Citation
Résistances
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Qui arrêtera la Françafrique, si l’on préfère ne pas attendre qu’elle ait épuisé son
venin ? Pour ne pas compter seulement sur les miracles, je voudrais maintenant
regarder ceux qui déjà l’arrêtent, ou la grippent. Je privilégierai ceux qui le font
autrement que par les armes. Non que l’on puisse exclure de tels dénouements, ni les
condamner a priori : il est des abominations qu’il faut combattre ; des dignités trop
longtemps bafouées se rebellent inévitablement. Mais la solution violente apparaît
comme un échec des remèdes plus civilisés, et il lui arrive d’empirer le mal en
déchaînant les pires produits du système antérieur. On le voit bien aujourd’hui dans
l’ex-Zaïre, où la chute de Mobutu, tant espérée, est loin d’avoir ouvert la phase de
reconstruction. Je n’insisterai pas sur ce débat, qui n’a pas d’issue idéale. Je
m’attacherai plutôt à suivre des démarches personnelles ou collectives, qui tissent du
sens, de la légitimité et du bien commun là où ils ont été niés, enfouis, subvertis.
Je privilégierai aussi des personnes et des organisations de la fameuse “société
civile”. L’expression est décriée : comme beaucoup d’intuitions justes, elle a été la
proie de quantités d’escrocs. Pour moi, il s’agit de cet étage central de toute société,
entre le rez-de-chaussée “familial” et la société-monde, que nous décrit l’historien
Fernand Braudel.
Sans reprendre ce que j’en ai dit dans La Françafrique 1, je signale quelques
vertus indispensables de ce niveau d’expression sociale. C’est là que se distinguent
les genres (politique, économie, culture, science, religion, etc.) qui se mêlent
informellement au rez-de-chaussée et sciemment à l’étage supérieur. Celui-ci tire de
leur croisement son capital de puissance. C’est l’étage intermédiaire qui conteste le
double langage constitutif de la société-monde. C’est lui qui, par ses médiations,
invente les jeux à somme positive, fondement de toute civilisation : notre brutalité
basique ne croit qu’aux jeux à somme nulle, où nous ne pouvons gagner que ce que
l’autre perd. La civilité et la civilisation se mesurent à l’ingéniosité de ces jeux
positifs (le passage par exemple de la solidarité familiale aux mutuelles, puis à la
Sécurité sociale), qui dessinent des valeurs plus qu’ils ne recourent à la puissance.
L’étage central est le lieu de visibilité de ces valeurs. Une société va bien, gonflée
comme un ballon de rugby, quand à ce niveau central une majorité de gens croient
en leurs valeurs, croient qu’il y a plus à gagner qu’à perdre à les pratiquer - ce que
tendent à ne plus faire les tenants de l’étage supérieur. Une société va mal quand
tout le monde croit qu’on ne peut s’en sortir sans tricher. Cessant d’être dilaté par la
confiance, l’étage central se contracte, le ballon se déforme en sablier, les médiations
disparaissent, les forts écrasent les faibles. La leçon universelle devient : volons, au
besoin tuons. À l’extrême, cela conduit au génocide : l’autre est toujours de trop.
Qui a observé les événements au Rwanda, en Sierra Leone ou au Congo-Brazzaville
ne traitera pas cela de pure spéculation.
Dans les valeurs d’une civilisation, il y a les plus visibles. Ce ne sont pas
forcément les plus importantes. Elles s’enracinent dans des valeurs plus essentielles,
que je qualifierai de métapolitiques. On ne les voit presque jamais directement. On
les discerne en observant ce qui fait qu’un peuple, soudain, se réveille, se lève en
masse, descend dans la rue. La société civile est elle-même métapolitique : elle n’est
pas une professionnelle de l’exercice du pouvoir, politique ou autre, elle a beaucoup
d’autres centres d’intérêts, qui l’émiettent la plupart du temps. Descendre dans la
rue n’est donc pas sa nature. Encore moins prendre les armes. Si elle le fait, c’est
que quelque chose d’essentiel a été atteint, que l’on peut deviner par déduction. Au
long de l’histoire, ce sont ces réveils de la société civile, en frome de refus, qui ont
désigné des limites à l’arbitraire (la légitimité et la démocratie) et à l’inégalité des
richesses (le bien commun).
C’est à ce niveau-là, j’en suis convaincu, que se situent les vrais enjeux
politiques. C’est là que se fait la politique. Cela confère aux acteurs de la société
civile une responsabilité beaucoup plus grande qu’ils ne l’imaginent, ou ne le
souhaitent. Le lecteur me pardonnera de lui dire ce que j’ai à cœur : il saura au
moins le parti pris qui va guider la suite.
Donc, qui arrêtera la Françafrique ? Les Africains d’abord, bien sûr. La
. P. 301-304, développées dans Agone, n° 22, 1999, p. 13-20, On joue mieux avec un ballon gonflé.
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Françafrique ne perdure qu’avec la complicité de certains d’entre eux, la patience ou
le fatalisme du plus grand nombre. À la différence des Français, une majorité
d’Africains vivent quotidiennement dans leur corps et leur esprit les dégâts du
système. Cela suscite des réactions de plus en plus profondes, même si leur
expression n’est pas libérée. Mais subsiste un obstacle presque indicible, la rétroprojection du mépris colonial, lui-même consécutif à l’esclavage. Pendant des
siècles, le discours du mépris a seriné que les Noirs étaient incapables, au-delà du
folklore, de créativité politique et culturelle, incapables de construire par eux-mêmes
une vraie civilisation ! D’où l’importance des figures africaines de la résistance,
vivants exemples de l’absurdité de ce mépris : elles catalysent une confiance
cumulative, elles donnent l’intuition de ces valeurs métapolitiques qui permettront
aux Africains d’exposer, dans un monde jusqu'ici hostile, leurs propres conceptions
de la légitimité et du bien commun.
En Europe et surtout en France, la mobilisation est plus difficile. Certes, le
système françafricain est une insulte à nos valeurs métapolitiques. Mais l’écho qui
nous en parvient est feutré, biaisé. Nos corps et nos esprits n’étant pas directement
atteints, les résistants conscients doivent passer par des alertes symboliques.
Exercice hautement difficile quand la télévision passe nos journées à décomposer le
réel, ou le découper en rondelles. La société civile européenne n’a pas le cœur bien
vaillant. Elle n’est pas certaine d’empêcher en Europe même la régression vers une
société en sablier. En France, il n’est pas gai de jouer les Cassandre, de faire savoir
que notre pays fait l’inverse de ce qu’il proclame, et que beaucoup veulent croire.
Comment expliquer aux imbus de l’histoire de France que ce pays, après avoir tenté
de saboter le projet de Cour pénale internationale, veut donner l’exemple de
l’exonération des crimes de guerre ?
Pourtant, des Français s’organisent et se battent, aidés par les froncements de
sourcils de leurs voisins européens. La prolongation de la Françafrique entraîne un
discrédit international croissant. Peut-être que les Français, si soucieux de leur
image à l’étranger, finiront par reculer devant les plaques de laideur que ce miroir,
de manière de plus en plus insistante, leur renvoie.
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24. Figures africaines de la résistance.
« L’amour que j’ai pour mon pays et pour l’Afrique commande que je
ne me taise jamais sur tout ce qui touche à leur destin et leur devenir »
(Norbert Zongo, journaliste burkinabè 2).
La résistance africaine est innombrable, depuis des siècles. Assez nombreuses
aussi sont ses figures illustres. Même en se limitant à l’actualité et au pré-carré
françafricain, puisque tel est l’objectif de ce livre, évoquer ces figures en un chapitre
nécessite un choix arbitraire, générateur d’injustices. D’autres auteurs,
heureusement, ne m’ont pas attendu ou me relaieront. Je me limiterai en fait à
quelques démarches typiques, illustrant l’impact que peut avoir la revendication des
droits civils ou civiques élémentaires : le droit pour un journaliste de témoigner et de
publier ; le droit pour un parlementaire de parler, pour un homme politique de se
présenter à une élection ; le droit pour un avocat de défendre ses clients ; le droit
pour un écrivain d’écrire.
Z
Le journaliste burkinabè Norbert Zongo a bouleversé un peuple. Et au-delà.
Depuis qu’en 1987 Blaise Compaoré a “rectifié” son ami et camarade Thomas
Sankara, Ouagadougou a changé de visage. La nouvelle Constitution de 1991, la
liberté de la presse et le programme d’ajustement structurel ont fait du président
Blaise Compaoré l’un des meilleurs interprètes des discours sur la
“démocratisation”, l’un des bons élèves de la Banque mondiale. Ses excellentes
relations avec Jacques Chirac, Charles Pasqua et la Françafrique, ainsi que les
difficultés de l’opposition, lui permettaient d’espérer la longévité politique d’un
Omar Bongo. Il a été réélu le 15 novembre 1998 avec 87,5 % des voix - d’autant
plus aisément que ses principaux challengers avaient préféré boycotter un scrutin
sans Commission électorale indépendante.
On en oubliait la face sombre du personnage : la disparition des gêneurs,
l’alliance avec le “seigneur de la guerre” libérien Charles Taylor et les profits
induits, l’évaporation croissante des richesses publiques. On pouvait lire dans Le
Monde du 15 novembre 1998 : « Blaise Compaoré est devenu l’un des chefs d’État
les plus respectés du continent. [...] Les ressources de l’État y sont mieux employées
qu’ailleurs et la paix sociale y a été préservée 3». Dans Libération, on se gaussait
« d’une opposition aussi divisée que dépourvue d’idées sur la conduite du pays 4».
Comme si la démocratie n’était pas toujours née du refus de l’arbitraire, avant d’être
un programme électoral. L’historien Ki-Zerbo, le plus connu des leaders d’une
opposition effectivement laminée et démunie, formulait un diagnostic plus
clairvoyant lors du congrès de son parti : « L’inclination irresponsable à accaparer
tout et tous conduira inéluctablement à la révolte sociale 5».
Norbert Zongo, qui signait Henri Segbo, dirigeait l’hebdomadaire le plus lu au
Burkina, L’Indépendant. Amoureux de la nature, il avait créé une réserve de faune
au sud du pays. Il s’y rend en voiture le dimanche 13 décembre 1998, avec un
chauffeur et deux de ses collaborateurs. Le véhicule est retrouvé incendié le long de
la route, les quatre occupants sont morts, leurs corps sont plus ou moins carbonisés.
Les positions contestataires du journaliste, les rumeurs de complot à son égard ainsi
que les traces de balles retrouvées dans la porte arrière suggèrent immédiatement
une mise en scène.
Le 17 mars précédent, dans un éditorial Au-delà de la Mort, il avait dénoncé
« les assassins de l’ombre » : « depuis 1983, c’est de la Présidence que l’on tue.
C’est à la Présidence que l’on a toujours regroupé des hommes louches. À certains,
on a distribué des armes lors des grèves, parce qu’on veut régner éternellement ». On
. Dans son journal L’Indépendant (Ouagadougou), le 02/06/1994.
. Thomas Sotinel, Élection présidentielle sans suspense au Burkina Faso, in Le Monde du 15/11/1998.
4
. Stephen Smith, Sacre électoral annoncé au Burkina Faso, in Libération du 14/11/1998.
5
. Cité par Joseph Coulibaly, Élection au forceps, in Le Nouvel Afrique-Asie, 12/1998.
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apprendra peu à peu qu’un commando issu du premier cercle présidentiel a exécuté
celui qui voyait trop clair.
Un homme très dérangeant, ce Zongo. Un mois avant sa mort, il soulevait encore
le scandale des pesticides Saphyto, fournis par la Sofitex 6, la plus grande entreprise
burkinabè. Elle “encadre” toute la production cotonnière du pays, puis la
commercialise via sa maison-mère parisienne, la CFDT - avec des taux de marge
parfois prodigieux. Tout le monde se sert au passage, à commencer par l’état-major
de la société, composé de fidèles du régime. Mais pour que la marge soit plus
importante encore, l’habitude s’est prise de diluer ou trafiquer les pesticides achetés
par les paysans. Du coup, explique Zongo, « des chenilles censées être tuées par la
simple odeur des produits, ont été plongées dans des bocaux contenant ces produits
pendant des heures et ressorties en “parfaite santé” ». Et le journaliste de dénoncer
« le brigandage institutionnalisé entre la maison-mère en France, l’usine de Bobo et
des responsables de la Sofitex ».
Norbert Zongo enquêtait aussi sur le trafic des parcelles à bâtir, un système de
corruption et d’escroquerie à l’encontre des candidats à l’acquisition d’un
lotissement. Au premier rang des personnes impliquées, le maire de Ouagadougou,
Simon Compaoré 7. Ce membre influent du clan présidentiel s’est mis à menacer le
journaliste.
À maintes reprises, Zongo et L’Indépendant sont revenus sur un sujet plus
sensible encore : la volatilisation de l’or du Burkina, « l’un des plus grands
scandales du régime » 8. Son enquête sur le sujet a commencé en 1994. Malgré les
intimidations, il découvre et révèle des choses incroyables. La filière or, qui
constitue le deuxième poste d’exportation du pays, était étatisée. Le 27 septembre
1991, l’État burkinabè opère une privatisation partielle : il signe une convention de
partenariat avec une petite société d’ingénierie française, la Sirex, établie deux ans
plus tôt à Saint-Ouen-l’Aumône et dirigée par Gilbert Dupuch. Cette convention
prévoit la création de la Compagnie minière d’exploitation de mines d’or au Burkina
(CEMOB), au capital de 160 millions de francs CFA (30 % pour l’État, le reste
pour la Sirex). Le 5 novembre 1991, Gilbert Dupuch crée une société CEMOB au
capital de 10 millions de CFA, avec sept actionnaires : lui-même, des membres de sa
famille, sa société Sirex, une autre société apparentée et un fonctionnaire burkinabè,
André Hien, ancien directeur de la filière or. À titre personnel. Ainsi, une CEMOBbis entièrement privée s’est substituée à la CEMOB officiellement annoncée le 27
septembre - qui, elle, n’a jamais été réellement créée. Un escamotage magistral,
autorisant tous les quiproquos, et permettant d’enchaîner les escroqueries au
détriment de l’État burkinabè 9. Jusqu’à céder 29 tonnes d’or à une compagnie
américaine, BHP...
L’État burkinabè, l’un des plus pauvres de la planète, n’a plus vu la couleur de
son or. Au plus haut niveau de cet État, on a décidé de fermer les yeux sur une
exploitation totalement parallèle. Il est difficile d’imaginer qu’un tel aveuglement
soit désintéressé. Même Mobutu n’a jamais poussé aussi loin - à 100 % - le taux de
fuite d’un minerai précieux...
Cela n’a pas empêché la Caisse française de développement de prêter 6 millions
de francs à la “CEMOB”, ni son représentant local Robert Chahinian de trouver
« assez osé » l’article où Norbert Zongo soulevait le lièvre. Résumons : une société
française escamote l’or du pauvre Burkina ; elle récupère en sus une louche de prêt
bonifié par l’aide au développement, une sorte de prime au pillage, en l’occurrence ;
et il serait « osé » de s’en étonner ?
