Citation
Archives des oppositions politiques
Un temps disparu de démocratisation
au Rwanda (1991-1993)
Vincent Duclert1
Entre juin 1991 et les premiers jours d’avril 1994, un espoir démocratique a existé au
Rwanda, porté par des femmes et des hommes toutes ethnies confondues et s’efforçant
précisément de dépasser le clivage ethnique imposé par la dictature du président
Habyarimana et les réseaux extrémistes et racistes qui l’entouraient. La violence avec
laquelle la garde présidentielle et les milices extrémistes s’acharnèrent sur les démocrates
en dit beaucoup sur la crainte des pouvoirs génocidaires de perdre l’une des armes
décisives en vue de l’extermination de la minorité tutsi, à savoir le ciblage ethnique, le
racialisme inséré dans une société qui progressivement s’en détachait, la haine pour celui à
qui est dénié tout attribut d’humanité, devenant un « cancrelat », un « serpent » à fracasser
contre la pierre. La destruction de la brève vie démocratique et de l’histoire du Rwanda
qui s’écrivit là représenta un objectif complémentaire du génocide des Tutsi puisque cette
évolution, parfois dénommée « transition démocratique », en sapait les racines. Elle
éloignait la société rwandaise des mécanismes de racialisme, d’autoritarisme politique et de
haine pour le voisin enclenchant le processus génocidaire.
Né de l’introduction du pluralisme des partis en juin 1991, poursuivi par la formation
de gouvernements d’opposition en 1992 et 1993, accéléré par le dynamisme des
associations de défense de droits de l’homme et par celui d’une presse indépendante et
respectueuse des différences, le mouvement de démocratisation s’attaqua au régime
extrémiste. Il travailla la société, atteignit les institutions même les plus fermées comme
l’Église et les forces armées rwandaises – ces dernières dominées progressivement par les
puissantes factions radicales hutu du nord du pays. Résidait là, dans cette brève évolution,
une chance que le processus génocidaire enclenché n’aille pas jusqu’à son terme
apocalyptique de destruction totale de l’ennemi racial. Son déclenchement peut être
analysé comme la mise en oeuvre d’une destruction du groupe cible et de la promesse
démocratique venant assurer l’avenir de ce dernier. Beaucoup des membres de ce groupe
cible s’impliquaient dans la démocratisation du Rwanda, dans les partis d’opposition, les
associations, la presse et les médias. Le génocide des Tutsi entraîna la destruction de cette
promesse démocratique en même temps que l’anéantissement de cette minorité
persécutée. Cette étude veut contribuer à la connaissance de ce monde disparu, en
1 Chercheur titulaire et ancien directeur du Centre Raymond Aron (CESPRA, EHESS-CNRS), membre de
l’Equipe de recherche-ERE pour l’étude du génocide des Tutsi.
2
s’appuyant sur des sources rwandaises qui révèlent l’ambition d’une brève lueur d’espoir
entre la fin 1991 et le début 1994, qui suggèrent la profondeur des idéaux qui y furent
défendus. Cette histoire, nous la devons au Rwanda, à l’Afrique. Elle constitue des leçons
pour l’Europe, pour la France, dont la responsabilité dans la disparition de cette promesse
démocratique est grande.
Le fait de sa destruction simultanée à celle des Tutsi fournit la preuve que de tels
idéaux défendus et mis en oeuvre – la défense des droits de l’homme, l’État de droit,
l’égalité civique, la paix civile – sont des armes puissantes contre les génocidaires. Elles
sèment l’inquiétude dans leurs rangs. Ces idéaux promus dans la société, dans la politique
constituent une alternative aux doctrines de haine et l’ennemisation des minorités. Les
grandes puissances exerçant leur tutelle néocoloniale ou impériale sur l’Afrique – la
France au premier rang d’entre elles avec le Rwanda – auraient dû protéger absolument ce
mouvement de démocratisation plutôt que de l’encourager comme le font les autorités
françaises en 1991, avant de promettre un soutien inconditionnel au pouvoir
d’Habyarimana qui s’y oppose frontalement, et enfin en avril 1994 abandonner à la mort
les démocrates rwandais et notamment ceux qui avaient courageusement réalisé les
accords d’Arusha de paix et de partage du pouvoir.
Entre juin 1991 et avril 1994, un espoir démocratique a existé et même persisté en
dépit des nombreuses menaces sur les démocrates, des assassinats de leurs leaders, de la
pression sur leurs partis pour faire triompher en leur sein la faction extrémiste dite « Hutu
Power » ou simplement « Powa ». En dépit aussi du pouvoir dictatorial maintenu du
président Habyarimana instrumentalisant le soutien militaire de la France au Rwanda ou à
lui-même – l’ambiguïté demeura jusqu’à la fin – ; en dépit du blocage par ce pouvoir et les
partis extrémistes le soutenant – Mouvement républicain national pour le développement
et la Démocratie (MRNDD) ex-parti unique MRND2 et Coalition pour la défense de la
République (CDR) – de l’application des accords d’Arusha. En dépit enfin de
l’impuissance de la mission des Nations unies, présente au Rwanda depuis décembre 1993
à faire régner la paix civile.
Le déclenchement de la phase paroxystique de l’extermination des Tutsi, confirmant
qu’un génocide se préparait bel et bien avec toutes les alertes accumulées et ignorées à la
fois, détruisit une large partie des démocrates et condamna un temps unique de
démocratie. Durant ces trois années à peine où il exista, il ne put s’opposer au processus
génocidaires. Et quand arriva la phase paroxystique de l’extermination, il entraîna la
disparition totale de ce temps. Le génocide aboutit à une table rase de la vie et de la
société rwandaises.
Il y a aussi, pour expliquer ce temps disparu, le fait que ceux qui en ont été porteurs,
qui l’ont incarné et l’ont défendu ont eux-mêmes disparu, emportant à tout jamais cette
mémoire et les traces qui auraient permis qu’elle survive. La mort génocidaire signifia,
outre l’emploi de pratiques souvent d’une extrême cruauté contre les Tutsi comme leurs
« complices », la destruction de leurs souvenirs, de leurs albums de photos, de tout ce qui
permet à une mémoire de vivre et de se transmettre. Ainsi, de la maison et du jardin de
Spéciosa et Fidèle Kanyabugoyi, animateurs avec d’autres3 de l’association de défense des
droits de l’homme Kanyarwanda, n’est resté, après le déferlement des miliciens
2 Le parti unique MRND (Mouvement révolutionnaire national pour le développement) se dénomme à
partir du 10 juin 1991 et de l’introduction du multipartisme le MRNDD. L’ancienne appellation MRND
continue toutefois utilisée comme on le verra.
3 Comme Sylvestre Nsengiyumva, son président.
3
Interahamwe, qu’un arbre unique, survivant à la volonté d’extermination totale des tueurs,
pour beaucoup les voisins du couple. L’arbre comme témoin du génocide a résisté tout du
moins, et il fait écho à l’évocation de Laurent Nkusi, lui aussi l’un des démocrates de
1990-1993, par Thérèse Pujolle : « Face à AMAHANO [le génocide], plantez des
arbres4 ! »
Dans le jardin de Speciosa Kanyabugoyi à Kigali, l’arbre seul qui a résisté © Vincent Duclert
Pour celles et ceux qui, en exil, ont pu échapper à la mort, la fidélité aux combats
anciens put continuer de s’exprimer, comme, à l’inverse, s’accomplirent certaines
dénégations de ce temps et du sens politique qui était le sien : celui d’un moment sans
équivalent de démocratisation du Rwanda. Le fait qu’il aboutit au dernier génocide du
siècle ne doit pas amener à le rejeter comme une erreur historique majeure. Des voix
continuent de le porter, comme celle de l’ancien procureur général de l’époque, Alphonse-
Marie Nkubito, s’attachant en 1995 au rôle de la justice dans l’essai de transition
démocratique5. Ou encore celle de Spéciosa Kanyabugoyi, en mémoire de son époux
4 Voir Thérèse Pujolle, « L’hospitalité d’Alfred Grosser, la survie de Laurent Nkusi », in « Archives de la
mémoire », Le Génocide des Tutsi au Rwanda. Devoir de recherche et droit à la vérité, in Le Genre humain, nº 62,
mars 2023, p. 231-233.
5 Alphonse-Marie Nkubito, « Le rôle de la justice dans la crise rwandaise », in André Guichaoua (dir.),
Les Crises politiques au Burundi et au Rwanda (1993-1994), Lille, université des sciences et technologies de
Lille, diffusion Karthala, 1995, p. 275-287.
4
Fidèle et de ses proches amis Pierre-Claver Karenzi et sa femme Alphonsine
Mukamusoni, chez qui périrent deux de ses enfants lors du génocide6. Quant au couple
rwando-canadien formé par le ministre du Travail Landoald Ndasingwa7 et Hélène Pinski,
cible de la haine extrémiste, exécuté aux premières heures du 7 avril 1994 avec ses deux
enfants, Patrick et Malaïka, il est l’objet d’hommages fréquents comme celui de la soeur du
Ministre et ancien professeur d’université, Anne-Marie Kantengwa, au cours du colloque
international déjà mentionné, lors d’une séance exceptionnelle le 17 septembre 2022,
Chez Lando, le restaurant qu’il avait créé avec son épouse canadienne.
Jean-Pierre Sagahutu, Landoald Ndasingwa, Anne-Marie Kantengwa, Esther © V. Duclert
6 Voir Florence Prudhomme (dir.), Cahiers de mémoire, Kigali, 2019, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 21-48.
7 Landoald Ndasingwa a été président du Parti libéral et ministre du Travail et des Affaires sociales du
dernier gouvernement d’opposition avant le génocide.
