en
place des personnels et de l’aide gouvernementale d’urgence. Le
désengagement de la force, à partir du mois de septembre, a aussi été réalisé
avec des Antonov. Au moment de ce désengagement, les Etats-Unis ont été
sollicités pour mettre à la disposition de la force des C5EA Galaxy. Le BSL
est revenu, en ce qui concerne le personnel, avec des avions appartenant à
Air France ou à l’armée de l’air. Le matériel et les ressources ont été
rapatriés avec des Antonov sur Djibouti. Le commandement avait à coeur de
diminuer les boucles, car l’affrètement de ces appareils est onéreux.
M. Bernard Cazeneuve, soulignant que la durée de l’opération
Turquoise avait été limitée à deux mois et qu’il était prévu que les Nations
Unies prennent le relais, a demandé dans quelles conditions ce relais avait été
pris, s’il y avait eu des difficultés et quels contacts le BSL avait pris avec les
forces qui lui avaient succédé.
Le Colonel Alain Le Goff a souligné que les Nations Unies avaient
pris le relais en zone humanitaire sûre. Il a précisé que les forces françaises y
avaient été remplacées par le bataillon interafricain qui avait débuté sa
mission le 22 août. Le BSL a facilité sa montée en puissance pendant la
première quinzaine du mois d’août. Le général qui commandait la MINUAR
s’est rendu, pour sa part, au moins deux ou trois fois au poste de
commandement interarmées de théâtre de Turquoise. Le PC du BSL a même
accueilli une réunion entre le général commandant la force Turquoise et le
Général Romeo Dallaire. Outre les contacts pris au niveau du
commandement, des relations ont été établies pour faciliter le transfert du
soutien du bataillon interafricain de la force Turquoise à la MINUAR. Des
réunions de travail ont eu lieu à cet effet soit à Goma, soit à Kibuye avec des
officiers de l’état-major de la MINUAR, responsables en particulier de tous
les domaines du soutien.
En accord avec eux et le colonel commandant le bataillon
sénégalais, le transfert a été effectué le 14 septembre. C’est une des raisons
pour lesquelles le bataillon de soutien logistique est resté plus longtemps que
la force Turquoise et que sa mission s’est terminée le 30 septembre. Sa
mission était de soutenir le bataillon interafricain tant que la MINUAR
n’avait pas les moyens de le prendre en compte. La date du 4 septembre était
initialement prévue, mais c’est finalement le 14 septembre que s’est effectué
le transfert. Le désengagement a eu lieu après que ce transfert eut été réalisé.