André Hien est incarcéré en août 1996, tandis que Gilbert Dupuch s’enfuit en
France, que la CEMOB est dissoute et la Sirex liquidée. Le Burkina annonce qu’il
va lancer un mandat d’arrêt international contre Dupuch. Deux ans après, Zongo
. Sofitex : la vache à lait a le cancer du sein, in L’Indépendant du 10/11/1998.
. Cf. Organisation Panafricaine des Journalistes Indépendants (OPJI), L’assassinat de Norbert Zongo. Crime d’État
contre un journaliste, Éditions Minsi D.S., 1999, p. 27-30. Un petit livre remarquable.
8
. Cf. notamment : La bataille de l’or, 30/07/1996 ; Pas de poudre aux yeux des Burkinabè, 06/08/1996 ; CEMOB :
le début de la fin, 20/08/1996 ; La CFD au secours de Dupuch, 17/09/1996 ; La CEMOB est dissoute,
17/09/1996 ; CEMOB. La dernière échéance, 28/04/1998 ; Procès international de la CEMOB, 22/09/1998.
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. Et de l’État français. Gilbert Dupuch aurait aussi jonglé avec le rachat à bas prix de créances dues à la Coface
(l’organisme français de garanties publiques à l’exportation).
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exprime son scepticisme : le sieur Dupuch se promène libre à Paris, et va même
jusqu’à réclamer 150 millions de francs à l’État burkinabè. Lequel a intenté un
procès aux différentes sociétés mises en cause, mais semble tout faire pour le perdre.
Comme s’il n’était pas lésé... Quant à la justice burkinabè, elle ne s’est pas vraiment
pressée de juger André Hien.
La veille de sa mort, Norbert Zongo reçoit un appel de l’épouse de Gilbert
Dupuch. « Mme Dupuch, explique une amie proche du journaliste 10, avait parlé
d’un nouveau scandale dans cette affaire, et Norbert m’avait dit que ça touchait la
famille Compaoré ».
Quelle famille, justement ! L’Indépendant s’est mis à enquêter sur François,
frère du président Compaoré, et sa belle-mère Alizèta Ouedraogo, une redoutable
femme d’affaires, qui dirigeait entre autres une tannerie très polluante. François
Compaoré brasse beaucoup d’argent. Son chauffeur a été torturé à mort fin 1997,
suite à un vol d’espèces : 35 millions de francs CFA (350 000 francs français).
Norbert Zongo ne cessait de protester contre l’absence d’enquête sérieuse - de même
qu’il ne cessait de lutter contre tout privilège.
Cette protestation-là a sans doute été celle de trop. Elle concernait directement
six proches du Président, chargés de sa sécurité rapprochée : l’adjudant Marcel
Kafando, chef de la sécurité présidentielle et membre influent des services spéciaux,
le sergent Edmond Koama, les caporaux Wampasba Nacoulma et Banagoulo Yaro,
les soldats Christophe Kombacéré et Ousseini Yaro. Les mêmes seront suspectés par
une commission internationale d’enquête d’avoir exécuté le quadruple assassinat du
13 décembre 1998. Un groupe d’officiers dissidents, qui a rapidement dénoncé les
auteurs présumés du crime, désigne aussi ceux qui, selon lui, l’ont commandité :
l’homme d’affaires Oumarou Kanazoe, le maire d’Ouagadougou Simon Compaoré,
François Compaoré et sa belle-mère Alizèta Ouedraogo.
Tout cela, les Burkinabè ne le savent pas encore mi-décembre 1998. Ils le
pressentent. Des milliers ont lu juste avant le crime un article prémonitoire de
Zongo, La solution par le mortel 11:
« Quelqu’un nous a agressé verbalement dans la rue en ces termes. :
“L’Indépendant ! tu te prends pour qui ? [...] C’est toi qui constitues le blocage
dans cette affaire [du chauffeur assassiné de François Compaoré, David Ouedraogo]. On
va te montrer que tu n’es rien ! Tu verras, tu verras !...” [...]
Compaoré François et compagnie [pourraient] confier au temps le soin d’effacer
de la mémoire collective des Burkinabè le souvenir de ce meurtre. [...] Si cette
stratégie est arrêtée, il est évident qu’il y a d’autres mesures à prendre, notamment
celle de faire taire L’Indépendant. Nous parions que cette solution est à l’étude. [...]
Il ne leur reste qu’à éteindre la voix de L’Indépendant. [...]
Supposons aujourd’hui que L’Indépendant arrête définitivement de paraître pour
une raison ou une autre (la mort de son directeur, son emprisonnement,
l’interdiction définitive de paraître, etc.). Nous demeurons convaincu que le
problème de David restera posé, et que tôt ou tard, il faudra le résoudre. [...] Si la
mort effaçait les choses du genre aussi facilement, la mort de David aurait réglé le
problème pour lequel il est mort. [...]
Nous avons peur de la Justice et de l’Honnêteté. Nous avons peur des hommes
qui marchent sur la voie de l’humaine dignité. [...]
Pour le reste ? Nous n’y pensons même pas. Nous n’avons pas le temps d’y
penser. Alors, faites comme bon vous semble, messieurs ! ».
On ne peut comprendre l’immense émotion, puis l’extraordinaire mobilisation qui
va naître de l’assassinat du journaliste si l’on ne mesure pas la place qu’il avait prise
dans le pays. Il ne faisait pas que de l’investigation. Son métier était devenu comme
le support d’une quête de dignité, pour lui-même et ses semblables. Ses éditoriaux
touchaient autant, sinon plus que ses enquêtes. Le dernier, Injurieuse parenté, est
paru deux jours après sa mort. Il commente un courrier dont j’ai parlé plus haut 12, de
. Témoignage de S., cité par Reporters sans frontières (RSF), Enquête sur la mort de Norbert Zongo, Compte rendu
de mission, 25-31 décembre 1998.
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. L’Indépendant, 08/12/1998.
12
. P. xxx.
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Robert Bourgi à Omar Bongo 13:
« “Papa...”, c’est ainsi que le juge français [en fait, l’avocat Robert Bourgi] appelle
naturellement Bongo, candidat-président-à-vie du Gabon.
Le fils a sans doute reçu des bonbons au chocolat de son père [...]. On n’est pas
un papa pour rien, il y a un prix à payer.
Parfois on se demande s’il faut en rire ou en pleurer en pensant à ces “relations
familiales” entre les Africains d’Afrique et les Français d’Afrique vivant en France
et vice-versa. [...]
Bongo, papa ! [...] Ce qui fait mal dans cette flagornerie, c’est son caractère
méprisant. Oui, il y a un relent de racisme dans la sublimation des chefs d’État
africains. [...] Dieu seul sait ce qu’on dit de nos rois à l’Élysée ou à Matignon en
leur absence. Mais ils n’en ont cure, pourvu qu’on les flatte avec des mots et des
décorations, comme les esclavagistes ont donné des morceaux de miroirs pour avoir
des nègres. [...]
Il appartient aux Africains de se débarrasser des papas des Français qui nous
dirigent. Il y a des parentés qu’il vaut mieux ne jamais avoir. Elles insultent la
conscience. Quelles injurieuses parentés ! ».
Un désenvoûtement de la Françafrique... Quatre ans plus tôt, Norbert Zongo,
déjà menacé, écrivait une sorte de testament d’une extraordinaire limpidité - qui dit
précisément le rôle “métapolitique” de la société civile :
« Une seule chose est à retenir dans mon attitude: j’aime mon pays [...]. Je
souhaite le voir prospérer et être une terre où il fera bon vivre pour les générations
futures. Je n’ai jamais eu d’ambitions politiques. L’amour que j’ai pour mon pays et
pour l’Afrique commande que je ne me taise jamais sur tout ce qui touche à leur
destin et leur devenir [...].
Dans l’histoire des peuples, il y a eu tout le temps des responsables qui pouvaient
donner et qui donnaient la mort en levant le petit doigt. Mais ils ont été dénoncés,
combattus... et les peuples ont toujours triomphé. [...]
Nous disons à nos lecteurs que nous nous sentons en danger. [...] Pourquoi
continue-t-on à laisser paraître L’Indépendant ? Nous pensons à ceci : le pouvoir a
besoin de démontrer la véracité du processus démocratique dans notre pays 14».
Ainsi Norbert Zongo s’emparait-il du double langage du pouvoir - l’hommage du
vice à la vertu - pour faire avancer la démocratie. Contre le vœu du régime,
seulement intéressé par une façade. Souvent, les citoyens se désespèrent de ce que le
pouvoir “récupère” leurs attentes. Là, Zongo récupère le discours de récupération.
Son journal L’Indépendant avait « le soutien indéfectible des étudiants et des
intellectuels, mais aussi des paysans souvent écrasés par l’arrogance d’une
administration zélée ». « Pour la première fois, on verra la mort d’un journaliste
africain provoquer la réprobation à une très grande échelle 15».
Dès le lendemain de la mort de Zongo, les étudiants s’enflamment. Un bus du
parti présidentiel est saccagé. L’Université est fermée. Le surlendemain, les troubles
gagnent Koudougou, troisième ville du pays. La marée contestataire s’enfle, s’étend,
traverse les catégories sociales. Un an plus tard, elle n’était toujours pas
redescendue, comme en témoignent les manifestations anniversaires, le 13 décembre
1999. Un mot d’ordre résume le sentiment général : « Trop, c’est trop ». Comme si
tout ce qu’avait dénoncé Zongo nourrissait la foule d’un même refus, « Assez de
crimes et de pillage ! », et d’une même revendication : la dignité dans un État de
droit.
Je reviendrai au chapitre suivant sur ce mouvement populaire. Ce n’est pas un
hasard s’il s’est déclenché au Burkina. Le souvenir y demeure vif d’un dirigeant
assassiné, qui malgré ses erreurs ne s’est jamais départi d’un discours de dignité. Or
la plupart des assassins présumés de Zongo ont participé à l’élimination de Sankara.
Son tombeur, Blaise Compaoré, continue d’héberger la même bande de comparses
au Conseil de l’Entente, là même où fut mitraillé son prédécesseur. « Trop, c’est
trop » signifie aussi le dégoût de la récidive.
Un étudiant confie : « Il parlait pour nous, il était notre voix à tous et c’est
. L’Indépendant du 15/12/1998.
. L’Indépendant du 02/06/1994, d’après OPJI, op. cit., p. 24-25.
. OPJI, op. cit., p. 17 et 18.
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comme si on nous avait tous fait taire 16». C’est pourquoi ils ne se taisent pas. Dans
les tracts diffusés après la mort du journaliste, on pouvait lire : « Norbert Zongo est
mort mais il y aura toujours d’autres Norbert, comme il y aura aussi d’autres
Thomas Sankara 17». Z, titrait un film célèbre se déroulant en Grèce : Zoé, la vie.
Norbert Zongo a comme ressuscité le Burkina Faso - le « pays des hommes
intègres ».
Pius fait mal au cœur de Biya
Le Cameroun n’a pas cette réputation : le régime de Paul Biya l’a placé
largement en tête des pays les plus corrompus. Cela finit par vous pourrir la vie,
comme le décrit si bien l’écrivain Mongo Béti. D’autant plus remarquable est le
combat pour une presse libre, résistant aux constantes pressions du pouvoir :
tentatives de corruption ou d’étranglement financier, censure, interdiction, menaces,
brutalités. Pius Njawé, le directeur du Messager à Douala, a traversé tout cela, et il
a tenu. Les journaux sont fragiles en Afrique, par défaut de clientèle solvable.
Quand la police ne cesse de saisir à l’imprimerie vos milliers d’exemplaires, quand
elle vous emprisonne à loisir, il faut une dose incroyable d’énergie, de
débrouillardise, plus quelques miracles, pour maintenir à flot la société éditrice.
Une anecdote permettra de mieux saisir le contexte. Les policiers, donc, sont
régulièrement chargés de confisquer les exemplaires sortis de presse. Mais ils sont si
corrompus qu’ils se résolvent difficilement à gâcher une telle marchandise : ils en
cèdent une bonne part à l’armée des vendeurs. Le régime censure l’information sur
sa corruption, mais la corruption contredit la censure... Seules pâtissent les finances
du journal.
Le combat de Pius Njawé a fini par se savoir. Le directeur du Messager a accédé
aux plus hautes instances de la presse mondiale. Il n’en devenait que plus gênant.
Surtout qu’il se mêlait d’un double enjeu majeur pour la Françafrique : le pipeline
Tchad-Cameroun et la “démocratie apaisée”. J’ai expliqué plus haut ce scénario
politique, dont Paris souhaite généraliser la diffusion au service des potentats
francophones. Il se déroule en trois temps : réélection du Président par n’importe
quel moyen (fraude massive, élimination des concurrents, provocation au boycott) ;
ferme répression des mouvements de protestation ; installation du Président “réélu”
comme figure centrale d’un processus d’apaisement. Prolongé dans son mandat, le
chef de l’État invite les partis d’opposition à une large concertation. Il leur propose
des strapontins au gouvernement, ou la conquête de quelques sièges à des élections
secondaires, tout en excitant les appétits rivaux. La tenue même de cette
concertation vaut légitimation. Face à l’opposition divisée, humiliée, il redevient
l’homme incontournable, l’incarnation de la continuité nationale.
Aux yeux de Paul Biya et de ses supporters françafricains, Pius Njawé a le grand
tort de démonter ce scénario mystificateur. D’autant que la “démocratie apaisée” est
censée rassurer les investisseurs sur l’environnement politique d’un projet
considérable, l’oléoduc Doba-Kribi. Or Le Messager met en cause le pouvoir pour
sa gestion du pétrole en général, et de ce projet en particulier. Il évoque aussi les
innombrables magouilles du régime, les abus de ses polices, ses complicités
françafricaines, ses délires rosicruciens. Mais il aurait été maladroit de coincer Pius
Njawé pour cela. C’est sur un prétexte inattendu qu’on va chercher à le briser fin
décembre 1997, peu après la “réélection” de Biya.
Assistant à un match de football, le Président est victime d’un léger malaise
cardiaque. Le Messager ose en parler. Impensable ! Le pouvoir trouve un tribunal
pour condamner Pius Njawé à deux ans de prison. Celle de Douala est un enfer :
« La torture morale et physique, la misère, j’ai vécu la mort en direct... On y
retrouve une population cosmopolite, des gens qui viennent de toutes les couches
sociales. Et qui n’ont rien fait : le plus souvent ils sont simplement là pour avoir
refusé de donner de l’argent. Soit par manque d’argent, soit par principe. C’est une
. Cité par Colette Braeckman, « Le peuple du Burkina est debout pour la justice », in Le Soir du 22/12/1999.
. Les étudiants décrètent 72 heures de deuil !, in L’Observateur (Ouagadougou), 16/12/1998.
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lutte permanente que le détenu doit mener pour survivre 18».
Ce n’est que grâce à la vigilance de ses codétenus que Pius Njawé peut déjouer
deux tentatives d’assassinat. Pour survivre, il poursuit sa propre lutte : il écrit. Il
envoie régulièrement au Messager des chroniques de l’univers carcéral 19 - une
société où se condensent les misères infligées au Cameroun par une caricature de
Françafrique. C’est elle, en effet, qui a conçu, materné, reconduit le régime, et
continue de le conforter.