5
Fidèle Kanyabugoyi © KT Press.rw
Alphonsine Mukamusoni, Pierre-Claver Karenzi et leur fille © Survivors Fund
6
Un temps de « transition démocratique » pris au piège de l’après-génocide
S’opposant à cette fidélité et aux travaux historiques sur le génocide des Tutsi, une
propagande très insistante s’enclenche dès juillet 1994. Elle tend à diluer le génocide des
Tutsi en invoquant la fatalité des massacres interethniques en Afrique (ce que déclare
François Mitterrand au sommet franco-africain de Biarritz), ou bien en faisant monter la
thèse d’un double génocide – avec celui qu’aurait commis le Front patriotique
rwandais (FPR) avec son offensive générale du 8 avril 1994 – permettant d’atténuer, voire
de justifier la portée du « premier ». Or, le problème est que cette propagande mobilise
d’anciennes figures de la « transition démocratique » de 1991-1993, introduisant une
grande confusion sur son sens historique et entravant considérablement la possibilité
même de l’étudier. Tout se joue comme si la croisade lancée contre le régime pluraliste
installé à Kigali à partir du 19 juillet 19948 rebattait toutes les cartes et devait réécrire
l’histoire de la période antérieure : « Plutôt Habyarimana que Kagame ! » en un certain
sens, faisant oublier combien ces démocrates de 1991-1993 se sont opposés à la dictature
raciste du premier et, à l’inverse, efforcés d’aider l’intégration du FPR du second à la vie
politique rwandaise. Les vannes ouvertes de la propagande laissent s’exprimer cette
réécriture de l’histoire. Afin de reprendre pied sur la réalité historique, il importe de faire
mention ici de l’évolution d’une partie des démocrates brûlant leur propre passé au
lendemain du génocide.
Depuis son exil belge, Dismas Nsengiyaremye, l’ancien chef du premier gouvernement
d’opposition (2 avril 1992-31 juillet 1993) qui a pu incarner ce temps de « transition
démocratique9 », déclare, le 10 novembre 1994, que « le génocide a été commis contre le
peuple rwandais dans sa globalité et [que] le FPR n’a aucun droit à s’approprier ce
douloureux événement pour couvrir ses propres crimes 10 ». L’historien Jean-Pierre
Chrétien rappelle pour sa part, dans son étude de 2012 sur Le Défi de l’ethnisme, la
singulière évolution de l’édition belge de la revue Dialogue (dont l’édition rwandaise avait
joué un rôle certain dans le mouvement de démocratisation entre 1991 et 1993), ou bien
les prises de position récurrentes de l’ancien ministre du Commerce et de la
Consommation (de 1991) François Nzabahimana, réputé « hutu modéré », lui aussi exilé
et s’engageant dès juillet-août 1994 avec son « Comité rwandais d’action pour la
démocratie » (sic) dans une requalification des victimes du génocide des Tutsi11. Ces
8 Sa composition est conforme aux accords d’Arusha et se nomme à cette fin « de transition à base
élargie » (nonobstant la non-représentation d’extrémistes comme Ferdinand Nahimana, pressenti fin 1993
comme ministre de l’Enseignement supérieur et devenu lors du génocide l’un de ses principaux architectes
idéologiques).
9 Voir Dismas Nsengiyaremye, « La transition démocratique au Rwanda (1989-1993) », in André
Guichaoua (dir.), Les Crises politiques au Burundi et au Rwanda (1993-1994), op. cit.
10 Dismas Nsengiyaremye, « Déclaration de l’Union démocratique rwandaise en faveur d’un retour rapide
à la démocratie, à la paix et au progrès » (Paris, 10 novembre 1994), relevé par Jean-Pierre Chrétien in
Le Défi de l’ethnisme. Rwanda et Burundi, Paris, Karthala, 2012 (chapitre V, « Le “deuxième génocide”. La
relativisation », p. 91-141, consulté sur Cairn.info).
11 « C’est pur mensonge de dire qu’il n’y a que des bons d’un côté et des mauvais de l’autre […]. Tout le
monde a tué […]. Des familles tutsi ont été massacrées parce qu’elles étaient proches du FPR ou tout
simplement parce qu’elles étaient tutsi […]. De même, des familles hutu [l’ont été] parce qu’elles étaient
proches d’un quelconque parti politique ou parce qu’elles étaient hutu » (François Nzabahimana,
conférence à l’université de Namur, 30 juillet 1994, cité par L’Africain, Toussaint 1994, p. 9-10) ; rapport
de mission, « Le Rwanda ou l’urgence politique », Comité rwandais d’action pour la démocratie, Stoumont,
27 août 1994, p. 5 et 15-16. ; et du même Comité CRAD, déclaration de la « Commission de la société
7
positions radicales d’anciennes figures de la « transition démocratique » jettent la
confusion sur les événements des années 1991-1993.
Cette confusion permet alors à d’authentiques extrémistes de se présenter comme
« modérés » – dont la voix en conséquence doit porter et être entendue. La notion de
« troisième voie » ou de « troisième force » apparaît en définitive totalement corrompue,
comme celle des « Hutu modérés », une donnée très bien soulignée par Jean-Pierre
Chrétien en 201212. Après le génocide, le seul combat qui semble devoir être exigé de ces
héritiers de 1991-1993 est celui d’un assaut permanent contre le régime qui a mis fin au
génocide. Et celui qui l’a accompli, bien que défait, avec ses membres poursuivis par la
justice internationale, entreprend délibérément de réécrire l’histoire. C’est le cas par
exemple d’Enoch Ruhigira, ancien directeur de cabinet de Juvénal Habyarimana, avec son
ouvrage, La Fin tragique d’un régime, publié depuis Orléans13.
Ces figures radicales recyclées comme « Hutu modérés » parviennent alors à exercer de
sévères menaces, dans les pays d’exil – que sont en particulier la France et la Belgique14 –,
sur les démocrates. L’ancien procureur François-Xavier Nsanzuwera en a témoigné en
mai 1995. Il révèle dans une conférence de presse à Bruxelles que « des nostalgiques de
l’ancien régime génocidaire […] lui demandent de faire des déclarations fracassantes sur
les violations actuelles des droits de l’homme [par le nouveau régime] et même tentent de
l’entraîner dans le révisionnisme du génocide15 ».
Avant même le génocide, et du fait de la gangrène du « Hutu Power » dans les partis
d’opposition à partir de la fin 1992, des leaders de ces partis, tenus pour démocrates à
travers des postures anti-extrémistes, finissent par prendre parti pour ce dernier et
concourir à leur tour à la destruction des Tutsi. C’est le cas de l’ancien ministre libéral de
la Justice du gouvernement de Dismas Nsengiyaremye, Stanislas Mbonampeka 16 .
civile rwandaise exilée au Nord-Kivu pour un retour rapide, collectif et organisé au pays », Goma,
24 août 1994. Ces écrits de François Nzabahimana sont analysés par Jean-Pierre Chrétien in Le Défi de
l’ethnisme, op. cit.). « Dans ce bel irénisme, commente l’historien, on note deux dérapages sémantiques, trop
habiles pour être innocents : ce ne sont pas “des” familles, mais “les” familles qui étaient visées en 1994
chez les Tutsi et d’autre part les opposants hutu massacrés par les artisans du génocide sont amalgamés
par l’auteur avec les victimes des troupes du FPR, pour suggérer que tous ces gens auraient aussi été
victimes d’un étiquetage ethnique (en tant que hutu). La thèse du double génocide est à fleur de mots. »
12 Jean-Pierre Chrétien présente « un exemple caricatural de l’abus de ce terme dans nos médias »,
rapportant les faits suivants : « Le 31 juillet 1994, le journal de la chaîne de télévision France 2 présente le
drame des “Hutu modérés”, coincés entre la terreur des extrémistes hutu et la “soif de revanche tutsi”, à
partir du témoignage d’un personnage présenté comme un membre de la “classe moyenne” et comme un
ancien opposant à la dictature. Or il s’agissait d’un des principaux leaders du Hutu Power au sein du parti
MDR, André Sebatware, ancien ministre et ancien préfet du régime Habyarimana ! » (in Le Défi de
l’ethnisme, op. cit.).
13 Enoch Ruhigira, La Fin tragique d’un régime. Volume I : Le legs démocratique gaspillé, Orléans, Éditions La
Pagaie, 2011.
14 La France en effet, comme la Belgique, accueille de nombreux extrémistes, présumés génocidaires et
qui, pour certains, ne s’en cachent pas.
15 Cité par Jean-Pierre Chrétien (in Le Défi de l’ethnisme, op. cit.), qui ajoute que « ce n’est pas uniquement la
communauté rwandaise qui exerce cette pression, mais même des amis… belges et français ». L’historien
précise que son texte sera néanmoins « hypocritement » diffusé par ces « amis » sous le titre racoleur de
« Rwanda : et si demain il y avait un autre génocide ? ».
16 En tant que ministre de la Justice, Stanislas Mbonampeka lança un mandat d’arrêt, sur la base de
l’« incitation à la haine ethnique », contre l’idéologue extrémiste hutu Dr Léon Mugesera, pour son
discours de Kabaya du 22 novembre 1992 appelant les Hutu à exterminer les Tutsi. Aussitôt menacé par
les durs du régime, notamment dans les forces armées rwandaises et à la présidence d’Habyarimana,
Stanislas Mbonampeka fut exfiltré au Canada. Après 1994, il s’employa depuis l’exil à nier le caractère
8
D’autres, en revanche, ont su tenir fermement face au « Hutu Power » et l’ont payé de
leur vie, comme Boniface Ngulinzira, ministre libéral des Affaires étrangères, principal
négociateur des accords d’Arusha, dénoncé comme traître et complice de l’ennemi racial,
massacré lors des « marches de la mort » qui ont suivi l’évacuation de l’école technique
officielle Don Bosco de Kigali par les contingents belges de la MINUAR17.
Complexité du « terrain », déficit de sources
Il s’avère donc extrêmement difficile, et parfois périlleux, de travailler en chercheur sur
ces années de « transition démocratique ». La recherche doit affronter un terrain d’une
immense complexité avec des comportements qui défient la raison, qui révèlent le
pouvoir absolu de la haine sur l’entendement et les identités. La haine qui s’empare des
acteurs, la haine qui les précipite vers l’extermination et les conduit ensuite à nier le crime
apparaît sans limites. Elle bouscule toutes les certitudes, abolit les réalités passées et
légitime de réécrire l’histoire. Confrontés à ces défis de connaissance, les chercheurs
doivent conserver le recul nécessaire à l’examen des faits et se garder de l’imprécision
dans les concepts aboutissant à diluer les faits et leur compréhension. Et ce n’est pas
toujours le cas lorsque est avancée, par exemple, la thèse de la « guerre civile » pour
caractériser la période d’entre 1990 et la veille du génocide18. Assumer la complexité des
faits n’empêche pas la fermeté de l’analyse et la clarté du sens.
La disparition de ce temps de vie démocratique s’explique par ce défi de la complexité
du terrain – capable d’annihiler les efforts de la recherche pour connaître et comprendre.
S’ajoute un problème de sources, pas seulement dans leur interprétation mais aussi dans
génocidaire des massacres de Tutsi et à les justifier par le fait que 90 % d’entre eux étaient des soutiens
du FPR. À Goma au Zaïre, en juin 1995, il déclara au journaliste américain Philip Gourevitch : “There was
no difference between the ethnic and the political.” “Even the women and children?” “Think about it” (« After the
genocide. When a people murders up to a million fellow-countrymen, what does it mean to survive ? »,
The New Yorker, 18 décembre 1995. (https://www.newyorker.com/magazine/1995/12/18/after-thegenocide).
Bien que n’étant pas présent au Rwanda durant le génocide, Stanislas Mbonampeka est
considéré comme un agent du GIR à l’étranger, et sa mise en jugement pour crime de génocide a été
demandée par le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR). Lorsque le journaliste du New Yorker
lui a rappelé son passé d’activiste des droits de l’homme, il a feint la surprise, ramenant à la « guerre »
livrée par le FPR au Rwanda : “In a war, you can’t be neutral” Stanislas Mbonampeka told me. “If you’re not for your
country, are you not for its attackers?” […] “This was not a conventional war” (ibid.). Avec cette déclaration, on
constate que les Tutsi sont censés ne pas appartenir à la nation rwandaise, qu’ils en sont des ennemis et
que le FPR mène une guerre totale contre le Rwanda – et non contre le régime d’Habyarimana puis celui
du GIR qui lui succède.
17 Voir le rapport de la Commission d'enquête parlementaire concernant les événements du Rwanda du
Sénat belge, 6 décembre 1997 : « 3.8.5. Le drame de l'ETO (École Technique Officielle des Pères Salésiens
de Don Bosco) ».
18 Avancer la thèse d’une « guerre civile », comme des chercheurs pourtant avertis s’y prêtent, signifierait
que le Rwanda se trouvait déchiré entre deux camps s’affrontant dans des combats qui auraient mobilisé
des armées et des sociétés, ce qui n’est pas le cas d’octobre 1990 à la veille du génocide. Cette thèse
obscurcit la réalité du processus génocidaire s’engageant durant cette période clé où un seul camp
s’emploie à exterminer une population civile désarmée et pacifique. Et si le FPR réagit militairement, à
plusieurs reprises, aux massacres organisés et planifiés contre les Tutsi, les offensives ne prennent pas
l’ampleur d’une guerre générale. L’emploi de cette thèse est une facilité qui fragilise la compréhension
exacte des faits et leur analyse. On n’imaginerait jamais parler de « guerre civile » dans le cas de l’Empire
ottoman unioniste (combattant en substance l’« ennemi arménien ») ou de l’Allemagne nazie (combattant
l’« ennemi juif »).
9
leur existence et leur matérialité mêmes. Car le génocide a signifié une vaste et
systématique destruction de tout ce qui pouvait s’apparenter aux Tutsi et à leurs
« complices ». Les archives du temps démocratique n’ont pas échappé à cette règle de la
destruction totale, à laquelle succèdent, dans les semaines et les mois qui suivent le
génocide, les ponctions systématiques réalisées sur les archives rwandaises restantes par
les forces des Nations unies aux fins de constituer des dossiers pour des instructions
judiciaires probables – dès lors qu’était reconnu le crime de génocide contre les Tutsi du
Rwanda par le Conseil de sécurité.
Un développement annexe de la commission Duclert
La disparition massive d’archives au Rwanda fut exposée à la Commission de
recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi par les
dirigeants de la Commission nationale de lutte contre le génocide lors d’une rencontre à
Kigali le 11 février 2020. Cette disparition rend d’autant plus précieuse une double
démarche lancée à la faveur des deux rapports Duclert (26 mars 2021) et Muse
(19 avril 2021). Ce dernier a pu exploiter des archives françaises et rwandaises de 1991-
1993 retrouvées dans un petit bâtiment servant de débarras dans l’enceinte de l’actuelle
présidence rwandaise. Le premier a identifié et utilisé d’abondantes archives rwandaises,
notamment de la période de la transition démocratique, présentes dans les fonds publics
français, présidentiels – Cellule Afrique –, diplomatiques et rattachés – direction des
Affaires africaines et malgaches (DAM), direction de la Coopération militaire –, militaires
– état-major des armées, état-major de l’armée de terre, Direction du renseignement
militaire (DRM) –, ministériels – cabinets des ministres des Affaires étrangères, de la
Coopération, de la Défense, en particulier. L’importance de ces documents rwandais
démontre que les autorités françaises disposaient d’une riche et très diversifiée
documentation sur le Rwanda, sur l’extrémisme hutu et la radicalisation du régime du
président Habyarimana, sur la préparation du génocide des Tutsi et l’implication
d’importantes factions militaires, enfin sur le mouvement démocratique dans ses multiples
dimensions. La présence de cette documentation de première main atteste que les
autorités françaises étaient informées en temps réel par des voies diverses du processus
génocidaire comme des efforts de l’opposition démocratique pour desserrer le double
étau de la dictature présidentielle et du piège ethnique. Ni l’un ni l’autre de ces sujets ne
fut véritablement considéré par ces autorités, en dépit du fait qu’elles étaient éclairées.
Compte tenu de l’importance de ces archives de part et d’autre, et de ce qu’indique leur
présence dans les fonds, les experts de l’équipe Muse et les chercheurs de l’équipe Duclert
décident, à la remise de leurs rapports respectifs, de rendre pleinement accessibles les
archives sur lesquelles ces travaux se fondent. Cet engagement est en cours de réalisation
pour la documentation du rapport Muse19. Il est effectif pour celle du rapport de la
Commission de recherche depuis le 6 juillet 202120. Et il se poursuit. Dans les semaines
19 La mise à disposition des archives du rapport Muse est prévue au Rwanda.
20 Deux dérogations générales, du 6 avril et du 6 juillet 2021, signées du Premier ministre, ont permis
l’accès de tous à l’intégralité de la collection (sous forme de copie papier) des documents d’archives cités
ou référencés dans le rapport, à laquelle s’ajoutent l’ensemble du fonds présidentiel sur le Rwanda, la
collection intégrale des télégrammes diplomatiques du poste de Kigali pour les cinq années 1990-1994 et
deux mille autres documents d’origine militaire, le tout disponible aux Archives nationales (centre de
Pierrefitte).
10
qui suivent la remise du rapport français, le président de la Commission (qui est l’auteur
de cette étude) et Chantal Morelle, qui en est membre, s’associent avec les Archives
diplomatiques, dirigées par Nicolas Chibaeff, afin d’ouvrir en ligne une collection de
documents d’origine rwandaise ou associative retrouvés dans les fonds diplomatiques,
essentiellement de la DAM21. Onze regroupements sont ainsi réunis en juillet 2021, et un
douzième prend place en décembre 2022, portant sur des alertes de génocide de 1991 à
199322. Parmi les documents de ces douze ensembles précisément thématisés, beaucoup
traitent de l’action politique des partis d’opposition et des gouvernements d’opposition
s’employant à desserrer ces étaux de la dictature et du racialisme, mortifères à double titre,
agissant isolément ou périlleux par leur association. D’autres informent sur l’activité des
associations agissant depuis le Rwanda ou depuis leur exil. Enfin, des documents
proviennent du FPR, renseignant sur l’intense déploiement diplomatique du mouvement.
Cette collection intègre aussi des pièces originales relatives aux accords d’Arusha et réunit
de nombreux discours et déclarations (en français23) du président Juvénal Habyarimana.
Si cet article s’intéresse plus particulièrement au volet politique de l’espoir
démocratique au Rwanda à partir de ces documents mis en ligne et accessibles à tous, il y
a lieu d’envisager au moins quatre autres pôles, tous vulnérables, minoritaires, mais
résilients et mobilisateurs de forces vives de la société et des institutions. Compte tenu des
dangers extrêmes qu’entraîne ce type d’action pour un Rwanda pluraliste, pacifique et
égalitaire, on doit relever le courage indiscutable des femmes et des hommes qui
s’engagent dans tous les domaines. Ce courage a éveillé des possibles auxquels ont cru des
Rwandais, avant qu’ils ne disparaissent dans la terreur du génocide. Il importe de
mentionner ici ces quatre pôles d’une vie démocratique naissante mais vive, avant de
revenir au volet plus spécialement politique.
Une approche globale du temps démocratique du Rwanda, 1991-1993
L’espoir démocratique suscité par l’évolution intérieure des années 1991-1993 repose
sur les associations des droits de l’homme et leurs membres, dont le nombre grandit dès
le tournant de 1991, comme Kanyarwanda, formée le 15 septembre 1991 afin de
promouvoir l’union par la justice sociale et de s’opposer ainsi à toute forme de
discrimination à caractère ethnique. L’association rwandaise pour la défense des droits de
la personne et des libertés publiques (ADL-Kigali) réalise en décembre 1992 un rapport
de trois cent cinquante-cinq pages sur les crimes terribles visant la minorité tutsi depuis
octobre 1990, en particulier les éleveurs bagogwe dans des massacres (janvier 1991)
qualifiés de génocide24. Ces associations se constituent en fédérations comme le Collectif
21 Odile Baysse, Laurent Aîssa Mchirgui, Isabelle Richefort, Christophe Villecroix et Françoise Watel ont
contribué décisivement à cette mise en ligne. Qu’elles et qu’il en soient vivement remerciés.
22 Collection de documents des fonds diplomatiques français portant sur le Rwanda (1990-1994), juillet
2021-complément décembre 2022 (site https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/archivesdiplomatiques/
action-scientifique-et-culturelle/expositions/expositions-dossiers-en-ligne/collection-dedocuments-
des-fonds-diplomatiques-francais-portant-sur-le-rwanda/).
23 Il s’agit soit de textes (discours, déclarations, communiqués) en langue originale française, soit de
traductions du kinyarwanda en français.
24 Association rwandaise pour la défense des droits de la personne et des libertés publiques (ADL-Kigali),
Rapport sur les droits de l’homme au Rwanda, septembre 1991-septembre 1992, décembre 1992, p. 117 sqq.
(Archives Spéciosa Kanyabugoyi).
11
des ligues et associations de défense des droits de l’homme (CLADHO) fondé en 1992.