Mais de sa prison Pius Njawé focalise une solidarité extraordinaire. Pas
seulement de ses confrères du monde entier. Jusqu’à un lycée alsacien. De partout il
est encouragé. Le couple Biya-Chirac est excédé par les interpellations. Il s’obstine,
pour le principe. Avec le renfort attendu de Jeune Afrique, où François Soudan
idéalise la “démocratie apaisée” : « le pouvoir gère dans la sérénité », « Paul Biya
sait faire travailler ses collaborateurs, connaît ses dossiers, [...], dispose d’une
expérience et d’une connaissance de la classe politique camerounaise sans égales »,
« la page des turbulences politiques est définitivement tournée ». Les effets intérieurs
de l’incarcération de Pius Njawé sont expédiés d’une phrase, la confidence d’un
ministre : « cette affaire a servi de leçon ; depuis, les journalistes hésitent à
publier n’importe quoi ». Selon son collègue Soudan, Pius Njawé poursuivrait un
combat politique en ne sollicitant pas du président Biya une grâce « qui lui aurait
vraisemblablement été accordée 20».
Un combat politique, oui, mais pas du niveau où se complaît trop souvent Jeune
Afrique - les allées du pouvoir, le pont supérieur du Titanic. Le journaliste
embastillé participe du devoir d’interpellation civique, au nom des valeurs
“métapolitiques” de la société ou du peuple camerounais, molestées par le régime
Biya. Celui-ci avait trouvé une argutie juridique pour prolonger l’emprisonnement
de Njawé. Il a dû finalement céder, peu avant le Sommet franco-africain du Louvre,
et accorder une grâce non sollicitée. À ce Sommet, ou plutôt au contre-Sommet que
Survie organisait avec Agir ici, Pius Njawé a pu venir faire un cours de décryptage
de la “démocratie apaisée”. Et témoigner de cet humour sans lequel tout cela serait
impossible à vivre.
Aimé, Djillali et les autres
Avant de changer de pays, je reprécise l’objectif de ce chapitre. Il n’est pas, par
un optimisme prématuré, de laisser croire que tous les militants de la légitimité et du
bien commun bénéficieront systématiquement d’une solidarité internationale qui leur
servira de paratonnerre. Cette solidarité est rarement spontanée, elle est souvent
insuffisante. Beaucoup de progrès reste à faire en la matière. Certes, les figures les
plus connues en bénéficient davantage. Mais si je parle d’elles, ce n’est pas sous
l’angle d’une course à la notoriété. C’est parce que, tels les hauts personnages du
théâtre grec, elles donnent à voir des phénomènes humains universels. Elles montrent
que l’Afrique participe à la construction d’une authentique “déclaration universelle
des droits de l’homme”, dont profiteront, par un effet d’entraînement, ceux que la
notoriété n’a pas touchés.
Ce n’est pas parce qu’un Aimé Moussy est moins connu que son confrère Pius
Njawé qu’il ne livre pas le même combat. Le régime de Yaoundé a interdit son
journal La plume du jour. Fin mai 1998, on l’a emmené dans un site militaire.
Pendant trois jours, il a subi une dizaine de séances d’interrogatoires d’environ 6
heures chacune, assorties de tortures, tabassages, pendaison par les pieds jusqu’à
l’évanouissement, etc. 21 Peut-être cela rappellera-t-il aux Français leur Résistance, et
les méthodes de la Gestapo. Si on emploie ces méthodes pour faire taire les
journalistes indépendants, c’est peut-être qu’un totalitarisme en perpétuelle mutation
les perçoit comme des adversaires de choix. C’est une branche française de ce
totalitarisme-là qui a formé la police camerounaise, autour des années soixante.
. Interview du 13/10/1998 sur RFI, cité par L’Humanité du 14/10/1998.
. Certaines de ces chroniques ont été recueillies dans Bloc-notes du bagnard, Mille et une nuits, 1998. La collection
Petits libres vend pour 10 francs seulement un témoignage cher payé.
20
. Cameroun. Paysage après la tempête, 18/08/1998.
21
. Informations diffusées par Odile Biyidi, 29/09/1998.
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Les services de la sécurité algérienne sont pires encore. Il faut un sacré courage
pour s’attaquer de l’intérieur à la corruption qui irrigue le pouvoir. Djillali Hadjadj
l’a fait. J’ai évoqué les enquêtes de ce médecin-journaliste sur les mafias de la santé
et de l’agro-alimentaire, reliées à des partenaires français et italiens. Elles sont
devenues un livre, Corruption et démocratie en Algérie 22. Une première à ma
connaissance. Une brèche. Djillali Hadjadj travaillait depuis 1993 au journal El
Watan. Dans le contexte algérien, la liberté de publier durablement suppose de ne
pas desservir en même temps tous les clans qui se partagent le pouvoir, ou se le
déchirent. Certains, sans doute, ne voyaient pas d’un trop mauvais œil les
investigations de Hadjadj, et il a profité de cette ouverture. Mais comme il s’est mis
à enquêter tous azimuts, la majorité des actionnaires d’El Watan ont fait savoir au
directeur du journal qu’ils suspendraient le titre s’il persistait à publier les articles de
l’“électron libre”.
Le journaliste a été acculé à la démission en novembre 1999. On lui a reproché
entre autres d’avoir participé à la conférence de Durban contre la corruption. Loin
de se démonter, il poursuit son projet de création d’une association sur ce thème, et
prépare avec la section marocaine de Transparency International une journée
maghrébine contre la corruption. Un chantier herculéen. Chacun son Himalaya.
Yorongar l’inépuisable
Quand le pétrole est là, rares sont les députés qui refusent de passer à la pompe.
Au Tchad, le truquage des élections législatives de 1996 les a rendus plus rares
encore. Il était difficile d’écarter Ngarléjy Yorongar : il a été élu dès le premier tour
avec plus de 80 % des voix, dans la circonscription dite des “300 puits”, sur le
bassin pétrolier de Doba. Tandis que la plupart des opposants se rendaient au
banquet de la “démocratie apaisée”, Yorongar s’est retrouvé quasi seul à dénoncer le
vol gigantesque que préparaient les compagnies pétrolières, dont Elf, avec la
complicité d’Idriss Déby et de ses affidés. Je ne vais pas rappeler ici les mécanismes
de ce vol, les innombrables déductions du prix de vente qui ne laissent finalement
qu’une misère au budget tchadien, d’ailleurs en partie gagée ou hypothéquée. Quant
à la population de la zone pétrolière, c’est tout juste si on lui laisse les miettes de
cette misère. La délégation locale qui est allée visiter les Ogonis au Nigeria a vu la
pollution et les autres dégâts causés par l’exploitation des hydrocarbures. Elle s’est
fait raconter la répression de ce peuple. Au sud du Tchad, la répression a devancé
l’exploitation. Histoire de bien mater les habitants, ces gêneurs potentiels.
Tout cela, le parlementaire Yorongar a pris la liberté de le dire devant
l’Assemblée nationale, de le documenter abondamment, avec une précision
pointilleuse, et d’en aviser le monde entier - j’exagère à peine - par le canal des
ONG et du courrier électronique. Il se trouve que beaucoup d’ONG, soucieuses
d’environnement et/ou des droits de l’homme, étaient déjà en alerte sur la situation
au Tchad et au Cameroun. Le nouveau projet pétrolier y compromet des
écosystèmes fragiles, il risque surtout de contribuer à renforcer des dictatures archicorrompues.
Ce député qui parle fort et loin, voilà qui est insupportable. Surtout quand il
explique comment Elf a cadeauté les deux généraux “finalistes” du scrutin
présidentiel de 1996, le président de l’Assemblée, Abdelkader Kamougué, et le chef
de l’État, Idriss Déby. « Diffamation ! », accusent à l’envi les deux anciens
“rivaux”, qui s’entendent désormais comme larrons en foire. Après moult péripéties
juridiques - car Yorongar sait jouer les procéduriers -, le trouble-fête est condamné à
trois ans de prison. La levée de son immunité parlementaire a été acquise par un
chantage : ou les députés la votaient, ou l’Assemblée était dissoute, et les
récalcitrants ne retrouveraient pas leur siège.
Le lecteur du chapitre sur le Tchad a une idée de la manière dont Idriss Déby et
ses sbires respectent le droit à la vie. Même si Yorongar est quelque peu protégé par
sa notoriété, il a déjà, avant d'être élu, été dix fois arrêté, plusieurs fois torturé. Ce
haut fonctionnaire, au Tchad ou dans une organisation internationale, n’est pas un
. La Dispute, 1999.
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novice en politique. Pour avoir participé aux tentatives de renversement de la
dictature d’Hissène Habré, il a dû se réfugier au Burkina. Rentré au pays après la
prise de pouvoir d’Idriss Déby, fin 1990, il s’est vu proposer, affirme-t-il, le poste
de Premier ministre. Non seulement il a refusé, mais il a protesté contre les premiers
massacres commis par la soldatesque. Plusieurs fois interpellé, il est libéré grâce à
l’intervention, entre autres, du socialiste Guy Labertit.
En février 1992, le vice-président de la Ligue tchadienne des droits de l’homme,
Joseph Behidi, est assassiné. L’ambassadeur de France Yves Aubin de Messuzière
excuse ainsi le régime : « Les bavures existent partout, même en France ».
Yorongar va donc en parler au sous-secrétaire d’État américain Herman Cohen. Il
dénonce aussi les tueries dans plusieurs localités du Sud. Lors d’un raid effectué par
les soudards du régime, sa belle-sœur a été abattue à bout portant, et sa nièce
blessée. L’intervention auprès du Yankee n’est pas appréciée, Yorongar est arrêté.
Faute de charges, il est libéré par le directeur de la Police judiciaire, Djibrine
Hisseine, contre l’avis du conseiller technique français. Ce directeur est limogé.
En mai 1992, le ministre de l’Intérieur Abbas Koty convoque l’ambassadeur
d’Allemagne Steapan pour lui dire de transmettre à son ami Yorongar qu’il « n’est
pas plus important que ceux qui sont abattus comme des chiens ».
Malheureusement pour ce ministre, alors porte-parole de la hargne de Déby, il sera
lui-même l’année suivante « abattu comme un chien » par le régime, alors qu’il avait
misé sur la bonne foi présidentielle.
En 1994, Yorongar est de nouveau arrêté. Amnesty-Australie interpelle le Quai
d’Orsay via l’ambassade d’Australie à Paris. Le Quai questionne l’ambassadeur
Messuzière, qui dissuade Paris d’intervenir, au prétexte que Yorongar serait le vrai
chef de la rébellion armée du Sud !
Pendant le scrutin présidentiel de 1996, Yorongar est arrêté et torturé par le souspréfet de Bebedjia, puis transféré et séquestré à N’Djamena. Au bout de treize jours,
le procureur général Ngarta signe l’ordre de sa mise en liberté. Il est relevé de ses
fonctions. En mai 1998, Idriss Déby profère publiquement à la radio une succession
de menaces à l’encontre du député Yorongar. Il le qualifie de « Satan » (Iblis), dont
il promet d’avoir la tête.
C’est qu’une formidable synergie s’est établie entre les propos de Yorongar et
l’action de dizaines de milliers de militants en Europe ou en Amérique, qui se
mettent à interpeller les représentants de leurs gouvernements à la Banque mondiale
au sujet du pipeline. Le jeu brutal du Président-général tchadien en est grippé, les
royalties du pétrole et du futur oléoduc ne cessent, tel un mirage, de s'éloigner de sa
besace.
Beaucoup ont payé de leur vie d’avoir résisté à Déby. Cela n’arrête pas
Yorongar. On l’arrête, donc :
« Le 30 mai 1998, je dois me rendre à Bruxelles, [...] [invité par les] députés Verts
du Parlement européen. Le chargé d’affaires de l’ambassade d’Allemagne et le
délégué de l’Union européenne se proposent respectivement de m’accompagner à
l’aéroport et de mettre la voiture à ma disposition alors que j’étais séquestré à mon
domicile par des agents de l’ANS [service de “sécurité”] . Ceux-ci ont été fortement
déconseillés de m’aider par l’ambassade de France. Ce qui fait dire que
l’ambassade de France cogère mon arrestation 23»..
Après un simulacre de procès, Yorongar est expédié dans la sinistre geôle de
N’Djamena. Il y est constamment menacé, comme tant d'autres opposants, d'un
empoisonnement ou d’une exécution sommaire « en cours d'évasion ».
Il proteste contre les conditions de ses codétenus, à peine nourris. La plupart ne
sont pas soignés. La prison centrale de N’Djamena « est un grand mouroir », écrit-il.
Un vieillard aveugle continue d’être emprisonné alors qu’il a purgé sa peine.
Certains sont incarcérés depuis cinq ans sans être jugés. En trois mois, au moins six
détenus ont été abattus à bout portant, ou pour tentative d’évasion. La torture est
. Lettre du 20/09/1998 au premier conseiller de l’Ambassade de France. Yorongar le remercie de lui avoir rendu
visite à la maison d’arrêt de N’Djaména, « une marque d’attention inhabituelle de la part des diplomates français
en poste au Tchad ». À vrai dire, tous les diplomates français ne sont pas ravis d’être mis au service de la cogestion
françafricaine.
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fréquente. Plusieurs en meurent, comme le docteur Nana Deman. Des prisonniers
torturés, dont un lycéen, affirment l’avoir été par Idriss Déby en personne, dans les
cellules des Renseignements généraux. « Ce qui se passe ici à la Maison d’arrêt est à
l’image de la République de famille, du clan et des courtisans 24».
La pression monte cependant pour la libération de Yorongar. La Banque
mondiale, très motivée sur le projet pétrolier Tchad-Cameroun, comprend qu’un tel
prisonnier catalyse les oppositions. Elle ne veut pas d’un martyr. L’Union
interparlementaire, basée à Genève, prend le dossier en main et intervient
efficacement. À Paris, les députés Verts interpellent le ministre des Affaires
étrangères Hubert Védrine, qui se félicitait de l'influence française sur le régime
tchadien, au chapitre des droits de l'homme...
En juillet 1998, Idriss Déby vient rencontrer Jacques Chirac à l’Élysée. Il est
gêné par la découverte d’un énorme trafic de faux billets, dont une partie a été
convoyée à Paris par l’un de ses proches 25. L’Élysée veut conserver au Tchad un
dispositif militaire étoffé, sans être harcelé de questions sur le sort de Yorongar. Un
accord intervient : Paris “arrange” l’affaire de fausse monnaie et maintient ses
troupes, Déby libère Yorongar à condition que celui-ci démissionne de son mandat et
disparaisse de l’horizon politique. Informé du deal élyséen, Yorongar le refuse. Cela
mécontente aussi Matignon et le Parti socialiste, qui ne veulent pas de vagues avec
Chirac sur le Tchad. Ce “nègre” est trop intransigeant, il est « dangereux », il ne
tient pas assez compte, décidément, des « intérêts de la France » 26. Dans la
continuité de son prédécesseur Messuzière, l’ambassadeur Janier approvisionne
Paris d’argumentaires anti-Yorongar.
Le 17 octobre 1998, le journaliste de L’Expansion Thierry Fabre rend visite au
député emprisonné. Il est expulsé pour sa peine, et son appareil photo détruit. Le 29
octobre, toute visite à Yorongar est interdite, y compris celle de son médecin, alors
qu’il souffre de typhoïde. Le même jour, le responsable du collectif de ses avocats,
Me Zassino, manque d’être poignardé par le capitaine Idriss, oncle du président
Déby, qui commande la garde de la prison. Le 13 novembre, trois représentantes
d’ONG européennes et tchadienne veulent visiter le détenu, avec une représentante
de l’ONU. Elles sont refoulées avec une barre de fer. Le 17 novembre, deux
consultants de la commission des Nations unies pour les droits de l’homme, venus
rencontrer Yorongar, sont menacés de mort par le capitaine Idriss 27.
La position de la Banque mondiale est intenable. Son message devient tout à fait
explicite : pas de pétrole si Yorongar reste en prison. Déby doit céder. Yorongar est
libéré le 3 février 1999, accueilli par la ferveur populaire. À une délégation de sa
région, le président tchadien fait quand même savoir : « Je vous le libère, mais
sachez que j’ai les moyens de le faire taire. À vous de le faire taire ».
Le 3 septembre 1999, le beau-frère de Yorongar, Laoukein Mbainodjiel Keitoto,
est retrouvé assassiné. Quelques semaines plus tard, avant la venue d’une délégation
de la Banque mondiale à Abéché, Idriss Déby aurait déclaré : « Si le pétrole ne
coule pas, Yorongar et beaucoup de Tchadiens vont mourir 28». Le 18 novembre, le
commandant du régiment de Bebedjia se présente au domicile du chef de canton
pour lui demander de transmettre ce message au député : « Si Yorongar tient son
meeting [prévu le surlendemain] , soit il est mort, soit je suis mort... 29». Si la dictature
de Déby doit tomber, et elle tombera, la résistance de Yorongar aura compté pour
beaucoup. Au prix de quel engagement !
Aref ne sait pas se taire
Nombre de résistants échouent en prison. Le lieu n’est jamais agréable mais
certains tyrans en font un miroir de leur cruauté. La tradition juridique française a
quand même légué aux anciennes colonies un système judiciaire et un code pénal. Il
. Lettres de Ngarléjy Yorongar depuis sa prison, les 27/06/1998 et 10/09/1998.
. Cf. p. xxx.
. Entretiens avec N. Yorongar.
27
. Courrier adressé par N. Yorongar depuis sa prison, le 23/11/1998.
28
. Selon un communiqué du mouvement de Yorongar, FAR/Forelli, le 06/11/1999.
29
. Courrier du 18/11/1999 de N. Yorongar au Préfet du Logone Oriental.
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est donc possible à un ou plusieurs avocats de défendre les militants incarcérés.
Mais l’exercice de ce droit est lui-même périlleux, comme en témoigne la
persécution dont est l’objet depuis une décennie à Djibouti Me Aref Mohamed Aref 30.
Neveu d’Ali Aref Bouhran, relais de Foccart dans le Territoire des Afars et des
Issas, il aurait pu se contenter de suivre les voies confortables de la notabilité. Non.
Né en 1952, ce père de famille s’est mis très tôt à défendre les opposants devant les
tribunaux. Dans un contexte dur : le régime djiboutien, d’Hassan Gouled puis de son
successeur Guelleh, a une conception très expéditive de la justice. Il a horreur des
empêcheurs d’embastiller tranquille. Plusieurs avocats étrangers ont été refoulés.
Ceux de Djibouti qui ont l’audace de défendre les prisonniers politiques sont un
constant objet de vindicte. Déjà en 1991, Me Aref passe deux années
d’emprisonnement “préventif” dans un fortin en plein désert. L’accusation ne tenant
pas debout, il est relaxé lors du procès.
Sa militance pour les droits de l’homme lui vaut déjà quelque notoriété à
l’étranger. Comme il s’obstine à vouloir exercer son métier en faveur des victimes
du régime, il est pris dans un cercle vicieux (ou vertueux, selon le point de vue) : son
travail donne une publicité aux méfaits de la dictature djiboutienne, qui voudrait
bien éteindre ce projecteur et le maltraite, accroissant les sympathies locales et
extérieures. Au grand dam du régime et de ses protecteurs français.
Mohamed Aref a lui aussi des amis français, qui lui sont de plus en plus attachés.
Ils obtiennent qu’il soit officiellement invité à Paris en décembre 1998, pour la
commémoration du cinquantième anniversaire de la Déclaration des droits de
l’homme. Les autorités djiboutiennes confisquent le passeport de cet ambassadeur
non désiré. Elles le traînent en justice pour une affaire d’escroquerie où il n’y a
même pas de plaignant. Une machination. Aref est condamné à six mois de prison
ferme. Bien qu’il ait fait appel, il est directement expédié à la geôle de Gabode, où il
partage les conditions de détention inhumaines des prisonniers politiques. Il a droit à
un traitement “spécial fournaise”, dans une minuscule cellule surchauffée. Comme il
n’est pas sûr que cette correction suffise à le dissuader, le jugement d’appel vient
ajouter, en toute illégalité, une condamnation accessoire : l’interdiction d’exercer
pendant cinq ans. Un barreau majoritairement soumis achèvera le travail : il
prononce en juillet 1999 la radiation à vie d’Aref et la dissolution de son cabinet.
Apparemment, le pouvoir a fini par réussir à couper la parole de l’avocat. Mais
avec quels dégâts ! Déjà les grèves de la faim des prisonniers politiques avaient
ébréché la chape de silence sur la situation à Djibouti. Le sort réservé à l’homme de
loi a achevé de convaincre le milieu associatif français et une partie de l’Assemblée
du caractère barbare du président Guelleh. Le rôle de la France est sérieusement mis
en cause.
Aref, lui, est surveillé en permanence par les services de “sécurité”, qui font le
siège de sa maison. Chaque fois qu’il se déplace, il est suivi par une ou deux
voitures de police. Son téléphone est constamment sur écoute, les fax qu’il cherche à
envoyer arrivent en double dans les officines du pouvoir. En novembre 1999, il
donne une interview à visage découvert à deux envoyés de France 2. Les cassettes
sont confisquées. Leur contenu accroît la colère de Guelleh. Aref est harcelé, il
reçoit des menaces de mort.
En décembre, il échappe à deux tentatives d’assassinat, l’une dans son bureau,
l’autre chez son coiffeur. À chaque fois, c’est un individu simulant la folie qui s’est
approché de lui et a sorti un couteau. Dans le bureau d’Aref, un ami a surgi à temps.
Chez le coiffeur, l’avocat a réussi à faire croire qu’il était armé et prêt à tirer. Il
venait d’écrire à un ami français :
« Comme tout un chacun, je crains la mort. Comme je sais que je mourrai un
jour, je suis parfaitement conscient que je n’y échapperai pas, comme tout bon
musulman qui se respecte. Mais je crains que ma mort provoquée par un homme
atteint par la folie du pouvoir ne déclenche une violence telle que des innocents en
. Je remercie Jean-Loup Schaal, infatigable président de l’ARDHD (Association pour le respect des droits de
l’homme à Djibouti), des éléments biographiques qu’il m’a communiqués sur Me Aref. Sur le régime djiboutien, cf. p.
xxx-xxx.
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soient les victimes 31».
Alpha contre Bêta
Les potentats françafricains aiment encore moins le libre jeu des élections que
l’indépendance de la justice. L’une des façons les plus simples de court-circuiter la
compétition électorale est d’écarter, plus ou moins brutalement, les concurrents
sérieux. Je ne vais pas ici détailler ces forfaitures, souvent travesties grâce aux
conseils de constitutionnalistes français - une profession sinistrée. Je voudrais
seulement illustrer le droit élémentaire de se présenter à un scrutin démocratique par
l’exemple du Guinéen Alpha Condé. Pas seulement parce qu’il a été victime d’une
“procédure” caricaturale, mais parce qu’elle a suscité une solidarité africaine toute
nouvelle.
Alpha Condé a un profil politique très classique en Afrique francophone.
Dirigeant de la célèbre FEANF (Fédération des étudiants d’Afrique noire en France
), il a pu fréquenter la mouvance anticolonialiste de la gauche française, avant de
mener le combat politique en son pays. Il a choisi la voie de la démocratie, qui
déplaît souverainement au remplaçant de Sékou Touré, le général Lansana Conté.
Machinations, tracasseries et brutalités vont se succéder à l’encontre du candidat et
des membres de son parti, le RPG (Rassemblement du peuple de Guinée).
Son premier meeting à Conakry, le 19 mai 1991, est sévèrement réprimé par la
police. Le ministre de la Sécurité invoque la découverte de colis d’armes et de
munitions à l’aéroport. Alpha Condé est interpellé. Ses sympathisants manifestent.
L’intervention des forces de sécurité fait un mort. Après de nouvelles menaces,
Condé se réfugie à l’ambassade du Sénégal.
J’ai raconté, dans le chapitre traitant de la Guinée, comment en 1993 et 1998 il
s’est présenté à l’élection présidentielle. Chaque fois, le vote des Guinéens en faisait
le favori du second tour, chaque fois, ce vote a été tronqué. En 1998, pour faire
bonne mesure, le Président-candidat Lansana Conté monte une cabale contre son
rival. Il le fait arrêter “préventivement”, à peine le scrutin achevé, pour l’empêcher
d’en contester les résultats. Avec la bénédiction de l’Élysée, Alpha Condé est
maintenu de longs mois en prison. Phénomène rare, une mobilisation interafricaine
se lève en sa faveur : 36 députés sénégalais, un collectif d’avocats, des comités de
soutien dans toute l’Afrique de l’Ouest. En quelque sorte, une revendication
transfrontalière pour les droits de l’homme... politique.
Djibo Kâ, l’un des leaders politiques sénégalais, s’en est expliqué : la lutte pour
la libération d’Alpha Condé, ce « n’est pas de la compassion, mais une lutte pour la
vie ». « Tous les hommes politiques du continent sont en sursis ». « Si tous ceux qui
luttent pour le changement, pour la consolidation des acquis démocratiques, ne se
donnent pas la main pour travailler ensemble avec détermination et cohérence, ils
feront le lit de la dictature dans leurs pays respectifs 32».
Que Jacques Chirac ait félicité son “homologue” guinéen Conté dès l’annonce de
sa réélection truquée, on ne s’en étonnera pas : la « démocratie apaisée »
françafricaine a l’élégance d’un char d’assaut. Qu’un syndicat de huit chefs d’État
africains 33 soit venu assister à la cérémonie d’investiture du triste sire de Conakry,
cela montre toute la suffisance qui empêche les tours d’ivoire présidentielles de
percevoir la solidarité civique africaine émergente. Mais la seconde mine les
premières, de plus en plus sûrement. Moins d’un an plus tard, trois des hôtes de
Conté avaient été renversés, pour avoir trop abusé de leur pouvoir : Ibrahim Baré
Maïnassara au Niger, Niño Vieira en Guinée-Bissau, Henri Konan Bédié en Côte
d’Ivoire. Alpha Condé a fait le bon choix.
Mongo de la première heure
L’écrivain camerounais Mongo Béti est un pionnier de la résistance à la
. Lettre du 21/11/1999 à Jean-Loup Schaal.
. Cité par Oumar Kouressy, “Nous sommes tous en sursis” selon Djibo Ka, in Sud Quotidien (Dakar), 12/01/1999.
33
. Les présidents Baré Maïnassara (Niger), Vieira (Guinée-Bissau), Bédié (Côte d’Ivoire), Diouf (Sénégal), Konaré
(Mali), Kabbah (Sierra Leone), Abubakar Abdusalami (Nigeria) et Rawlings (Ghana). Cf. AE du 18/02/1999.
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Françafrique. Moi-même lui suis beaucoup plus redevable que je ne l’imaginais : des
auteurs que j’ai cités dans La Françafrique, comme Pierre Péan ou Pascal Krop,
avaient eux-mêmes puisé dans le gisement d’informations rassemblées par cet
inlassable combattant de l’écriture. Il fut l’un des tout premiers à contredire la
légende d’une décolonisation pacifique en Afrique noire : en 1972, il publie chez
Maspero Main basse sur le Cameroun, qui est longtemps interdit. Puis il lance la
revue Peuples noirs. Avec son épouse Odile Biyidi, compagne de ses luttes, il y fait
vivre tout un travail d’information, d’intelligence et d’échanges dont le seul tort est
peut-être d’avoir été en avance sur son époque.
Alors qu’il pouvait mener en France une double carrière confortable d’enseignant
et de romancier, il choisit de porter le fer, ou plutôt la plume, au cœur de son pays
natal, dans la capitale d’un État policier et corrompu : il ouvre une librairie à
Yaoundé. Il s’obstine à l’approvisionner avec les ouvrages les moins politiquement
corrects, histoire de tester quotidiennement la liberté d’expression soi-disant
consentie par le régime. Celui-ci hésite à réprimer trop ouvertement un écrivain si
connu. Mais il ne lui épargne aucun tracas. Il lui conteste sa nationalité. Il prolonge
les pannes du téléphone. Ce n’est pas grand-chose, direz-vous, mais la multiplication
des vexations est parfois aussi difficile à supporter qu’une attaque frontale. Ne plus
pouvoir parler à ses enfants, à un parent âgé... Bien des dictatures françafricaines
seraient ravies que certains de leurs opposants les plus obstinés s’en aillent, lassés,
chercher plus de tranquillité au nord de la Méditerranée.
Avec Aimé Moussy, évoqué plus haut, Mongo Béti a créé fin 1998 à Yaoundé
l’association SOS Libertés et Nature contre les dégâts écologiques et politiques
causés par les multinationales qui exploitent les matières premières africaines, à
commencer par le pétrole. Avec une pointe de provocation, il a donné un titre anglais
à leur première campagne : No freedom, No pipe-line. C’est le principe du donnant
donnant : la livraison du pétrole contre la fin des dictatures liberticides. Un superbe
troc. Pas si utopique que ça, puisque les fonctionnements dictatoriaux du Cameroun
et du Tchad se sont avérés les principaux obstacles à la mise en exploitation du
pétrole tchadien. Elf et compagnie croient que la tyrannie leur simplifie la vie. Mais
quand la force d’expression des Yorongar, Njawé ou Béti fait connaître l’inhumanité
de telles méthodes, elles peuvent devenir littéralement insupportables.
Immortelle Yolande
En Afrique aussi, les “figures” féminines sont moins connues que les masculines.
Elles ont été jusqu’ici absentes de ce chapitre qui, s’attachant à la prise de
conscience, s’inscrit un peu fatalement dans les processus inégalitaires de notoriété.
Les femmes africaines contribuent partout aux résistances décrites plus haut. Ces
combats seraient proprement inconcevables sans elles et, contrairement aux
pratiques guerrières, ils ne concourent pas à retarder leur émancipation. Je tiens
cependant à conclure par l’extraordinaire cheminement d’une femme, Yolande
Mukagasana, sur une terre et un sujet cruciaux : le Rwanda et la vérité.