Le développement d’une presse libre, avec ses journalistes indépendants25 menant des
investigations au péril de leur vie, participe aussi de ce temps démocratique. Les
associations de défense des droits de l’homme se mobilisent pour l’indépendance de la
presse et la protection des journalistes menacés par le régime26. L’Église catholique ellemême,
bien qu’ayant rejointe l’idéologie du « peuple majoritaire » utilisée contre la
minorité tutsi, est traversée d’une dissidence active. Le 1er décembre 1991, l’évêque de
Kigali, Mgr Thaddée Nsengiyumva, appelle son Église à faire son examen de conscience
dans une lettre pastorale lue en chaire. En mars 1992, les partis d’opposition s’associent
dans une déclaration collective : « Halte aux massacres des innocents ».
L’espoir démocratique réside aussi dans la détermination de juges, d’administrateurs,
d’officiers s’employant à promouvoir l’État de droit, le respect des personnes, la
répression de violences, et l’application des accords d’Arusha. En 1993, François-Xavier
Nsanzuwera, membre du parquet, alerte dans un ouvrage sur la mobilisation de jeunes
déshérités de Kigali par le parti extrémiste CDR, la comparant au système par lequel le
parti nazi avait conquis le pouvoir en Allemagne dans les années 193027. Le procureur
Alphonse Nkubito exige une enquête sur le massacre des Bagogwe de 1992. Parmi les
juges, il y a lieu de mentionner le président de la Cour constitutionnelle Joseph
Kavaruganda, assassiné le 7 avril 1994 par la garde présidentielle et objet de nombreuses
menaces depuis 199128, ou bien le rôle de la magistrate française détachée auprès du
ministère de la Justice en 1992-1993, Odette-Luce Bouvier, avec la charge de former les
magistrats et d’organiser des sessions sur l’État de droit29. Des documents sur l’action de
cette dernière sont disponibles dans la collection déjà citée des Archives diplomatiques.
Les avocats et juristes se mobilisent également, avec la création, par exemple, de
l’association AJAR en juin 199130.
25 Une « association des journalistes démocratiques rwandais » (AJR) se constitue.
26 L’association Kanyarwanda rend publique, le 16 décembre 1991, une « déclaration sur la répression de la
presse indépendante » qui fait suite à une vive répression consécutive au communiqué à la radio de la
« direction des opérations militaires ». Soulignant le sort réservé aux journaux, dont Umurangi, Kiberinka,
Le Soleil et Kanguka, et à leurs journalistes, Kanyarwanda ajoute : « Les journalistes libérés [après avoir été
affreusement torturés dans les locaux jouxtant les bureaux du président Habyarimana] se sont vu interdire
désormais d’aborder, dans leurs écrits, certains sujets “sensibles” tels que le président de la République, les
forces armées rwandaises et le problème ethno-régional. […] Tous ces journaux persécutés ont ceci de
commun qu’ils sont radicalement critiques par rapport à la politique et aux pratiques du gouvernement et
dénoncent les violations des droits de l’homme dont se rendent coupables diverses instances du pouvoir.
Ils ont, en outre, tous été pointés du doigt par l’officieux Kangura, dans sa 27e livraison, comme “journaux
de l’ennemi”. » (Archives Spéciosa Kanyabugoyi).
27 François-Xavier Nsanzuwera, La Magistrature rwandaise dans l’étau du pouvoir exécutif. La peur et le silence
complices de l’arbitraire, Kigali, Collectif des ligues et associations de défense des droits de l’homme au
Rwanda (CLADHO), Printer Set, 1993 (signalé par Jean-Pierre Chrétien, « L’approche historique au coeur
de l’identification du génocide », in Le Génocide des Tutsi au Rwanda. Devoir de recherche et droit à la vérité, in
Le Genre humain, op. cit., p. 47).
28 Celles-ci ont été exposées par l’épouse de Joseph Kavaruganda déposant devant le Tribunal pénal
international pour le Rwanda les 28 et 29 novembre 2003 dans le cadre du procès de quatre hauts officiers
des ex-Forces armées rwandaises (FAR) poursuivis pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
29 Voir le dossier relatif à l’action de la magistrate Odette-Luce Bouvier (site
https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/archives-diplomatiques/action-scientifique-etculturelle/
expositions/expositions-dossiers-en-ligne/collection-de-documents-des-fonds-diplomatiquesfrancais-
portant-sur-le-rwanda/).
30 Association des journalistes et avocats rwandais.
12
Le multipartisme en 1991 et la libéralisation politique au Rwanda
Le volet politique est privilégié dans la suite de cet article. Il repose sur le tournant de
la fin 1990-début 1991 qui autorise le multipartisme auquel Habyarimana et son régime
ont été contraints par la France et la communauté internationale. Les violences commises
contre les opposants et les Tutsi à la faveur de l’offensive militaire du FPR du
1er octobre 1990 sont allées manifestement trop loin pour les protecteurs d’Habyarimana.
Il convient aussi que le Rwanda allié de la France soit conforme au rôle qu’il doit jouer de
« bon élève » des principes édités au sommet franco-africain de La Baule de juin 1990. Un
« amendement constitutionnel » en date du 10 juin 1991 légalise le multipartisme promis
par Habyarimana. Le 11 novembre 1990, le chef de l’État rwandais a annoncé en effet,
dans un discours prononcé à la radio, la fin du parti unique MRND, l’instauration
prochaine du multipartisme, un référendum constitutionnel, et il va même jusqu’à
s’avancer sur la suppression de la mention ethnique sur les cartes d’identité. Dans le
même temps, les réseaux extrémistes qui l’entourent et qui font de son régime une
authentique dictature raciste, violente et corrompue ripostent à cette ouverture libérale. Le
périodique Kangura diffuse en décembre 1990 les « Dix commandements » que doivent
observer les Hutu et qui érigent les Tutsi en ennemis absolus31. La même livraison affiche
en une un portrait photographique de François Mitterrand accompagné de la légende
suivante : « Les vrais amis, on les rencontre dans les difficultés ». En mars 1992 se
constitue un nouveau parti extrémiste afin de déborder l’ancien parti unique MRND et de
combattre les négociations entre toutes les parties débutées à Arusha.
À la suite de l’amendement constitutionnel de juin 1991 sont officiellement reconnus,
un mois plus tard, plusieurs partis. D’une part, l’ancien parti unique MRND devenu
MRNDD ; de l’autre, plusieurs partis libéraux : le Mouvement démocratique
républicain (MDR), le Parti libéral (PL), le Parti social-démocrate (PSD) et le Parti de la
démocratie chrétienne (PDC). L’opposition politique que constituent ces formations se
définit par son hostilité au dogme ethniciste et à la dictature du « peuple majoritaire », par
son adhésion à l’État de droit et à la paix civile, à la démocratisation des institutions, à la
réduction des pouvoirs exorbitants du président de la République. Cette opposition
appuie les accords d’Arusha et les conduit lorsqu’elle parvient au pouvoir en avril 1992.
Des figures tutsi y participent, et elle tient le FPR pour un partenaire, futur membre du
« gouvernement de transition à base élargie » auquel aboutissent les accords d’Arusha. Ce
sont autant de convictions et de positions qui apparaissent insupportables aux partisans
d’Habyarimana dont l’extrémisme grandit. À l’inverse, l’espoir que suscite la « transition
démocratique » est réel, à l’image du couple formé par Landoald Ndasingwa, l’un des
fondateurs du PL, et sa femme Hélène, originaire du Canada. « Hélène et lui étaient très
engagés, se souvient une amie de cette dernière. Ils voulaient participer à la construction
d’un nouveau Rwanda, ouvert et démocratique. Ils y croyaient32. »
Le 16 avril 1992, ces partis libéraux sont chargés de former, avec le MRNDD, le
premier gouvernement d’opposition de toute l’histoire du Rwanda. Il est présidé par
Dismas Nsengiyaremye, leader du MDR. Les difficultés que rencontrent le gouvernement,
son chef et les partis d’opposition qui le composent sont innombrables. Leurs partisans
sont impuissants face aux méthodes de déstabilisation de leurs ennemis et à la terreur
31 Le professeur Vincent Ntezimana est réputé avoir été l’un des auteurs des « Dix commandements ».
32 Cité par Isabelle Hachey, « Rwanda. Vingt ans après le génocide. Chez Lando », La Presse, 29 mars 2014
(https://plus.lapresse.ca/screens/412f-bdc0-5333134a-a76b-78ceac1c606a%7C_0.html).
13
répandue dans le pays. La France, pourtant informée de la volonté de démocratisation du
gouvernement, ne lui accorde pas son soutien. Marginalisé, menacé, Dismas
Nsengiyaremye est contraint à la démission le 18 juillet 1993, non sans avoir permis que
sa ministre de l’Éducation, Agathe Uwilingiyimana, lui succède, et que les accords
d’Arusha, proches d’être conclus, soient garantis : ils sont signés le 4 août 1993.
Si les autorités françaises sont informées de la situation très périlleuse de l’opposition
et des risques croissants d’échec de la voie démocratique, la raison en est qu’elles sont
destinataires d’une abondante documentation politique. Cette connaissance ne modifie
pas la décision française de privilégier le soutien à Habyarimana, impliquant de fragiliser
irrémédiablement les accords d’Arusha auxquels est farouchement opposé le président
rwandais et de conserver au FPR un statut d’ennemi et non de partenaire.
Plusieurs des documents clés de cette histoire sont identifiés dans les fonds d’archives
diplomatiques français et mis en ligne, à l’initiative de la Commission de recherche, sur le
site du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères le 12 juillet 2021. Leur exploitation
aujourd’hui révèle des lignes de force d’une grande netteté mais qui, faute de soutiens, et
sous le feu de la dictature présidentielle, se brisent. Les partis se déchirent entre courants
extrémistes « Power » et libéraux devenus les cibles de la vengeance, bientôt les victimes
du génocide. Dismas Nsengiyaremye échappe à l’élimination physique grâce à l’initiative
isolée de deux coopérants français – une femme, civile, et un militaire – qui parviennent à
l’exfiltrer hors du pays.
La destruction de l’opposition intérieure au régime du président Habyarimana et la fin
des espoirs de démocratisation du pays forment l’un des épisodes clés qui précipitent le
Rwanda dans le génocide. Elles entraînent la disparition de la principale force capable de
faire advenir les accords d’Arusha que cette dernière a négociés avec le FPR contre la
volonté du président Habyarimana, de son entourage et de son parti MRNDD (ex-
MRND) défié par plus extrémiste encore avec la Coalition pour la défense de la
République (CDR).