La Françafrique prospère sur le mensonge. Le pire de ses crimes, sa connivence
avec les concepteurs et les auteurs du génocide rwandais 34, devient complicité de leur
négationnisme. Oh, pas le négationnisme intenable qui consisterait à nier l’existence
du génocide, ou son ampleur. Non, il s’agit d’une contribution multiforme à une
formidable propagande tendant à nier, esquiver, excuser ou diluer les
responsabilités. Puis à faire peser l’essentiel de la culpabilité sur les survivants,
inconsolés, incapables d'oubli, demandeurs de justice, anxieux de l’avenir, parfois
vindicatifs. Bref, coupables de ce que l’on parle encore de ce sinistre épisode, dont
tout le monde se porterait mieux s’il n’avait pas existé. Mais ça a existé, et il y gît
des leçons vitales pour l’humanité.
Au départ, l’infirmière Yolande Mukagasana n’a pas choisi de résister. Elle a
seulement survécu, de manière incroyable, au printemps génocidaire qui a emporté
tous ses proches. Puis elle a eu le courage de raconter l’horreur dans un livre
. Ce crime est le pire du point de vue des effets, depuis 1960. Il y en eut d’autres plus froidement conçus. Mais c’est
comme si, au Rwanda, toutes les tares de la Françafrique s’étaient donné rendez-vous pour conforter, presque en
pilotage automatique, le projet génocidaire.
34
61
62
poignant, La mort ne veut pas de moi 35. Depuis, elle a entrepris avec le photographe
Alain Kazinierakis quelque chose d’immense : sonder l’humain dans l’inhumain, la
souffrance des victimes et la mémoire des bourreaux. Non pour condamner, mais
pour contribuer à délivrer les uns et les autres par la vérité. On voit bien comment,
par contagion, cela peut aider à délivrer la société rwandaise, et tous ceux aussi qui,
à l’étranger, redoublent ses passions. Je laisse les deux amis parler de leur projet
(Les blessures du silence), déjà bien avancé :
« Les Rwandais gardent le silence sur le génocide de 1994. Pourtant, derrière ces
beaux visages se cachent de très profondes blessures. [...] Parce qu’ils se sentent
coupables de n’avoir pu sauver les leurs, les rescapés ont besoin de vérité. Tant
qu’elle ne sera pas mise à jour, les victimes seront doublement victimes : victime
d’avoir été la cible du génocide et victime d’être victime. [...] Les bourreaux ont [...]
besoin de justice pour réintégrer la société une fois leur peine purgée. Les innocents
ont besoin d’écarter les soupçons qui pèsent sur eux. [...]
L’idéologie génocidaire n’a jamais été combattue. [...] L’Afrique est aujourd’hui à
feu et à sang, plus de cinquante ans après “Plus jamais ça”, on ne s’est pas donné
les moyens intellectuels de comprendre comment ça arrive. [...]
Essayer de comprendre comment “ça” arrive est l’objectif de ce travail long et
difficile d’entretiens approfondis, intenses et souvent poignants avec les auteurs
ainsi que les victimes [...], un travail réalisé dans le but de la mémoire et de la vérité
sur le génocide rwandais tel qu’il a été vécu et exécuté par ses personnages. Nous
avons voulu rencontrer les rescapés dans ce qu’ils ont de plus intime, leur douleur,
leur mémoire, leur présent, là où leur vie s’est arrêtée avec celle des leurs, il y a
cinq ans. Nous savions que les écouter, leur parler, était leur faire revivre leurs
souffrances, faire revivre l’assassinat d’une maman, le viol d’une sœur ou le sien
propre, la tête tranchée d’un père ou d’un frère, en somme notre propre
condamnation à mort. [...]
C’est dans l’aller et retour permanent entre le témoignage et la photographie que
nous avons pu saisir quelques-uns des sentiments terribles - terrifiants-, qui
animent tant les bourreaux que les victimes. Regardez Évariste, cet enfant à qui à
dix ans on a fait faire l’innommable. Évariste n’est-il pas mort en même temps que
ses victimes ? Son enfance lui a été volée et il en témoigne. [...] Regardez ces
enfants nés du viol. [...] Regardez ces rescapés qui ont peur de parler par crainte des
représailles [...]. Regardez ces criminels qui ne se repentent pas. [...] Regardez tous
ces êtres humains, avec leurs blessures cachées dans le silence. [...]
Il n’y aura pas d’humanité sans pardon, il n’y aura pas de pardon sans justice,
mais il n’y aura pas de justice sans humanité. Nous ne pourrons être nous-mêmes
[...] que si nous acceptions que l’être humain est notre semblable partout malgré sa
couleur, fort et faible à la fois, sachant aimer et sachant haïr, qui rit et qui pleure,
qui souffre et tend au bonheur, qui a du sang d’un rouge profond 36».
Après l’épreuve qu’elle a subie, Yolande Mukagasana aurait pu sombrer dans la
haine ou l’apathie. Elle trouve au contraire en elle-même un capital inouï d'empathie.
L’aveu d’humanité qu’elle accouche chez ceux qu’elle écoute est un formidable
antidote à la négation et au mépris. Il ouvre à la plus humaine des résistances.
. Fixot, 1997.
. Texte de présentation de la démarche Les blessures du silence, soutenue par MSF-Belgique.
35
36
62
25. Rejets populaires à Niamey, Bissau, Ouaga
« Au noyau de l’imaginaire [d’une société] et à travers toutes ses
expressions, [on rencontre] quelque chose d’irréductible au fonctionnel,
[...] un investissement initial du monde et de soi-même par la société
avec un sens qui n’est pas “dicté” par les facteurs réels puisque c’est
plutôt lui qui confère à ces facteurs réels telle importance et telle place
dans l’univers que se constitue cette société » (Cornélius Castoriadis 37).
Les résistances personnelles inspirent certains milieux. Leur influence peut
mettre beaucoup de temps à s’élargir. Parfois se manifestent, occasionnellement ou
durablement, des refus massifs. Ils ont provoqué durant l’année 1999 trois échecs ou
reculs très significatifs de la Françafrique : au Niger, en Guinée-Bissau et au
Burkina. Sans compter le rejet d’Henri Konan Bédié, vécu comme un “cadeau de
Noël” par une majorité d’Ivoiriens : lors de cet événement complexe, le peuple a été
plus spectateur qu’acteur, même si son assentiment a dissuadé Paris de s’en mêler.
Le Niger au bout du bulletin de vote
En 1991, une Conférence nationale souveraine a fait entrer le Niger dans l’ère de
la démocratie. Avec ses autorités élues, Président et Assemblée, ce pays très démuni
a paru d'abord exemplaire d'une Afrique se dégageant de la dictature 38. Puis des
rivalités politiciennes exacerbées l’ont transformé en un cas d’école moins glorieux.
À s’en tenir aux apparences, la démocratie étalait son impuissance face à une crise
économique aiguë, dans un contexte de mutations sociales accélérées. Début 1994,
la dévaluation du CFA est un coup très dur. En janvier 1996, le Niger est en
cessation de paiement, au bord de la famine. Le président de la République,
Mahamane Ousmane, menace l'Assemblée nationale de dissolution, tandis que la
majorité parlementaire veut le destituer.
Ces difficultés auraient pu mobiliser l'ingéniosité politique. Avec un peu de
temps, les démocraties aussi parviennent à se sortir du pétrin. À l'intérieur et à
l'extérieur du Niger, des gens trop pressés, par ambition, intérêt ou méconnaissance,
n'ont pas laissé jouer le temps nécessaire. Ils ont invoqué le mythe de la caserne. Le
haut-commandement des Forces armées nigériennes (FAN) ne s'est pas fait prier. Le
chef d'état-major en personne, le colonel Ibrahim Baré Maïnassara, surnommé
“IBM”, déclenche et dirige un putsch, le 27 janvier 1996. Les FAN neutralisent la
Garde présidentielle, assignent à résidence les principaux responsables du pays, puis
constituent un Conseil de salut national.
Jamais sans doute en Afrique un coup d'État n'a reçu une telle avalanche de
fleurs, ou d'excuses absolutoires, pour avoir renversé des institutions issues du
suffrage universel. D'abord, IBM a une bonne tête, et nombreux sont ceux, y
compris dans la classe politique nigérienne, qui ont cru ses premiers propos : « Nous
n'avons pas l'intention de rester au pouvoir, mais seulement de remettre le pouvoir
aux civils, après des élections ».
IBM a un modèle, et sans doute davantage : Blaise Compaoré, « mon ami et mon
confident » 39. Le putschiste dispose aussi de toutes les références françafricaines
possibles. Protégé de Foccart, affilié à la Grande Loge nationale de France (GLNF),
il a commandé la Garde présidentielle sous l’ex-dictature militaire - le bon temps. Il
était en contact étroit avec l’État-major français. Ancien attaché militaire à Paris, il
venait d'y achever un stage au Collège interarmes de défense. Son coup d’État a
bénéficié d’un feu vert. Les perspectives pétrolières à moyen terme du Niger
requièrent un homme sûr.
Même La Croix, souvent bien informée des situations africaines, y va de sa
bénédiction. Elle fait sa “Une” le 6 février sur Le coup d'État qui soulage le Niger.
. L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975, p. 179.
. Le début de ce chapitre emprunte à Agir ici et Survie, Tchad, Niger. Escroqueries à la démocratie, L’Harmattan,
1996, p. 61-92.
39
. Selon L’Indépendant de Norbert Zongo, la garde rapprochée d’IBM aurait été entraînée à Pô, au Burkina (Le
Burkina et ses voisins, 16/07/1996).
37
38
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64
Son envoyée spéciale commente : « Chacun s'accorde à dire au Niger que le coup
d'État s'est imposé comme l'ultime recours face à la paralysie des institutions 40». Tel
n'était pas l'avis des directeurs de journaux nigériens indépendants, entrés un temps
dans la clandestinité après que l'un des leurs ait été passé à tabac par les militaires.
Ils mèneront une résistance opiniâtre à la pensée uniforme. Ils ne sont pas les seuls.
Les quatre mois qui suivent le putsch sont ponctués d'arrestations et de
déportations 41, qui reprendront par épisodes.
Les conseillers français d’IBM l'incitent à “légaliser” au plus tôt le nouvel état de
fait. Sur l'insistance des autres bailleurs de fonds européens et américains 42, ils
veulent accélérer le processus de légitimation : rédaction et vote d'une Constitution,
puis élection présidentielle. Le général, qui ne cache plus sa candidature, y voit une
simple formalité. Une propagande habile (?) le donne largement vainqueur. En fait,
les Nigériens se sont détournés de lui dès qu'ils ont compris ses véritables
intentions : pas seulement débloquer la situation politique, comme il l'affirmait
initialement, mais s'installer au pouvoir.
Le 21 mai, des sous-officiers et hommes de rang adressent une lettre au général.
Elle passe alors pour une initiative marginale, mais va s'avérer prémonitoire du
sentiment des Nigériens, et même du sort du destinataire. Les auteurs de ce
document ressentent la candidature d'IBM à l'élection présidentielle comme une
trahison de sa parole d'officier 43: « dès le départ, vous aviez d'autres intentions que
celles contenues dans votre déclaration, auquel cas, aussi bien l'Armée que le peuple
ont été trompés ». La lettre dénonce les ingérences extérieures, celles notamment du
président Compaoré et « d'un certain Mr. FOQUART 44», qui « vous auraient assurer
d'une victoire par tous les moyens ».
Elle évoque « l'envoi d'une centaine d'éléments des FAN au Burkina Faso pour la
formation de commandos destinés à éliminer physiquement vos adversaires ». Un
certain capitaine Tilly procèderait à « des enlèvements en pleine nuit » par des
hommes de main cagoulés. Après maints autres reproches, et avant de demander au
général IBM de retirer sa candidature, les signataires de la lettre indiquent :
« Nous sommes très inquiets de vos agissements mon Général, et cela nous
amène tout naturellement à penser que, même en cas de défaite, vous n'accepterez
jamais le verdict des urnes, et que vous ferez tout pour vous imposer par la force,
cette force étant bien entendu dans votre imagination l'Armée Nigérienne [...].
Nous demandons au Président Blaise Compaoré, à la France en général et à ce
Mr. FOQUART en particulier, d'arrêter toute ingérence dans les affaires intérieures
de notre pays et toute incitation à la révolte pouvant déboucher sur un conflit entre
les Nigériens et leur Armée 45».
En juin, un sondage réalisé par l'hebdomadaire Tribune du peuple 46 n'attribue
plus à IBM que 11 % des suffrages, en quatrième position derrière Mamadou
Tandja (35 %), Mahamane Ousmane (24 %) et Mahamadou Issoufou (16 %), les
leaders des trois principaux partis du pays. Autrement dit, les trois-quarts des
Nigériens sondés accordent leur faveur aux candidats de ces partis que l'on disait
rejetés par l'opinion, avec des motivations plutôt flatteuses :
« - Ceux qui votent pour Mr Tandja : Ils pensent que Mr Tandja a sacrifié son
avenir et sa fortune pour l'action politique et qu'il serait temps qu'on lui donne
l'occasion de montrer ce qu'il peut faire pour le Niger.
- Ceux qui votent pour Mr Ousmane : Ils pensent que Mr Ousmane [le Président
évincé par le putsch] n'a pas eu le temps de faire ce qu'il voulait faire, ceci à cause du
régime semi-présidentiel puis à cause du coup d'État.
- Ceux qui votent pour Mr Issoufou : Ils pensent que Mr Issoufou est le seul
. Fabienne Pompey, Le dilemme démocratique de la junte nigérienne.
. Dénoncées, par exemple, par l'Union interafricaine des droits de l'homme (UIDH). Communiqué du 03/06/1996.
42
. Près de la moitié du budget nigérien dépend de l'aide bilatérale.
43
. Une trahison avouée : « J'avais déjà ça en tête [la candidature à la Présidence] lorsque nous avons pris le
pouvoir » concédait-il en avril (cité par Stephen Smith, Le coup d'État « légitimé » au Niger, in Libération du
11/04/1996).
44
. Jacques Foccart, évidemment. L'orthographe et le soulignement sont conformes à l'original.
45
. Sous-Officiers et Hommes de Rang des F.A.N., Lettre ouverte au Général Ibrahim Maïnassara Baré et au Peuple
nigérien, 21/05/1996.
46
. Qui exposait précisément la méthodologie de ce sondage - et donc ses plages d'incertitude. Une vertu rare...
40
41
64
politicien capable de prendre des grandes décisions pour le pays et de nourrir de
grandes ambitions pour le Niger 47».
Nous voilà loin du prétendu dégoût de la “politique politicienne”. Elle n'est pas
éteinte, cette aspiration démocratique qui a saisi les Nigériens au moment de la
Conférence nationale, conduisant à une série de scrutins d'une correction exemplaire
en Afrique :
« Les trois tours des élections législatives et présidentielles de 1993 étaient
caractérisés par une adhérence stricte au code électoral nigérien et par un accent
porté sur la transparence. Les élections parlementaires de 1995, bien qu'elles ne se
soient pas passées sans problèmes, ont également bénéficié de la confiance du
peuple nigérien 48».
Le processus constitutionnel est mené tambour battant. Derrière un simulacre de
concertation, le texte fondamental est taillé aux mesures du général-candidat. La
Françafrique ne ménage pas son assistance juridique. Fin mars 1996, Jacques
Chirac envoie au Niger le député RPR Pierre Mazeaud, vérifier que la nouvelle
Constitution dote le futur Président de toutes les attributions souhaitées 49. Mission
accomplie : le texte fait du Président une sorte de monarque. Le chef de l'État est
aussi chef du gouvernement. Ce qui réduit encore l'enjeu des élections législatives
ultérieures.
Sans alternative, ce projet est adopté par référendum, le 12 mai, à 92 %. Un
triomphe apparent... Mais le taux d'abstention est de 65 %. Il atteint même 78 % à
Niamey 50 ! Qu’importe à IBM. Il répète, au fil des interviews, sa certitude de rester
au pouvoir. Face aux électeurs nigériens, il se sent aussi invulnérable que
l’ordinateur Deep Blue affrontant le joueur d’échecs Kasparov : « On n'organise
pas les élections pour les perdre ».
La campagne présidentielle officielle ne dure que trois semaines, mais le général
a largement anticipé son ouverture. Il profite de façon quasi exclusive de la radio et
de la télévision d'État. Il mène une campagne très dispendieuse, aux sources de
financement inconnues. L'administration est à la botte : sitôt le coup d'État, tous les
préfets ont été remplacés par des membres des forces armées, qui seront « les
premiers agents électoraux du général 51».
Ses concurrents dénoncent l'assistance technique douteuse apportée par deux
“experts” français pour l'élaboration du fichier électoral. Ils signalent « l'envoi
massif d'agents des services spéciaux français sous diverses casquettes, avec pour
mission de faire gagner par tous les moyens le général Baré 52». L'ami Compaoré
dépêche à Niamey une phalange polyvalente de “conseillers spéciaux”.
Tout est paré en principe pour une élection aussi truquée que celle qui vient de se
dérouler au Tchad. Mais un sérieux caillou vient se loger dans la botte militaire
promise au Niger : les magistrats qui composent la Commission électorale nationale
indépendante (CENI) sont déterminés à faire respecter jusqu’au bout les règles du
jeu démocratique. Trois fois, ils demandent au gouvernement le report des élections,
le calendrier étant trop serré pour permettre un déroulement matériel satisfaisant.
IBM se montre inflexible. Au lieu de reporter le scrutin, il décide de l’étaler sur deux
jours, les 7 et 8 juillet, dans l'espoir de mieux le contrôler (la nuit du 7 au 8 pourrait
porter conseil... ). Il espère aussi, peut-être, que son intransigeance poussera la
CENI à la démission, ou les candidats au boycott.
Ce genre de manœuvre réussit assez souvent ailleurs. Pas au Niger. Les
directeurs de campagne appellent « l'ensemble de leurs militants en âge de voter [...
] de se présenter massivement avec leurs pièces d'état-civil définies par le Code
Électoral pour s'acquitter de leur droit de vote inaliénable reconnu par la
Constitution 53». Quant à la CENI, elle tient bon, devenant du coup définitivement
. Tribune du peuple (Niamey), 14/06/1996.
. National Democratic Institute (NDI), Déclaration sur les élections présidentielles du 7 et 8 juillet au Niger,
20/08/1996.
49
. Cf. Mazeaud découpe l'Afrique, in Le Nouvel Observateur du 21/03/1996.
50
. D'après Roger Nouma, Retour forcé à la légalité, in Le Nouvel Afrique-Asie, 05/1996.
51
. Selon Thomas Sotinel, Un putschiste en campagne au Niger, in Le Monde du 07/07/1996.
52
. Communiqué n° 2 des partis politiques nigériens, le 13/07/1996.
53
. D'après Hamadou B. Tcherno, Chronique d'un hold-up électoral, in Alternative (Niamey), 11/07/1996.
47
48
65
66
suspecte...
L'élection présidentielle, conçue comme une cérémonie de sacre électoral devant
un troupeau d'électeurs séduits ou domptés, tourne à la déroute du général
putschiste. Les Nigériens sont incroyablement mobilisés, palliant les défauts
d'organisation, comme le manque de cartes ou de listes électorales, par un civisme
discipliné, ingénieux et tenace : certains n'hésitent pas à passer la journée à chercher
leur bureau de vote. Un Observatoire national des élections (ONE), constitué par les
associations de droits de l'homme et les syndicats, réussit à déployer 840
observateurs dans toutes les régions du pays.
L’électorat nigérien, c’est la force tranquille : selon le constat de l'ONE pour la
journée du 7 juillet, « d'une manière générale, le scrutin s'est déroulé dans le calme et
la transparence malgré quelques insuffisances constatées ça et là 54». Les premiers
résultats collectés par la CENI placent IBM en troisième position, avec quelque
22 % des voix, derrière les candidats de deux grands partis (CDS et MNSD).
Le 8 juillet, deuxième jour du vote, IBM réédite le coup de force du 27 janvier : il
fait dissoudre la CENI quatre heures avant la fin du scrutin. Elle est remplacée sur
le champ par une Commission nationale des élections (CNE), laquelle, comme le
suggère son nom raccourci, n'a plus rien d'indépendant : entièrement nommée par le
candidat IBM, il s'agit en fait d'un relais de son bureau de campagne, qui se
contentera d'avaliser les résultats imaginés par ce dernier.
Des militaires s'en vont confisquer les urnes et les procès-verbaux dans les
bureaux de vote. Au passage, nombre de scrutateurs sont molestés. Les quatre
candidats autres qu'IBM sont immédiatement placés en résidence surveillée, sans
possibilité de communication avec l'extérieur. Les sièges des partis politiques sont
fermés et les réunions interdites. Une véritable chasse est organisée à l'encontre des
amateurs de pièces à conviction, passionnés d'histoire ou de démocratie, qui ont pu
emporter avant l'armée les vrais procès-verbaux de dépouillement 55.
Le “dépouillement” et la centralisation des résultats s’opèrent dans le plus grand
secret au Palais des Sports de Niamey, gardé par la sécurité militaire 56. Après deux
jours de mutisme absolu, le général Baré est déclaré vainqueur dès le premier tour,
avec 52,2 % des voix...
L'Observatoire national des élections (ONE) « estime que l'insuffisance de
l'organisation matérielle des élections et la non-transparence du scrutin du 8 juillet
1996 [...] ôtent toute crédibilité aux élections présidentielles 57». La fraude est
tellement grossière qu'elle représente, selon un communiqué commun aux principaux
partis politiques, « une insulte au peuple nigérien 58». Je ne reviens pas ici sur
l’évaluation du pourcentage réel obtenu par IBM, de l’ordre de 20 % des voix 59. Ce
qui m’importe, c’est la manière dont le peuple en question va obstinément, durant
trois ans, rejeter cette insulte 60, puis trouver l’occasion de reprendre la main.
Il commence par subir une répression en règle. L’armée déploie ses
automitrailleuses et ses blindés. Les contestataires réels ou potentiels, fussent-ils
ancien ministre ou préfet, sont gratifiés d'un séjour immédiat dans les locaux des
services de “sécurité”, voire au “bagne” d'Ikrafane, où ils subissent sévices et
humiliations : courses forcées, bastonnades, gavage avec de la farine de manioc
sèche, etc. 61 À nouveau, les journalistes sont intimidés.
Les observateurs internationaux, consternés, repartent chez eux sans même faire
de déclaration commune. Sauf par la Françafrique, l'issue peu discrète du scrutin est
unanimement dénoncée. L'Union européenne désapprouve totalement le processus
. ONE-Niger, Rapport sur l'observation des élections présidentielles des 7-8 juillet 1996.
. Cf. entre autres, Moussa Tchangari, Vers une dissolution des partis de l'opposition ?, in Alternative du
18/07/1996.
56
. D'après Hamadou B. Tcherno, Chronique d'un hold-up électoral, in Alternative du 11/07/1996.
57
. Rapport sur l'observation des élections présidentielles des 7-8 juillet 1996.
58
. Communiqué de l'ANDP, du CDS, du MNSD et du PNDS, 10/07/1996.
59
. Cf. Agir ici et Survie, Tchad-Niger, op. cit., p. 79-83.
60
. Le général “vainqueur” aurait déclaré la veille, lors d’une conférence de presse, que la démocratie, « c'est pour
l'extérieur [...]. Le peuple nigérien n'en a vraiment pas besoin » (ANDP, CDS, MNSD et PNDS, communiqué du
10/07/1996).
61
. Cf. Mahamane Yayé, L'état de non-droit, in Tribune du Peuple du 26/07/1996, et la liste publiée le 09/08/1996 ;
cf. aussi Camp militaire de Ikrafan : Un nouveau bagne politique ?, in Le Citoyen du 17/07/1996.
54
55
66
électoral et n'en reconnaît pas le résultat officiel. L'Union interafricaine des droits de
l'homme (UIDH) qualifie le scrutin de « mascarade 62». Au Burkina voisin, Norbert
Zongo décrypte le film avec sa lucidité habituelle :
« La France veut mettre à la tête des États-colonies de son pré-carré des
démocraties militaires. Ce type de régime permet d'avoir une mainmise sur le pays.
Ces militaires au pouvoir, bien que travestis en civils, n'hésiteront pas un seul
instant à écraser dans le sang toute manifestation visant à “déstabiliser” leur
régime ; entendez par là toute opposition légale ou clandestine. [...] Selon
l'entendement d'une certaine classe politique à Paris, “Les Africains ont toujours
besoin d'un chef fort ! Ils adorent un tel système monarchique. C'est tout ce qui
leur convient !” 63».
La Françafrique le pense, mais ne le dit pas aussi explicitement. Elle passe
l’habit démocratique comme une camisole de force. « Les élections se sont
déroulées correctement », affirme à la radio et la télévision nigériennes Jean-Michel
Pradalier, au nom de l’“Observatoire international de la démocratie” 64. Le ministre
de la Coopération Jacques Godfrain déclare : « Quand un putschiste se plie au
verdict des urnes, il fait preuve d'une grande force de caractère ». La dissolution
de la CENI ne lui fait pas problème, puisqu'elle « est sortie de son rôle 65»... Jacques
Chirac envoie au général un chaleureux message de félicitations. L’AFP et les
principaux médias parisiens noient le poisson avec un art consommé, entre
désinformation 66 et négligence : on estime sans doute dans les rédactions estivales
que ce vote de Noirs n’intéresse pas les Français. Qu’importe alors s’il est bafoué,
même si c’est par des Français fort peu désintéressés. Avec un crédit de 7 millions
de la “coopération”...
La presse nigérienne indépendante, pourtant menacée, n’hésite pas à éclairer le
dessous des cartes : « La France de Chirac veut étouffer la démocratie au Niger dans
le strict intérêt de certains milieux archaïques français 67». « La France, qui a été
vilipendée à la Conférence Nationale Souveraine, prend donc sa revanche en
œuvrant à l'avènement d'un “Rambo constitutionnel” 68». On dénonce son « obsession
colonisatrice, cette volonté farouche d'une mainmise sur les États africains
francophones », ses « actions de sape contre la démocratie », « l'imposition des
Présidents contre la volonté des peuples 69». Cette volonté-là existe au Niger, elle
n’abdique pas de la démocratie, comme l’expose excellemment La Tribune du
peuple :
« Souvenez-vous des phrases comme : “Les Nigériens sont fatigués de voter” ;
“Les Nigériens en ont assez des partis politiques” ; “S'il ne tenait qu'au peuple
nigérien, le pays pourrait faire l'économie des élections”, etc. Tous ces propos
tendent à dire que le peuple nigérien n'est pas préoccupé de son devenir. Que
l'essentiel pour lui est de rester tranquille, peu importe la probité de ses dirigeants.
Que l'on peut tout décider à sa place.
Les 7 et 8 juillet derniers, tout cela avait volé en éclats. Les Nigériens étaient
partis massivement aux bureaux de vote. Beaucoup d'entre eux avaient dû passer de
longues heures avant d'accomplir le droit de choisir leur Président. Mieux, ils
savaient que cette fois, ce n'était pas comme avant. Le choix devait se faire entre
deux camps : la démocratie et la restauration autoritaire. Leur choix avait balancé
vers la démocratie.
Pourtant, vu toutes les crises qui avaient secoué le pays de 1993 au 27 janvier
1996, beaucoup avaient pensé que les Nigériens sanctionneraient les partis
politiques. Et bien, ils ne l'ont pas fait. La cause : ils sont profondément attachés à
la démocratie. Plus qu'on ne pouvait l'imaginer. Ce comportement des populations
. Dans son communiqué du 15/07/1996, l'UIDH s'affirme convaincue que le général Baré « a décidé de rester
Président du Niger contre la volonté populaire ». Elle dénonce les « manœuvres visant à mettre fin au processus
démocratique au Niger. Si une telle situation était consommée, il faut dire qu'il en serait fini des démocraties en
Afrique ».
63
. Il faut y lire l'Afrique !, in L’Indépendant du 16/07/1996.
64
. Créé, je le rappelle, par le fan-club d'Eyadéma.
65
. Propos tenu lors de l'investiture d'IBM, cité par La voix du Citoyen du 13/08/1996.
66
. Tel le communiqué du 09/07/1996, un chef d’œuvre en la matière.
67
. Ibrahim Hamidou, Le retour des colons, in Tribune du Peuple du 09/08/1996.
68
. Arji Saidou, Vers une monarchie éclairée ?, in Alternative du 24/07/1996.
69
. Mahamane Yayé, Chirac, le colon, in Tribune du Peuple du 09/08/1996.
62
67
68
nigériennes a surpris plus d'un analyste et mis K.O. tous les charlatans connus et
inconnus [...], toutes les théories faisant de la démocratie un luxe pour [elles] 70».
Les Nigériens vont persister dans leur opposition à IBM. Même si c’est difficile :
Moumouni Adamou Djermakoye, l'un des quatre concurrents du général, s'est tôt
rallié au “vainqueur”, « dans l'intérêt supérieur du pays ». Il avoue ne pas avoir les
moyens de s'offrir une cure d'opposition : « En Afrique, les partis résistent s'ils ont
de quoi. Vous ne pouvez pas être démocrate si vous n'avez pas votre pain
quotidien. Le Niger en est là 71».
Eh bien, non ! Sous la faim, la dignité va faire mieux que résister. Les
principaux partis n’iront pas à la soupe. Chaque fois qu’il aura l’occasion de
s’exprimer, le peuple nigérien leur signifiera sa confiance. IBM ne parviendra pas à
gouverner vraiment contre une population rétive et organisée. Pourtant, Paris est à
fond derrière lui, y compris le nouveau gouvernement de gauche. À peine nommé, le
ministre de la Coopération Charles Josselin ose déclarer lors d’une conférence de
presse : « Les forces de l'opposition n'ont pas encore fait la preuve que, si elles
revenaient au pouvoir, elles seraient capables de remettre le pays en marche ». Et
d'ajouter, pour que le protectorat soit plus net : « il y a des réformes difficiles à
conduire, j'aimerais bien que le général Baré puisse les conduire 72». Avec un tel
raisonnement, jamais aucune opposition au monde n’accéderait au pouvoir, et
Charles Josselin lui-même ne serait pas ministre !