La tâche écrasante du premier gouvernement d’opposition de l’histoire du
Rwanda
La formation du premier gouvernement d’opposition le 16 avril 1992, qualifié de
« gouvernement de transition », se fonde sur un « Protocole d’entente » signé entre les
différents partis33 le composant. Adopté le 7 avril 1992, l’accord stipule que
le gouvernement de transition exécutera, outre les affaires
courantes, un programme comprenant au minimum les points
suivants : négocier la paix, assurer la sécurité intérieure, évaluer et
assainir toutes les administrations de l’État, notamment
l’administration préfectorale et communale, l’organisation de la
défense nationale des missions diplomatiques et consulaires
rwandaises, afin d’assurer leur efficacité et leur neutralité, relancer
l’économie à travers le Programme d’ajustement structurel, organiser
un débat national sur le problème de la conférence nationale et décider
33 Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), Mouvement démocratique
républicain (MDR), Parti social-démocrate (PSD), Parti de la démocratie chrétienne (PDC), Parti
libéral (PL).
14
de sa convocation au vu des conclusions de ce débat, régler le
problème des réfugiés , organiser les élections générales34.
Le Premier ministre Dismas Nsengiyaremye s’attelle à une tâche considérable et
protéiforme35. Il s’agit de faire fonctionner un gouvernement dont l’action est entravée,
menacée même de l’intérieur par les ministres du MRNDD, au sein de l’État par les
administrations contrôlées par le président Habyarimana, de l’extérieur par ce dernier avec
sa famille et son entourage omniprésent et corrupteur. Le gouvernement de transition
doit assurer la réforme de l’État et de la vie publique par la généralisation de l’État de
droit, la lutte contre la corruption et la violence, la réussite des négociations d’Arusha,
l’intégration du FPR dans les futures institutions du Rwanda.
Parmi ces documents clés figure la lettre que Dismas Nsengiyaremye adresse au
président Habyarimana le 22 septembre 1992, sur l’état d’exécution et la situation de
blocage du programme du gouvernement de transition36 . La missive est tout à fait
significative de ses objectifs de démocratisation comme chef de gouvernement et de sa
détermination personnelle à gagner son pari de l’État de droit, de la paix civile, de
l’intégration du FPR à la vie politique, du développement économique et social. C’est un
ambitieux programme, d’une grande modernité, que le Rwanda n’a jamais connu en trente
ans de dictature. Pour le réussir, Dismas Nsengiyaremye doit parvenir à l’unité du
gouvernement menacée par la guerre interne des ministres issus du parti
présidentiel (MRNDD) et repousser la guerre externe que mènent contre lui le président
Habyarimana et son entourage, tout en s’efforçant d’empêcher le FPR de renouer avec la
lutte armée.
Adressée au Président, cette lettre est communiquée au président du Conseil national
pour le développement, aux présidents des partis politiques participant au gouvernement,
et à tous les ministres. Elle débute par un bilan de l’action gouvernementale confrontée à
de sérieuses menaces, mais déterminée à appliquer le programme du protocole d’entente
du 7 avril 1992 : négocier la paix ; évaluer et assainir toutes les administrations de l’État ;
relancer l’économie rwandaise ; organiser un débat national sur la question de la
conférence nationale. Deux points sont plus problématiques. Concernant la sécurité
intérieure, le Premier ministre note une accalmie « chez les poseurs de mines et les
lanceurs de grenades », bien que, depuis le début du mois d’août, « des actes terroristes
[aient] repris avec beaucoup d’intensité, occasionnant de lourdes pertes ». Mentionnant les
épisodes récents de massacres de Tutsi – sans toutefois indiquer leur caractère ethnique –,
il s’indigne de leur répétition et pointe la responsabilité des milices :
On commençait également à oublier les événements malheureux de
Kibilira et de Bugesera, quand des troubles de même genre se sont
produits à Kibuye. Bien que la loi sur les partis politiques interdise la
levée des milices privées, force est de constater que dans certaines
34 Protocole d’entente entre les partis politiques appelés à participer au gouvernement de transition, le
7 avril 1992 (site https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/archives-diplomatiques/action-scientifique-etculturelle/
expositions/expositions-dossiers-en-ligne/collection-de-documents-des-fonds-diplomatiquesfrancais-
portant-sur-le-rwanda/).
35 Voir le discours de présentation du programme du gouvernement de transition prononcé par le Premier
ministre, Dismas Nsengiyaremye, le 16 avril 1992 (site, ibidem).
36 Dismas Nsengiyaremye, lettre au président Habyarimana, 22 septembre 1992 (site, ibid.).
15
organisations de jeunes militants des partis figurent des militaires
déguisés en civils. Les partis concernés devraient dissoudre
immédiatement ces milices.37
Le règlement du problème des réfugiés – à savoir les Tutsi exilés, pour certains, depuis
1959 afin d’échapper aux massacres – est essentiel également à l’avenir du Rwanda
démocratique :
Une direction spécifique chargée des opérations liées au
rapatriement et à l’intégration des réfugiés a été créée au sein du
ministère du Travail et des Affaires sociales. Un début prometteur de
sensibilisation de nos compatriotes vivant à l’extérieur s’est effectué
lors de mes visites de travail au Burundi, en Tanzanie, en France et en
Belgique. Le ministre du Travail et des Affaires sociales planifie lui
aussi une tournée de sensibilisation dans les milieux des réfugiés. Le
Plan d’action de rapatriement des réfugiés rwandais est en cours de
finalisation au niveau du HCR [Haut Commissariat pour les réfugiés],
de l’OUA [Organisation de l’Unité africaine] et du gouvernement
rwandais. Par ailleurs, comme le retour volontaire et inconditionnel
des réfugiés est maintenant accepté par tous comme leur droit
inaliénable, il ne reste qu’à restaurer la paix intérieure pour faciliter
leur retour.
La préparation et l’organisation d’élections générales reviennent aussi au
gouvernement, qui s’y prépare. Dismas Nsengiyaremye peut conclure sur le bilan,
soulignant qu’« aux yeux d’une bonne partie de l’opinion nationale et internationale, le
bilan ci-dessus est largement positif eu égard aux conditions de travail du gouvernement ».
Mais il veut alerter le Président sur les entraves nombreuses à son action et sur les
responsabilités directes que ce dernier porte dans ces blocages.
Ces blocages constatés au niveau du gouvernement pourraient être
rapidement corrigés si les pouvoirs constitutionnels du président de la
République, jugés excessifs par certains, étaient déployés pour
débloquer certaines situations paralysant inutilement le
fonctionnement de l’administration. À titre d’exemple, il y a lieu de
rappeler quelques cas flagrants de blocages injustifiés de l’action
gouvernementale. Les ministres issus du MRND, parti du Président,
ont boudé le Conseil des ministres à un moment crucial de préparation
des négociations d’Arusha II.
Dismas Nsengiyaremye s’en étonne : « Au moment où le gouvernement préconise le
dialogue avec le FPR, les ministres issus du MRND préfèrent recourir à la grève pour
faire entendre leurs idées. » Et de souligner que celle-ci a recueilli « votre soutien ». Les
blocages portent aussi, à l’instigation des mêmes ministres, sur :
– le nom du futur directeur de l’Office rwandais d’information (ORINFOR), sachant
que le président Habyarimana refuse d’inscrire cette nomination à l’ordre du jour du
37 Ibid. (lettre du 22 septembre 1992, et pour les citations suivantes).
16
Conseil des ministres du 18 septembre. Sur le premier rapport d’évaluation de la
Commission d’évaluation du personnel de l’État, avec le refus de l’examiner lors du
Conseil des ministres du 18 septembre 1992 :
Certains peuvent conclure qu’il s’agit là d’une protection complice
de quelques bourgmestres, notamment ceux impliqués dans les
troubles de Murambi et de Bugesera ainsi que dans le massacre des
Bagogwe.
– le dossier relatif à la réintégration des militaires rwandais « injustement écartés de
l’armée » qui n’est pas encore discuté en Conseil des ministres.
Si cette réintégration facile connaît déjà des difficultés, d’aucuns se
demandent si la réintégration des combattants du FPR dans l’armée
rwandaise pourra se faire sans heurts.
– l’impunité des auteurs de « l’insécurité grandissante et criante [qui] se promènent
toujours et sèment partout la terreur et la désolation. L’interventionnisme de certaines
autorités annihile toute initiative des services du parquet, de la gendarmerie et des
autorités administratives ». Les milices du MRNDD sont particulièrement visées :
Comme le groupe Interahamwe est la seule organisation qui
accepte dans ses rangs les militaires et que cette « jeunesse » est
encadrée plus par des policiers que par des politiciens, elle devrait être
rappelée à l’ordre et cesser de terroriser la population. Lors des
manifestations du 28 juillet 1992 à Gitikinyoni, l’on a remarqué la
présence active des éléments de la garde présidentielle. Les services de
la gendarmerie en ont formellement identifié deux qui participaient à
cette manifestation. Il s’agit d’une situation pour le moins étrange
qu’il convient de normaliser rapidement.
– les arrêtés du Premier ministre qui sont signés mais bloqués par le Président à
l’initiative toujours des ministres MRNDD. Ces derniers veulent écarter le Premier
ministre de la nomination des « emplois supérieurs civils et militaires ». Dismas
Nsengiyaremye ajoute que « certains agents de l’administration se sont acharnés à
exploiter honteusement à des fins démagogiques la situation misérable des déplacés de
guerre, en les dressant contre le gouvernement comme si c’était celui-ci la cause de leurs
malheurs ». Il condamne le Président pour avoir couvert « les agissements ignobles de ces
agents lors de votre visite aux déplacés de Kisaro en date du 14 septembre 1992. À cette
occasion, vous avez affirmé que le gouvernement ne s’occupait pas de ces malheureux
alors que vous saviez pertinemment que le gouvernement et la communauté
internationale faisaient de leur mieux pour subvenir à leurs besoins ».
Un autre point problématique est soulevé par la lettre du 22 septembre 1992 adressée
au président Habyarimana : « Les anciens secrétaires généraux, devenus membres des
cabinets politiques des ministères détenus par le MRND, narguent et déstabilisent l’action
du gouvernement, allant jusqu’à même organiser des manifestations non autorisées »,
17
comme le siège de l’ONATRACOM38 à Kigali. Et le Premier ministre de pointer les
responsabilités directes, à nouveau, du Président :
Vous avez, dans votre discours du 17 août 1992, incité le CND
[Conseil national de développement] à outrepasser ses droits et
élaborer une loi ayant pour seule motivation de contrarier l’action du
gouvernement. La Cour constitutionnelle n’a pas été dupe et, par des
motifs pertinents, vient de déclarer cette loi anticonstitutionnelle.