Paris croit arranger le coup entre le général et son opposition en parrainant un
accord qui reprendrait les choses à la base. On commencerait par des élections
locales incontestables, une sorte de lot de consolation. Les partis relèvent le défi,
pour le 7 février 1999.
Incurables du bulletin de vote, les Nigériens se saisissent de ces élections
secondaires pour manifester leur attachement massif à la démocratie ordinaire. Or il
est beaucoup plus difficile de fausser une centaine de décomptes locaux qu’un
décompte national. Partout, les délégués des partis veillent au grain. Quant au
président de la Commission électorale, la CENI, il se montre digne de sa fonction,
c’est-à-dire impartial.
Submergés par l’avalanche des bulletins hostiles, les partisans du pouvoir
subissent une déroute quasi générale... sauf dans les zones désertiques ! Ils
réagissent très violemment : les élections communales, départementales et régionales
mettent en balance autant de petits et moyens pouvoirs. Les commandos de la
mouvance présidentielle, souvent armés, parfois emmenés par un sous-préfet, vont
saccager une série de bureaux de vote. Ils confisquent ou brûlent les urnes et les
documents électoraux, multiplient les brutalités.
Ils ne peuvent pourtant éviter que le système IBM fasse naufrage dans la majorité
des communes : il y a trop de voies d’eau. Malgré la présence d’observateurs de
complaisance 73, la délégation de l’Union européenne, emmenée par une forte
personnalité danoise, constate à la fois la victoire des partis d’“opposition” et le
coup de force du camp présidentiel. Pour le régime, et malgré le soutien acharné de
Paris, c’est le commencement de la fin - même si la Cour suprême annule une partie
des succès électoraux adverses.
Une majorité des officiers qui avaient porté IBM au pouvoir jugent la situation
politiquement intenable. Ils sont excédés par le népotisme du général et la corruption
de son entourage. Ils exigent un vrai changement de cap, ou la démission du chef de
l’État. Celui-ci ne peut ou ne veut ni l’un ni l’autre, coincé peut-être par la fraction
la plus dure de son clan 74. Après un dernier avertissement, décision est prise de le
. S.I. Magagi, Le peuple veut la démocratie, 09/08/1996.
. Cité par Sabine Cessou, Niger : le général-président à la barre, in Jeune Afrique Économie du 02/09/1996.
72
. Cité par AE du 10/07/1997.
73
. Philippe de Pracans, par exemple, dirige le magazine Lumières noires, “l’officieux de la Françafrique”, lié à la
belle-famille de Baby Doc Duvalier (l’ex-dictateur haïtien et ex-patron des “tontons macoutes”). De Pracans a créé
une ONG, l’Observatoire international des libertés et médias. En son nom, il est allé “observer” les élections locales
nigériennes et dire le plus grand bien de leur déroulement - comme quelques autres “invités permanents” des scrutins
francophones. En même temps, il « exhibait fièrement » le dernier numéro de son magazine, « bourré de publicités »
des principales sociétés nationales nigériennes (cf. La Tribune du peuple et La voix du Citoyen, 15 et 16/02/1999).
74
. C’est la version fournie par le colonel Maï Manga Oumara, dans un entretien au Républicain du 16/12/1999.
70
71
68
renverser le 9 avril 1999. L’opération se passe mal, le général meurt dans l’échange
de tirs entre les putschistes et sa garde rapprochée 75.
Paris crie à « l’interruption du processus démocratique », cherchant assez
vainement à ameuter l’Europe et l’Afrique contre les auteurs du coup d’État. Ceuxci, surgis contre le gré de la Françafrique, rallient très vite à leur projet de
refondation politique les principaux partis et le mouvement démocratique. Après de
longues tractations, le commandant Daouda Mallam Wanké est nommé à la tête
d’un Conseil de réconciliation nationale. Des élections sont annoncées sous neuf
mois.
Pas plus à Niamey qu’à Paris, personne ne se félicite qu’un ex-putschiste ait péri
lors du putsch du 9 avril. Entre les deux capitales, la différence des réactions est
cependant flagrante. Lorsque le Quai d’Orsay dénonce un « recul pour la démocratie
au Niger », il fait mine d’oublier que ce processus piétinait plus de 75 % des
bulletins de vote. Les virulentes condamnations françaises confirment plutôt que le
coup d’État n’est pas le fait de militaires protégés ou autorisés par Paris. Selon l’exmétropole, le Niger serait livré à un groupe d’officiers « jeunes et inexpérimentés »,
de cette lignée “sankariste” qui a trop irrité l’épiderme néocolonial. La France décide
une diète sévère des crédits de coopération. Ses alliés africains rivalisent
d’imprécations contre les mutins. Ce genre d’excès a le don d’aiguiser la plume
éditoriale de Roger-Jacques Lique :
« L’hypocrisie semble être à son comble à propos du coup d’État au Niger, à
entendre le flot d’inepties déversées depuis que le général Baré a été tué. [...] Le
président sénégalais Abdou Diouf y a vu un “coup dur à l’image de l’Afrique”. De
quelle image de l’Afrique [...] ? De celle qui n’est pas loin de sa fenêtre pourtant,
en Sierra Leone, où l’on mutile encore quotidiennement des enfants, des femmes ou
des vieillards, à la machette, dans une guerre horrible où les protagonistes
apparaissent de plus en plus comme les pions d’un jeu sordide mené de l’extérieur ?
[...]
Plus franc, Omar Bongo, le président gabonais, a trouvé “inimaginable que les
gens puissent au grand jour abattre un chef d’État”. C’est sûr, et surtout inquiétant
pour les chefs d’État. [...] Faut-il rappeler au président Bongo que le coup d’État
mené par le général Baré en 1996 ne s’était pas fait sans effusion de sang,
contrairement à ce qu’on laisse entendre ? Certes, ce n’était pas du sang de chef
d’État, qualité supérieure. Seulement celui de subalternes, soldats anonymes, dont
la mort ne compte pas, ou encore celui du simple chauffeur du président civil de
l’époque, abattu en train de faire sa prière [...] ?
Passons vite sur la France qui a condamné avec “fermeté” ce coup d’État “qui
constitue un recul pour la démocratie au Niger”. [...] Le Conseil permanent de la
Francophonie, réuni sous la présidence de Boutros Boutros-Ghali, [a déploré] “la
rupture brutale du processus démocratique au Niger, contraire à toutes les valeurs
fondamentales de la Francophonie”. [...]
À Niamey, [...] Massaoudou Hasoumi [...], ancien ministre de la Communication
[...], a bien gardé en mémoire la simulation d’exécution que lui a fait subir le défunt
président Baré. Pas sûr qu’à ce moment-là, Massaoudou Hasoumi ait cru
reconnaître les valeurs fondamentales de la Francophonie. Il faut se rendre à
Niamey pour [...] comprendre un peu plus ce que ressentent les Nigériens, [...] un
certain soulagement, comme si une mauvaise parenthèse s’était refermée. [...]
Devant le siège du RDP, le parti créé par le président Baré, ses fidèles continuaient
à porter des tee-shirts à son effigie, sans être nullement inquiétés [...].
Aussi, quand le Mali et d’autres pays réclament à cor et à cri une commission
d’enquête sur l’assassinat de Baré, l’on peut tout simplement souhaiter que cette
commission [...] mène aussi ses investigations sur ce qui s’est passé au Niger, avant
le 9 avril 1999 [...]. [Elle] aura alors bien du travail car il est difficile de ne pas
rencontrer un opposant au président Baré, c’est-à-dire les trois-quarts de la
population, qui n’ait été arrêté au moins une fois depuis 1996, la plupart du temps
sans procès ni jugement 76».
. Le commandant Wanké, chef des putschistes devenu président intérimaire, affirme : « On voulait seulement
l’arrêter. Malheureusement, ses gardes ont tiré les premiers ». Cité par Pierre Prier, Daouda Malam Wanké, un
putschiste “vertueux”, in Le Figaro du 16/10/1999. On ne peut dire aujourd'hui si, ou jusqu'à quel point, la mort du
président Baré a été préméditée.
76
. Niger. Vu de loin, vu de près, in AE du 29/04/1999.
75
69
70
L’hostilité de Paris bloque une bonne partie de l’aide européenne, malgré l’avis
plus favorable de l’Allemagne et du Danemark. Quasiment sous embargo durant
sept mois, les Nigériens vont faire tout seuls leur cuisine politique et financière. Le
Niger survit grâce à une efficacité accrue dans le recouvrement des recettes fiscales
et douanières. Durant l’été 1999, une commission de la délinquance financière,
contrôlée par des capitaines “sankaristes”, traite 50 dossiers (sur les 650 identifiés).
5 milliards de CFA (50 millions de francs) rentrent dans les caisses, sous le regard
approbateur des ambassades scandinaves, allemande, suisse et canadienne. Le
commandant Wanké, chef de l’État par intérim, roule dans une 405 Peugeot
d’occasion 77.
Surtout, un accord se dessine rapidement entre les auteurs du coup d’État et les
partis politiques, légitimés par les scrutins successifs. Apparemment, il ne s’agit que
de la réédition du schéma perverti en 1996 : nouvelle Constitution, élections
présidentielle et législatives, avant la fin de l’année. Pourtant, cet accord entre
Nigériens va être appliqué avec une loyauté dont les lecteurs de ce livre mesureront
le caractère assez inouï dans l’aire d’influence de la Françafrique. Le président
provisoire Wanké annonce qu’il ne se présentera pas à l’élection présidentielle de
l’automne : très rares étaient, avant 1999, les militaires africains décidés à rendre si
vite le pouvoir aux civils. Wanké accélère le processus de rédaction de la
Constitution, à soumettre au peuple nigérien. Alors que les partis, retombant dans
leurs travers, se déchirent à ce propos en querelles byzantines, il les incite, au nom
du Conseil de réconciliation nationale (CRN), à se mettre d’accord au plus vite :
« Vous pouvez prendre le régime semi-présidentiel, vous pouvez prendre le régime
présidentiel, vous pouvez même faire un autre choix, mais nous vous donnons 48
heures, pour que vous nous donniez par consensus un type de régime 78». Laissonsle poursuivre :
« Je ne peux [...] que constater le parfait décalage entre la réalité ici et les
déclarations surréalistes de certains gouvernements étrangers. [...] Autant le régime
défunt qui pratiquait disons la démocratie à l’africaine (élections truquées,
arrestations d’opposants et passages à tabac, mitraillages et autres délicatesses)
avait réussi sa politique médiatique, autant le CRN qui a immédiatement remis le
pouvoir à un gouvernement civil, garanti la totale liberté de la presse, refusé de
faire entrave à l’activité des partis [...], pris des dispositions légales pour interdire
aux militaires toute tentation politicienne, continue d’être diabolisé. Nous pensions
que notre bonne foi suffisait, et de toutes façons il n’est pas question de gaspiller le
peu de ressources que nous avons dans l’autopromotion 79».
Qu’il se rassure, les faits eux-mêmes feront la promotion du Niger 80. Vraiment
peu revanchards, les putschistes ont laissé en place le Premier ministre d’IBM,
Ibrahim Assane Mayaki. Celui-ci constate, peu de temps avant la fin du processus
de remise en route de la démocratie :
« Tout ce qui avait été prévu par les dirigeants nigériens se concrétise : le
référendum sur la Constitution - un projet consensuel - s’est réalisé dans de bonnes
conditions, les libertés publiques sont respectées, l’Observatoire national de la
communication qui a été mis en place veille à la liberté d’expression, la
Commission électorale indépendante fonctionne de manière indépendante, une
nouvelle commission s’attelle à la lutte contre le corruption, à la délinquance
financière et fiscale. Indépendante elle aussi, elle [...] engrange des résultats
notables. L’inéligibilité des militaires, du Premier ministre et des membres du
gouvernement a été respectée 81».
Lors du premier tour du scrutin présidentiel, le 17 octobre, le président de la
Commission électorale (CENI) « annonce au fur et à mesure de leur arrivée, après
. Cf. P. Prier, Daouda Malam Wanké, art. cité, et Les dossiers chauds de la campagne électorale, in LdC du
30/09/1999.
78
. Cité par Le Républicain (Niamey) du 17/06/1999.
79
. Interview au Républicain, 22/07/1999.
80
. Quant à la “promotion” du commandant Wanké, elle est déjà assurée dans toute l’Afrique francophone. La
“doctrine Wanké” - la restitution du pouvoir aux électeurs - y est abondamment commentée.
81
. Interview au Nouvel Afrique-Asie, 11/1999.
77
70
vérification, les résultats. Des résultats qui, à de rares et très minimes exceptions, ne
variaient pas de ceux dont disposaient par leurs propres sources les différents partis
politiques 82» !!! Les élections législatives ont été de la même qualité.
Le plus extraordinaire, c’est que les militaires qui avaient renversé le général
Baré ne cachaient pas leur sympathie pour l’un des candidats à la Présidence,
Mahamadou Issoufou, situé plutôt à gauche de l’échiquier politique (son parti est
membre de l’Internationale socialiste). Eh bien, Issoufou a été assez nettement battu
au second tour, de par le jeu (normal) des alliances électorales... Et il a félicité son
vainqueur, Mamadou Tandja. On croit rêver.
Le commandant Wanké peut à bon droit faire état d’« une impression de
satisfaction et de fierté pour le peuple nigérien, qui vient de démontrer au monde
entier qu’il est capable de se réconcilier pour son développement et son bienêtre ».
On ne comprend pas très bien selon quelle logique Libération et Stephen Smith,
commentant le coup d’État de 1999 un mois après sa survenue, ont pu écrire « qu’il
a été ourdi par une faction dissidente de l’armée avec la connivence d’une opposition
“démocratique”, qui a trahi son âme ». Feu sur la démocratie, titre l’article 83. Il y a
comme un problème de définition.
Je ne puis dire ici si le peuple nigérien a fait le meilleur choix : dans toutes les
démocraties, il arrive au peuple de se tromper. Au moins est-il certain que c’est le
choix des Nigériens. Et l’on peut espérer que le nouveau Président a compris qu’un
tel choix devait se mériter.
Bissau l’irréductible
En un autre pays d’Afrique, le peuple a pu reprendre la main contre la
Françafrique. J’ai raconté plus haut comment une coalition sénégalo-guinéofrançaise avait fondu sur la Guinée-Bissau, mi-1998, pour restaurer un dictateur
honni, Niño Vieira, lui aussi renversé par l’armée. Avec encore moins de légitimité,
c'est tout dire, que l’armée russe fondant sur la Tchétchénie. Mais avec un effet
aussi ravageur. Cette fois, la résistance s’est faite d’abord par les armes. Mais
l’armée du général Ansumane Mané n’aurait pu mettre en échec l’agresseur sans le
soutien d’une très grande majorité de la population.