Devant le nombre croissant de lois déclarées anticonstitutionnelles et
toujours préparées à votre initiative, il est à se demander si le CND
actuel appuie et sert le processus de démocratisation.
Face à de tels blocages qu’il impute principalement au chef de l’État, il rappelle que « la
ligne de conduite de la délégation rwandaise […] définie par le gouvernement comme
suit » :
1) Défendre le respect des institutions d’État.
2) Accepter l’insertion du FPR dans les institutions d’État et lui
permettre de contribuer à l’avancement du processus démocratique.
3) Accepter les aménagements institutionnels jugés pertinents et
utiles dans la mesure où ces aménagements contribuent à renforcer et
accélérer le processus de démocratisation de la vie politique
rwandaise.
Enfin vient la déclaration solennelle du Premier ministre, pour placer le président
Habyarimana devant ses actes et sa responsabilité :
Monsieur le Président,
Il ressort de ce qui précède que votre responsabilité dans le blocage
de l’action gouvernementale se trouve engagée et ce à double titre :
d’abord comme président de la République, chef de l’État et garant du
bon fonctionnement des institutions ; ensuite comme président du
parti MRND, parti occupant au gouvernement la moitié des postes
ministériels et principal frein au bon fonctionnement du Conseil des
ministres.
Comme ce blocage ne doit plus perdurer et qu’il est contraire à
l’esprit et à la lettre du Protocole d’entente du 7 avril 1992 et du
programme gouvernemental, je vous demande instamment de mettre
fin à ces pratiques surannées et antidémocratiques qui entravent
inutilement l’exécution du programme gouvernemental. Aussi, dans
l’intérêt supérieur de la nation, je vous prie de vous engager
positivement en faveur du processus de démocratisation de la vie
politique rwandaise.
Si le gouvernement de transition ne réussit pas à instaurer la
démocratie et ramener la paix dans le pays, tout son travail aura été
38 Office national des transports en commun.
18
vain et le peuple rwandais sera en droit de demander des comptes à
tous ceux qui l’auront empêché de remplir sa mission.
Riposte extrémiste et persistance démocratique
Par une lettre du 2 octobre suivant 39 , le groupe des ministres 40 du Mouvement
républicain national pour la démocratie et le développement (MRNDD) répond à celle du
Premier ministre, estimant qu’elle reflète « plutôt [une] réflexion personnelle, étant donné
que cette évaluation n’a pas fait l’objet d’examen par le Conseil des ministres ». Les
ministres s’étonnent du ton de la lettre du Premier ministre qui contraste avec celui d’une
conférence de presse antérieure et positive, protestent contre la diffusion de la lettre du
Premier ministre – pourtant classée « confidentielle » – par son parti MDR. Ils lui
reprochent son manque d’impartialité sur la grève mentionnée et attaquent le mouvement
de jeunesse du MDR, le JDR, avec son « KUBOHOZA devenu synonyme de
terrorisme », renversant l’accusation de violence contre l’opposition et dénonçant son
entente avec le FPR.
Les partis extrémistes accroissent leur pression contre la politique de Dismas
Nsengiyaremye et les négociations d’Arusha auxquelles ils se montrent très opposés –
sous couvert du « renforcement de la démocratie41 ». À l’ennemi tutélaire du FPR s’ajoute
maintenant l’ennemi complice des partis libéraux d’opposition. Le MDR, la formation du
Premier ministre, n’est pas pour autant inféodé au FPR, comme le montre un
communiqué du 1er mars 1993 au sujet de la présence des troupes françaises dont le
départ est demandé par ce dernier « comme préalable à la reprise des négociations
d’Arusha42 ». Leur présence « ne gêne en rien les négociations de paix entre Rwandais en
vue du renforcement du processus démocratique et de réconciliation nationale », déclare
le MDR, qui ajoute toutefois à l’intention du président Habyarimana :
Convaincu que la présence des troupes françaises au Rwanda ne
peut en aucun cas avoir pour effet de soutenir directement ou
indirectement le régime dictatorial finissant du général-major en
retraite Habyarimana, qui tient à réaffirmer qu’il reste déterminé à
combattre ce régime de toutes ses forces.
39 Ibid., lettre du groupe des ministres du Mouvement républicain national pour la démocratie et le
développement (MRNDD) au Premier ministre, Dismas Nsengiyaremye, en réaction à sa lettre du
22 septembre, 2 octobre 1992.
40 Les ministres : James Gasana, Faustin Munyazesa, Daniel Mbangura, Dr Bizimungu, Pauykl.
41 Lettre du groupe des ministres MRND au Premier ministre, concernant la position du gouvernement
rwandais sur les négociations d’Arusha, le 15 octobre 1992 ; communiqué de presse du Comité exécutif de
la Coalition pour la défense de la République et de la démocratie (CDR) contestant le gouvernement de
transition à base élargie, 30 novembre 1992 ; lettre ouverte de la CDR au président de la Tanzanie,
contestant l’évolution des négociations d’Arusha, 3 décembre 1992 ; lettre de l’Alliance pour le
renforcement de la démocratie (ARD), constituée de cinq partis (PECO, MRND, CDR, PADER,
PARERWA) présentant les négociations d’Arusha comme une impasse, 11 décembre 1992 (site
https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/archives-diplomatiques/action-scientifique-etculturelle/
expositions/expositions-dossiers-en-ligne/collection-de-documents-des-fonds-diplomatiquesfrancais-
portant-sur-le-rwanda/).
42 Communiqué de presse sur la position du Mouvement démocratique républicain (MDR) au sujet de la
conformité aux accords bilatéraux de la présence des troupes françaises, 1er mars 1993. (site, ibidem)
19
Les désaccords avec le FPR n’empêchent pas les partis libéraux d’opposition de
s’entendre avec lui pour bâtir un avenir démocratique au Rwanda. C’est ce qui ressort par
exemple d’une rencontre à Bujumbura du 25 février au 2 mars 1993, « concernant les
moyens de lutter contre les violations de l’accord de cessez-le-feu et la crise ».
Les participants à la rencontre de Bujumbura ont constaté qu’à
maintes occasions, les partis politiques MDR, PSD, PDC, PL et le
FPR ont dénoncé et attiré l’attention de l’opinion publique nationale et
internationale sur les dangers que fait courir à notre pays la politique
raciste, régionaliste, belliciste et dictatoriale du président
Habyarimana, de son parti MRND et de son entourage.
Les participants à la rencontre de Bujumbura considèrent les
protocoles déjà signés comme un acquis intouchable. Ils demandent à
toutes les forces politiques nationales et à tous les Rwandais de les
soutenir et condamnent toutes les actions, d’où qu’elles viennent, de
nature à les mettre en cause. Ils profitent de l’occasion pour rappeler à
leur responsabilité certains partis politiques qui, assoiffés de pouvoir,
font obstruction à la poursuite des négociations d’Arusha.
Concluant la rencontre, les participants expriment « leur profonde gratitude au
président de la République du Burundi, son excellence le major Pierre Buyoya, au
gouvernement et au peuple burundais pour leur soutien aux efforts de paix et pour avoir
en particulier facilité la présente réunion. Ils demandent à la communauté internationale et
en particulier aux amis du Rwanda de continuer à soutenir les négociations de paix dans
notre pays, contribuant ainsi à la sécurité dans notre région. Les participants se félicitent
de l’esprit de franchise et de fraternité qui a caractérisé le déroulement de leurs travaux43 ».
Les documents retrouvés par la Commission de recherche, mis à disposition des
chercheurs aux Archives nationales 44 et aux Archives diplomatiques 45 , intègrent le
« Protocole additionnel au protocole d’entente entre les partis politiques qui participent au
gouvernement de transition ». Daté du 13 avril 1993, le communiqué démontre la volonté
des partis d’opposition de poursuivre l’oeuvre gouvernementale de réforme définie par le
protocole inaugural du 7 avril 1993. Article 2 : faire aboutir les négociations d’Arusha.
Article 3 : le programme du gouvernement tel que fixé par le Protocole d’entente du
7 avril 1992 reste maintenu. Cependant, le gouvernement accordera une attention
particulière aux problèmes des déplacés de guerre dont la situation grave appelle des
mesures d’urgence.
L’exploitation de ces problèmes par les partis extrémistes et le président Habyarimana
– lequel reçoit sur ce sujet le soutien personnel du ministre français de la Coopération,
43 Compte rendu d’une rencontre entre les partis politiques MDR, PSD, PDC, PL, FPR à Bujumbura
(25 février-2 mars 1993) concernant les moyens de lutter contre les violations de l’accord de cessez-le-feu
et la crise, 2 mars 1993. (site, ibid.)
44 Deux dérogations générales en date des 6 avril et 6 juillet 2021 ont rendu accessibles au public et à la
recherche des milliers de documents d’archives –incluant la collection de toutes les sources exploitées par
la Commission.
45 Site https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/archives-diplomatiques/action-scientifique-etculturelle/
expositions/expositions-dossiers-en-ligne/collection-de-documents-des-fonds-diplomatiquesfrancais-
portant-sur-le-rwanda/).
20
Marcel Debarge, en visite au Rwanda – nourrit la violence politique contre le FPR et ceux
qui apparaissent comme ses complices, population tutsi et partis libéraux. Une note de ces
derniers en date du 24 mai 199346 dénonce une situation largement encouragée par le
Président lui-même.
Une nouvelle note des partis libéraux, 24 mai 1993
Par cette note du 24 mai, les quatre partis d’opposition protestent contre l’assassinat
d’Emmanuel Gapyisi, membre du bureau politique et président du MDR dans la
préfecture de Gikogoro, exécuté par des extrémistes47. Ils constatent que seuls au Rwanda
sont assurés de la sécurité « d’une part le président de la République, sa famille et son
entourage, et d’autre part les expatriés qui font l’objet d’une particulière attention des
troupes françaises stationnées à Kigali. La population rwandaise, quant à elle, est
abandonnée à elle-même et le dictateur la malmène impunément comme cela s’est vérifié
successivement à Kibilira en octobre 1990, chez les Bagogwe en février 1991, au Bugesera
en mars 1992, à Kibuye en août 1992, à Shyorongi en décembre 1992, à Gisenyi,
Ruhengeri, Kibuye en décembre-janvier 1993, à Mbogo en mars 1993, et dans bien
d’autres régions du pays qui ont été le théâtre des pillages, viols, coups et blessures graves,
assassinats et massacres de milliers de personnes ».
Le constat de ces quatre partis d’opposition s’appuie sur les faits suivants :
– l’enquête internationale qui « charge le président de la République et son entourage
comme commanditaires et/ou auteurs des exactions commises dans ce domaine » ;
– la commission nationale d’enquête sur les troubles qui ont endeuillé les préfectures
de Gisenyi, Ruhengeri et Kibuye en décembre 1992 et janvier 1993 ;
– le discours du chef de l’État lui-même en date du 25 janvier 1993 dans lequel il
reconnaît que les coupables sont « les adhérents des partis en désaccord avec les
protocoles d’accord de paix déjà signés à Arusha, en l’occurrence le MRND et la CDR » ;
– « l’impunité organisée de tous ces crimes et renforcée par le blocage opposé à l’action
du ministère de la Justice par le président de la République et par les ministres issus du
MRND chargés de gérer les départements en rapport à la sécurité intérieure. Ainsi le nonaboutissement
des enquêtes judiciaires est imputable au président Habyarimana et à son
régime, d’autant plus que la plupart de ces enquêtes l’impliquent personnellement ou
impliquent son entourage » ;
– le support moral et matériel que « certains éléments de la garde présidentielle ont
apporté aux milices Interahamwe et CDR dans leurs expéditions meurtrières » ;
– les assassinats non résolus du colonel Mayuya et David Gatera, ainsi que ceux de la
soeur Antonio Lacatelli, du frère Cardinal, de Calixte Kalisa, du Dr Pie Ngiriymana de
Butare, mentionnant l’activité d’« escadrons de la mort ». Avec l’assassinat d’Emmanuel
Gapyisi, « la crue a déjà emporté la digue ».
46 Note des partis politiques – Mouvement démocratique républicain (MDR), Parti socialdémocrate
(PSD), Parti libéral (PL) – au président de la République déplorant les problèmes de sécurité et
l’inefficacité du pouvoir, 24 mai 1993. (site, ibid.)
47 Voir note du Groupe d’information sur le Rwanda et lettres des partis politiques – Mouvement
démocratique républicain (MDR), Parti socialiste rwandais (PSR), Parti libéral (PL) – et d’une association,
dénonçant l’assassinat d’Emmanuel Gapyisi, président du MDR, les massacres et l’insécurité dans le pays
(avril-mai 1993). (site, ibid.)
21
La note demande en conséquence la réforme des états-majors de l’armée rwandaise, de
la gendarmerie et du commandement des unités militaires et de la gendarmerie, ainsi que
le démantèlement de la garde présidentielle réputée pour sa participation aux actes de
violence et de vandalisme qui se commettent dans tout le pays et particulièrement dans la
capitale. Les auteurs de la note souhaitent « le départ des militaires français si ces derniers
sont dans le pays pour ne veiller que sur la sécurité des expatriés et du seul président de la
République, et non sur la sécurité de la population rwandaise ». Ils sollicitent « une
enquête internationale sur l’assassinat d’Emmanuel Gapyisi ». Ils réclament l’épuration de
l’État des éléments extrémistes. Et, « dans le cas où le président de la République
s’obstinerait à ne pas mettre en application ces mesures, avertissent-ils, les partis MDR,
PSD et PL se réservent le droit de revoir leur collaboration avec le président de la
République ».
Une menace fondamentale pour la dictature d’Habyarimana ?
La dénonciation des menées extrémistes sur l’opposition d’une part, la mise en cause
directe et personnelle du chef de l’État et de ses proches de l’autre, enfin les mesures
énergiques en faveur de l’établissement de l’État de droit et de la répression des coupables
de la violence, et l’attachement de l’opposition à la poursuite des accords d’Arusha
désignent cette opposition comme une menace fondamentale pour le système
Habyarimana. Ce dernier peut bénéficier du plein soutien des autorités françaises, comme
en témoignent les voyages au Rwanda de février 1993, d’abord celui du conseiller aux
affaires africaines Bruno Delaye puis celui du ministre de la Coopération Marcel Debarge.
Tous les deux veulent obtenir un « front commun » de toutes les forces politiques
rwandaises « contre la guerre », c’est-à-dire contre le FPR qui doit redevenir l’ennemi. Les
avancées d’Arusha ne comptent pas, elles sont même jugées dangereuses dans le schéma
qui est imposé à l’opposition. Bruno Delaye se veut très clair avec le Premier ministre, qui
doit renoncer à sa voie libérale et s’aligner sur le président Habyarimana, contre le FPR.
Le 12 février 1993, le conseiller aux affaires africaines avertit le Premier ministre dans des
termes qui laissent peu de doutes sur cette hostilité française à la poursuite de l’expérience
démocratique au Rwanda :
M. Delaye a appelé, avec beaucoup d’insistance, l’attention de
M. Nsengiyaremye sur l’importance de l’enjeu : le Rwanda avait en
face de lui un projet de conquête du pouvoir qui associait le président
[ougandais] Museveni à un mouvement politico-ethnique pour lequel
la démocratie pluraliste n’était pas une priorité. Devant ce projet, il
fallait donc que la majorité des Rwandais manifeste une volonté
commune de stabiliser la situation militaire. Le compromis entre le
Président et l’opposition intérieure était une nécessité vitale. Il
paraissait de plus en plus dérisoire de discuter du nombre de
portefeuilles à attribuer à tel ou tel parti de l’intérieur, alors que le FPR
était sur le point d’arriver à Kigali. M. Delaye a alors concentré son
22
discours sur l’urgence d’une rencontre entre le Président et le Premier
ministre48.
Analysant cette pression française sur le Premier ministre et le schéma imposé de
l’« union nationale », la Commission de recherche souligne comment les autorités
françaises s’opposent au Rwanda à la voie démocratique et optent pour la dictature raciale
afin de conserver leur position dominante :
L’arrivée à la tête du gouvernement d’un Premier ministre
d’opposition n’a pas conduit la France à s’engager résolument dans
cette voie de la démocratisation. Elle a semblé toujours privilégier un
scénario présidentiel selon lequel Habyarimana choisirait finalement
la démocratie. En conséquence, des pressions sont systématiquement
exercées sur Dismas Nsengiyaremye pour qu’il s’entende avec le
Président et reconnaisse le danger que le FPR ferait courir à l’unité
nationale, interdisant au Premier ministre tout rapprochement avec
le FPR. Le jeu français est éminemment dangereux et fragilise
considérablement l’opposition démocratique. Le président
Habyarimana et les durs qui l’entourent se voient confortés dans leur
rejet de l’opposition et dans des schémas qui font d’elle l’alliée
du FPR, c’est-à-dire l’ennemi intérieur. Or ce glissement est meurtrier
dès lors qu’est invoqué, y compris par la France, le thème de l’unité
nationale : il légitime la dénonciation des Hutu démocrates associés
aux Tutsi, deux minorités jugées menaçantes pour le Rwanda. Plutôt
que d’entrevoir une solution politique à la crise rwandaise en
soutenant l’opposition, de puissants acteurs français du dossier,
comme le conseiller Afrique du président François Mitterrand,
l’écartent en considérant qu’elle ne fait que le jeu du FPR. L’unique
destin de l’opposition serait de rallier le camp présidentiel comme
supplétif du MRND, voire de la CDR49.
Ce choix français fait courir de grands risques à la population tutsi, dont la situation est
connue de la France et qui voit sa persécution s’accroître et même être légitimée par ce
recours au thème de l’« unité nationale » – puisque celle-ci est associée au FPR. Ce thème
en apparence non ethnique est en réalité une redoutable machine de guerre contre
l’ennemi racial, comme le démontre l’idéologue extrémiste Ferdinand Nahimana dans un
document adressé à l’ambassade de France et retrouvé par la Commission de recherche50.
Ce choix apparaît aussi en complète opposition avec les principes de La Baule et le
soutien proclamé à la démocratisation. Les négociations de paix passent au second plan,
elles deviennent même suspectes puisque l’option élyséenne vise le soutien exclusif à
Habyarimana, entraînant le sacrifice de l’opposition libérale qui s’efforce de parvenir à un
accord à Arusha avec le FPR. Les menaces contre le Premier ministre, y compris sur sa
vie, atteignent un degré de non-retour51. Elles se sont liguées dès février 1993, au moment
48 Voir Commission de recherche, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994). Rapport au président
de la République de la Commission de recherche, Paris, Armand Colin, 2021, p. 937.
49 Ibidem.
50 Ibid., p. 937.
51 Alison Des Forges (dir.), Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, trad. fr. (Leave None to Tell the
23
où l’offensive du FPR a créé un état de guerre contre l’opposition. Des membres des
forces armées rwandaises ont, selon la chercheuse Alison Des Forges, dressé des listes de
« complices » du FPR. Le Premier ministre dénonce ce qu’il nomme une « chasse aux
sorcières52 ». Il est contraint à la démission le 18 juillet 1993. Seuls deux agents français –
la magistrate en détachement au ministère de la Justice, Odette-Luce Bouvier, et le
lieutenant-colonel adjoint de l’attaché de défense, Michel Robardey –, décidant hors de
toute hiérarchie, lui accordent une protection personnelle jusqu’à l’aéroport, en
permettant qu’il puisse quitter sain et sauf le Rwanda53.
Dismas Nsengiyaremye à Bruxelles
Réfugié à Bruxelles, l’ancien Premier ministre et premier vice-président du MDR
donne une conférence de presse au Parlement belge le 10 septembre 1993. Il y prononce
un discours, « Pour le respect des accords de paix d’Arusha et le succès du processus
démocratique au Rwanda », dont le texte figure dans les documents rwandais retrouvés54.
L’inquiétude de Dismas Nsengiyaremye pour l’avenir du Rwanda est vive, la paix et la
démocratie s’éloignant sans cesse plus de l’horizon du pays et de sa population.
À nouveau, les plus fortes responsabilités dans la crise incombent au président
Habyarimana et à son clan.
Malgré la signature à Arusha d’un accord de paix entre le
gouvernement rwandais et le FPR en date du 4 août 1993, la crise
politique que traverse le pays menace la paix et la démocratie au
Rwanda. Cette crise résulte des manoeuvres entreprises par le
président de la République et certains dirigeants de l’opposition en
vue d’exclure le parti MDR des organes de gestion de la transition
élargie. Ces manoeuvres ont abouti au renversement du gouvernement
de transition mis en place le 16 avril 1992 et qui venait de réussir les
négociations de paix d’Arusha, et à la constitution d’un bloc
antidémocratique, comprenant les présidents des partis de la coalition
gouvernementale et dirigé par le président de la République luimême55.
Story: Genocide in Rwanda), Paris, Human Rights Watch/FIDH, Karthala, 1999.
52 Ibidem.
53 Commission de recherche, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994). Rapport au président de la
République de la Commission de recherche, op. cit., p. 939.
54 Discours de Dismas Nsengiyaremye sur la situation politique au Rwanda dénonçant la mise à l’écart du
Mouvement démocratique républicain (MDR), à la conférence de presse tenue au Parlement belge, le
10 septembre 1993 (site https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/archives-diplomatiques/action-scientifiqueet-
culturelle/expositions/expositions-dossiers-en-ligne/collection-de-documents-des-fondsdiplomatiques-
francais-portant-sur-le-rwanda/).
55 Dans la suite de son discours, l’ancien Premier ministre dénonce la destruction de l’opposition par
« l’aboutissement d’un long travail de sape et de division de l’opposition entrepris par le président de la
République depuis l’éclosion du multipartisme au Rwanda. Ayant échoué dans sa tentative d’emporter une
victoire militaire sur les rebelles du FPR Inkotanyi, ayant échoué aussi dans ses démarches de provoquer
une guerre civile au Rwanda en vue de profiter de la confusion pour liquider l’opposition démocratique, le
président de la République s’est fixé comme objectif majeur de son action politique la désintégration de
l’opposition démocratique et en particulier celle du MDR, face au FPR Inkotanayi. En fait, il s’agit d’une
24
Comme aucun organe habilité des partis de la coalition
gouvernementale n’appuie ce bloc antidémocratique, il en résulte un
divorce flagrant entre les dirigeants des partis d’un côté, la masse des
adhérents et les organes de décision de ces partis de l’autre. D’où
l’impossibilité de former un gouvernement de transition à base élargie
crédible, prévu dans les accords d’Arusha.
D’où aussi le comportement antidémocratique et autoritaire adopté
par le gouvernement de l’époque et les chefs de parti, qui entrave toute
recherche d’une solution juste et équitable en vue de rétablir le parti
MDR dans ses droits et de mettre en place les institutions de la
transition.
Le vide institutionnel ainsi créé favorise l’émergence de
groupuscules extrémistes, à caractère ethniciste, hostiles à la fois au
processus démocratique et aux accords de paix d’Arusha.
Dans ces conditions, les forces politiques et morales doivent
prendre conscience de la gravité de la situation et obliger le président
de la République et ses alliés occasionnels, les chefs des partis, à
mettre fin à ces manoeuvres et à respecter l’esprit et la lettre des
accords de paix d’Arusha, notamment le protocole sur l’État de droit
signé le 18 août 1992 qui consacre la démocratie comme système de
gouvernement pour le Rwanda, et qui rejette toute forme de coup
d’État comme étant contraire au système démocratique.
Eu égard aux répercussions que la non-application conforme des
accords de paix d’Arusha aura sur la paix et la stabilité au Rwanda et
dans la sous-région [des Grands Lacs], eu égard aussi au fait que la
dérive antidémocratique peut plonger le Rwanda dans une guerre
civile, la communauté internationale se doit de sortir de son mutisme
et d’exiger des autorités rwandaises, en particulier du président de la
République, le respect strict et inconditionnel des accords de paix
d’Arusha, du processus démocratique et des droits de l’homme.
De son côté, le parti MDR est déterminé à recouvrer ses droits et à
participer activement aux institutions de la transition. C’est pourquoi il
est décidé à entreprendre une série d’actions visant à relancer la
dynamique unitaire au sein de l’opposition démocratique, à
sauvegarder le processus de paix et à consolider le processus
démocratique56.
L’ancien Premier ministre libéral ne perd cependant pas totalement espoir en l’avenir
du processus démocratique. Il estime que le MDR peut encore « sortir le pays de
l’impasse, à travers une participation active et positive aux institutions de la transition57 »,
à condition toutefois que le président Habyarimana et les « autres chefs de parti » mettent
fin « aux manoeuvres visant à exclure le MDR de la gestion de la période de transition. Ils
doivent aussi cesser les actes d’intimidation, les menaces et autres formes de persécution
envers les membres du MDR. De plus la censure envers le MDR érigée en système de
togolisation de la vie politique rwandaise. » (discours, ibid., p. 4.)
56 Ibid., p. 1-2.
57 Ibid., p. 2.
25
gouvernement ainsi que les tracasseries de tout genre adoptées par le gouvernement actuel
envers les membres du MDR doivent cesser immédiatement. Il est en effet indispensable
que soit créé un climat favorable au dialogue et à la recherche d’une solution juste et
équitable aux problèmes que connaît actuellement [le Rwanda]58 ».
Il est probablement trop tard pour qu’adviennent de telles conditions. Le président
Habyarimana repousse systématiquement, sous des prétextes fallacieux, la nomination du
gouvernement de transition à base élargie prévue dans les accords d’Arusha. Le « Hutu
Power », pudiquement dénommé ici « bloc antidémocratique », est désormais très
puissant. La libéralisation du régime et la vie démocratique lui ont donné de nouvelles
ressources – création d’un nouveau parti, la Coalition pour la défense de la
République (CDR) ; d’une nouvelle radio, la Radio télévision libre des Mille
Collines (RTLM) –, qui s’emploient à détruire ou à pervertir cette vie démocratique. Le
« Hutu Power » se prépare à l’assaut final contre les ennemis désignés. Si les opposants
politiques font partie des nombreuses victimes des trois premiers mois de 1994 précédant
le génocide, l’extermination des Tutsi a commencé à travers cette éradication de tout ce
qui pourrait s’y opposer.
Dismas Nsengiyaremye joue ici son va-tout, avec un certain panache et une éloquence
qui fait foi. Il alerte sur les conséquences graves qu’entraîneraient la fin de la
démocratisation et la victoire du « bloc antidémocratique ». Il place le président
Habyarimana et la communauté internationale devant leurs responsabilités si cela
advenait. On ne peut nier que l’alerte ait été donnée, d’autant que le discours de Bruxelles
converge avec bien d’autres59. Toutes ces alertes s’adressent plus particulièrement à la
France, qui dispose de moyens de pression sur Habyarimana, même si l’essentiel de ses
forces militaires quitte le Rwanda le 13 décembre 1993.
Le déclenchement du génocide aux premières heures du 7 avril 1994 entraîne la mort
violente des personnalités libérales hutu tels la Première ministre Agathe Uwilingiyimana
ou l’ancien négociateur d’Arusha et ancien ministre des Affaires étrangères Boniface
Ngulinzira dont la mort à Nyanza a déjà été évoquée, ou encore Faustin Rucogoza, prévu
pour être ministre de l’Information dans le gouvernement de transition à base
élargie (GTBE) des accords d’Arusha. Quant aux rares ministres et administrateurs tutsi,
comme le ministre du Travail Landoald Ndasingwa et le préfet de Butare Dr Jean-Baptiste
Habyarimana, ils sont systématiquement éliminés avec leurs familles.
Les acteurs de la brève scène démocratique rwandaise, s’opposant jusqu’à la fin à
l’engrenage extrémiste – condition de réalisation du génocide –, périssent en quelques
jours. Ils sont maintenant réunis dans la mort, inhumés à Kigali au mémorial des
politiciens assassinés de Rebero60 sur une haute colline faisant face à un autre mémorial
du génocide, celui de Nyanza-Kicukiro. Seuls survivent ceux qui se sont réfugiés à
l’étranger et dont le destin futur, comme on l’a rappelé, interroge quant à leur fidélité à ce
temps démocratique disparu. Les forces de la Mission des Nations unies pour l’assistance
au Rwanda (MINUAR), comme les forces françaises d’Amaryllis ou les forces belges
Silver Back déployées au Rwanda pour les évacuations des ressortissants, n’agissent pas
pour empêcher les assassinats des démocrates. L’ordre d’intervenir n’est jamais venu des
autorités politiques, suscitant un profond désarroi chez nombre d’officiers et de soldats
58 Ibid., p. 9.
59 Voir Vincent Duclert, La France face au génocide des Tutsi, Paris, Tallandier, 2023 (à paraître).
60 Outre les politiciens assassinés, membres des partis PL, PSD et MDR, le mémorial rassemble quatorze
mille victimes du génocide exécutées à Nyamirambo, à Gitega, à l’hôpital général de Kigali, à Cyahafi.
26
conscients de leurs responsabilités d’assistance à populations menacées. Des
responsabilités que l’échelon politique n’a pas autorisées à prendre.
Ecole technique officielle-Don Bosco, camp des forces des Nations Unies : évacuation des
ressortissants européens, abandon des réfugiés tutsi et des démocrates hutu © Vincent Duclert
Le génocide anéantit ce temps démocratique ayant suscité un grand espoir mêlé de
crainte devant l’extrémisme hutu grandissant. Des archives retrouvées témoignent de sa
pluralité et de sa richesse, loin des représentations européennes sur l’Afrique tenue pour
étrangère à toute société politique. C’est ainsi que François Mitterrand rejette dans les
ténèbres le Rwanda et le génocide, lors de son dernier discours devant les chefs d’État
africains, le 8 novembre 1994 au sommet de Biarritz :
En vérité, vous le savez, aucune police d’assurance internationale
ne peut empêcher un peuple de s’autodétruire, et on ne peut pas
demander non plus l’impossible à la communauté internationale, et
encore moins à la France tant elle est seule, lorsque des chefs locaux
décident délibérément de conduire une aventure à la pointe des
baïonnettes ou de régler des comptes à coups de machette61.
61 « Discours de M. François Mitterrand, président de la République, sur la démocratisation de l’Afrique, la
proposition de créer une force d’intervention interafricaine pour la prévention des conflits et
l’organisation du développement et de la croissance du continent, 8 novembre 1994 » (site élysee.fr).