La Françafrique a quand même imposé un partage du pouvoir avec le président
Vieira, qui a aussitôt entrepris de se doter d’une milice. Dans ces conditions, on ne
peut guère reprocher au général Mané d’avoir envoyé le dictateur “se soigner” à
l’étranger. D’autant qu’il a enchaîné sur le même programme de restitution du
pouvoir que les mutins nigériens : constitution, élections présidentielle et législatives.
Mané non plus n’a pas été candidat à la Présidence. Lui aussi a su trouver un accord
avec la classe politique pour organiser au mieux le retour au suffrage populaire. Là
encore, le candidat des officiers putschistes a été devancé au second tour ! Une
hérésie en Françafrique, où l’on fraude comme on respire...
J’insiste moins que sur le cas nigérien : nous n’avons pas autant d’informations
sur ce pays lusophone, et il nous est plus difficile de discerner comment la résistance
civile à la dictature a su faire alliance avec la réaction des militaires. En tout cas, le
résultat est là : un pouvoir légitime. Il reste à espérer que la ruine du pays ne rendra
pas trop impossible sa reconstruction, débouchant comme au Niger, de 1996 à 1999,
sur une mise entre parenthèses de la démocratie. Rien n’interdit de demander
réparation à l’Europe. Rien n’interdit aux partenaires européens de la France de
présenter l’addition à cette dernière.
« Trop, c’est trop » pour les Burkinabè
À Ouagadougou, c’est d’une résistance purement civile qu’il s’est agi au long de
l’année 1999. Au début de l’an 2000, le « Trop, c’est trop » fédérateur, surgi du
martyre de Norbert Zongo, restait inassimilé par le régime Compaoré, et
probablement inassimilable. Lentement mais sûrement, cette puissante revendication
. René-Jacques Lique, Élections générales au Niger, in AE du 04/11/1999.
. Le 10/05/1999.
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72
éthique dissout la façade de légitimité d’un pouvoir secret, exécuteur de plusieurs
des basses œuvres de la Françafrique - au Liberia et au Sierra Leone, notamment.
Avec de telles références, ce pouvoir n’a su inventer en 1999 qu’une série de
faux-pas, qui ont renforcé la mobilisation populaire. Ainsi le 3 janvier. Des milliers
de personnes descendent dans la rue pour réclamer la vérité sur la mort de Zongo.
Pourchassés, plusieurs manifestants vont se réfugier dans la cathédrale de
Ouagadougou où une messe se célèbre. « Sans aucune retenue, les forces de l’ordre
pénètrent dans la cathédrale et arrosent les fidèles de gaz lacrymogène 84».
De quoi accroître le sentiment de révolte. Mais ce qui est caractéristique, c’est
l’organisation collective qui très vite va donner consistance à ce sentiment, le
transformer en injonction métapolitique. Un collectif de 26 associations, syndicats et
mouvements d’opposition se constitue. Très symboliquement, mais pas seulement, il
est présidé par Halidou Ouedraogo, président du Mouvement burkinabè des droits
de l’homme et des peuples (MBDHP) et de l’Union interafricaine des droits de
l’homme (UIDH) : dans l’affaire Zongo, Compaoré est sommé de dire la vérité à
tous ceux qui, en Afrique, attachent du prix à la dignité humaine.
Le symbole est insupportable. Que l’UIDH ait installé son siège à Ouagadougou
rehaussait l’image du régime. Mais cet atout se transforme en écharde. Du coup, le
régime choisit de dénoncer l’accord de siège concédé à l’UIDH : ce qui s’appelle
marquer un but contre son camp.
Halidou Ouedraogo n’est pas seul, loin de là, à animer le Collectif. Le
composition de son Bureau montre la force de la protestation : on y trouve les
dirigeants des principaux syndicats de travailleurs et d’étudiants, celui du
mouvement sankariste, le représentant des jeunes avocats et le président de
l’association des journalistes, Jean-Claude Medah - successeur à ce poste de Norbert
Zongo. Face à ce front commun, le pouvoir ne cesse d’être acculé à des concessions
qui, parce qu’elles ne sont pas franches, le discréditent davantage.
Il finit par accepter une commission d’enquête internationale sur la mort de
Zongo, mais inflige des tracasseries répétées à l’un de ses pivots, Robert Ménard,
secrétaire général de Reporters sans frontières. Dans son rapport, la commission
désigne six « sérieux suspects » : ce collectif d’assassins présumés appartient à la
garde rapprochée du Président ; le frère cadet de ce dernier, François, figure au
premier rang des commanditaires probables. Dur ! Le rapport décrit aussi ce qui est
arrivé au chauffeur de François Compaoré : il est mort de « plaies graves résultant
de tortures », infligées par les mêmes soudards de la Garde présidentielle. Avec ses
codétenus, il a dû marcher sur un feu de paille puis, attaché, a été couché « sur le
dos, au-dessus d’un feu de bois ». « Les militaires lui passaient les flammes sur le
corps 85».
Dans ce contexte, les crimes antérieurs du régime remontent à la surface. Depuis
douze ans, les suspects sensibles sont emmenés directement au Conseil de l’Entente,
dans l’antre des cerbères du Président, pour y être torturés. Les Burkinabè se
remémorent le sort du professeur d’université Guillaume Sessouma, torturé et
“disparu” en 1989. L’année suivante, le leader étudiant Dabo Boukari est enlevé,
conduit secrètement dans les locaux de la sécurité présidentielle, battu et torturé à
mort. L’année d’après, l’ancien recteur Clément Ouedraogo est tué au volant de sa
voiture, à l’intérieur de laquelle une grenade a été balancée 86. Derrière l’image d’un
Président policé se profile un tout autre personnage. On s’étonne moins du portrait
dressé par le journaliste Bernard Doza :
« Blaise Compaoré, c’est d’abord un visage angélique au regard mélancolique de
l’enfant très tôt orphelin qu’il a été. Mais derrière ce masque se cache l’homme
d’État aux yeux rougis par l’abus de tranquillisants. Naviguant aisément entre la
naïveté feinte [...] et le masque froid et calculateur du militaire prompt à
l’exécution. [...] C’est la machine à tuer, imperturbable derrière un sourire
“innocent”. À l’affût, son bras droit Gilbert Diendéré débusque les ennemis du
maître ».
. Cf. OPJI, L’assassinat de Norbert Zongo, op. cit., p. 21.
. Rapport de la Commission d’enquête, in L’Observateur (Ouagadougou), édition spéciale du 08/05/1999.
86
. Cf. OPJI, op. cit., p. 40, et p. 49 pour la citation de Bernard Doza.
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72
Mais il n’y a pas que les crimes de sang. Il y a le mépris du suffrage populaire.
Les élections législatives de 1997 ont été une véritable supercherie, conduisant au
boycott du scrutin présidentiel de 1998 : des enfants en bas âge ont été inscrits sur
les listes électorales, les cartes électorales ont été distribuées de manière très
sélective, l’encre enduisant le pouce des votants n’était pas indélébile, des voteurs
professionnels ont déposé des bulletins durant toute la journée de scrutin. Il y a les
humiliations. Parmi les opposants, beaucoup ont dû divorcer parce que leurs
épouses avaient succombé aux largesses des partisans du pouvoir. Il y a l’arrogance.
Dans le curriculum vitæ distribué avant le Sommet du Louvre, en novembre 1998,
Blaise Compaoré a fait indiquer à la date de 1987 : « chef de l’État à la faveur du
mouvement de rectification » - cette “rectification” de Sankara qui reste en travers
du cœur de nombreux Burkinabè 87.
Dès la publication du rapport de la mission d’enquête internationale, la pression
de la rue remonte. Le 14 mai, le gouvernement n’a plus d’autre issue que de
transmettre le rapport à la justice. Laquelle va s’asseoir dessus. Pour essayer de
calmer le jeu, Blaise Compaoré convoque un Collège des Sages, à la composition
plutôt conservatrice : présidé par l’évêque de Bobo-Dioulasso, il comprend les
anciens chefs de l’État, des notabilités religieuses et coutumières, plus quelques
personnalités choisies.
Pourtant, le rapport remis au Président le 2 août est un pavé dans la mare. Il
dénonce la concentration croissante des richesses, les disparitions et assassinats non
élucidés, et réclame l’instauration d’une « Commission Vérité et Justice pour la
réconciliation nationale ». Il demande que les procédures de vote soient contrôlées
par une Commission électorale nationale indépendante (CENI), que soient
organisées avec cette garantie de nouvelles élections législatives et municipales, et
que l’on rétablisse la limitation constitutionnelle à deux mandats présidentiels
consécutifs - limitation supprimée par Compaoré. Autrement dit, celui-ci ne pourrait
plus se représenter. En attendant, les Sages recommandent un gouvernement d’union
nationale, et que « toute la lumière » soit faite sur l’affaire Zongo.
Pour Blaise Compaoré, le rapport ressemble à un cadeau empoisonné. Il
s’empresse de différer la mise en œuvre des recommandations émises par ceux qu’il
avait invités à en faire. Il continue par contre de rencontrer des invités beaucoup
plus compréhensifs, les représentants des groupes Bouygues ou Lyonnaise des
Eaux-Dumez, très affairés au Burkina. Ou encore Michel Roussin, messager de
l’amitié de Bolloré, grand laudateur de Compaoré 88.
La pression populaire remonte à l’approche du premier anniversaire de la mort
de Norbert Zongo. Une marche est prévue dans la capitale. Halidou Ouedraogo et le
Collectif appellent les forces armées nationales à ne pas intervenir contre les
manifestants. Du coup, tout le bureau du Collectif et deux journalistes sont
interpellés le 1er décembre. Le pouvoir les défère à la justice pour « atteinte à la
sûreté de l’État » et « au moral des troupes ». Il est vrai qu’un mouvement civique
de masse réclamant l’application du droit est susceptible de démoraliser et
déstabiliser la plupart des armées et régimes africains !
Mais exposer cela lors d’un procès serait aussi démoralisant : ces armées et ces
régimes devraient montrer qu’ils ne subsistent qu’en violant le droit... Le régime
Compaoré, qui n’est pas encore suicidaire, a préféré s’éviter ce procès. Les juges, du
moins, ont évité de se discréditer : le 27 décembre ils ont annulé tous les motifs de
poursuite, pour vice de forme, vice de procédure et faits non constitués. Il est vrai
que ce jour-là le tribunal débordait d’une mobilisation internationale sans beaucoup
de précédents : 65 avocats du Burkina et du Mali représentaient de nombreuses
organisations internationales, dont l’Organisation mondiale contre la torture. Le
bâtonnier de Paris était venu en tant qu’observateur 89.
Entre-temps, bravant les intimidations du pouvoir, trente mille Burkinabè avaient
manifesté dans le calme le 13 décembre, répétant leur « Trop c’est trop » - la limite
opposée à l’arbitraire. Puis ils se sont rendus jusqu’aux tombes de Norbert Zongo et
. Cf. ibidem, p. 35-36, et Francis Laloupo, France-Afrique : vive le désordre !, in Le Nouvel Afrique-Asie, 01/1999.
. Dans son ouvrage Afrique majeure, France-Empire, 1997.
. D’après La lettre du mois d’Agir ensemble pour les droits de l’homme, 01/2000.
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de ses compagnons assassinés un an plus tôt. À cette date, aucun des six suspects
nommés par la commission internationale d’enquête n’avait été inculpé, ni même
entendu. À force d’ignorer la volonté du peuple, Blaise Compaoré se condamne luimême. Rien, de toute façon, ne sera plus comme avant dans ce pays, désormais
conscient de sa capacité d’émancipation.
Bien qu’elle ne soit pas issue d’un mouvement populaire, il est impossible
d’ignorer au tournant du millénaire une décision africaine historique, passée presque
inaperçue dans les médias occidentaux. En janvier 2000 à Bamako, une soixantaine
de ministres de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest
(CEDEAO) ont créé un passeport commun et, surtout, se sont engagés dans la voie
d’un monnaie commune, d’ici 2004. Dans la CEDEAO, il y a principalement les
pays de la zone franc occidentale (UEMOA), le Nigeria et le Ghana. Ces deux
derniers créeront une deuxième zone monétaire commune, qui fusionnera ensuite
avec la zone CFA 90.
Quand on sait à quel point la zone CFA fut le trésor d’une guerre contre
l’Afrique anglophone, du Biafra au Liberia et à la Sierra Leone, combien elle est
encore le support d’un pillage néocolonial des ressources africaines, il s’agit là d’une
option majeure. La dévaluation du franc CFA en 1994 aura accouché d’une monnaie
africaine - signe décisif de l’indépendance. Des décennies de manœuvres
foccartiennes pour perpétuer les clivages de la colonisation entre “Anglophones” et
“Francophones” vont devenir sans objet. Les pays ouest-africains seront
coresponsables de leur argent. Kwame Nkrumah et Sylvanus Olympio ont dû
tressaillir dans leurs tombes. Bravo aux dirigeants africains qui ont commis cet acte
fondateur ! Quitte à se transcender eux-mêmes.
. Cf. Afrique-Express du 28/01/2000. L’UMOA (Union monétaire ouest-africaine) comprend le Bénin, le Burkina,
la Côte d’Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo.
90
74
26. Campagnes civiques.
« L’histoire est essentiellement poiésis, et non pas poésie imitative,
mais création [...] dans et par le faire et le représenter/dire des
hommes ».
« L’aliénation se présente d’abord comme aliénation de la société à ses
institutions, comme autonomisation des institutions à l’égard de la
société » (Cornélius Castoriadis 91).
Dans les pays du Nord, les mouvements de contestation durable de la
Françafrique sont plutôt rares. Il reste difficile, dans l’Hexagone, de dénoncer les
points d’accumulation de la criminalité françafricaine, comme au CongoBrazzaville. Beaucoup préfèrent ne pas savoir. Certains, à l’imitation des poulpes,
projettent sur les protestataires une encre hostile. Ce combat-là continue.
Mais le lecteur aura compris qu’il s’inscrit dans des luttes plus vastes : pour une
véritable démocratie, contre les manipulations médiatiques, la prolifération des
milices ou des “services” parallèles, la banalisation des crimes contre l’humanité,
l’irresponsabilité ou la criminalité économiques et écologiques. En ces domaines,
l’impunité est trop souvent la règle. On requiert trop souvent et trop vite l’amnistie
ou le pardon 92. Ce n’est pas, répétons-le, que nous souhaitions à quiconque de
lourdes peines, mais il est indispensable de disqualifier certains agissements, et
d’amener les récidivistes à changer de métier : on ne meurt pas forcément de n’être
plus Président, général, ou président-directeur général.
Ce combat pour la démocratie, contre l’irresponsabilité ou le crime impunis,
rencontre des soutiens plus larges que le rejet direct de la Françafrique. Il contribue
à en assécher le vivier, ou il l’attaque par la bande. C’est la raison pour laquelle une
association comme Survie, qui a inscrit dans ses priorités la refondation des
relations franco-africaines, participe à des coalitions diverses. Elle rejoint ou
soutient des mobilisations touchant à des domaines plus vastes, ou connexes.
Parfois, elle les initie ou les co-anime. Selon les cas, ces luttes civiques prennent une
dimension française, européenne ou mondiale. Considérons le contour, les
motivations, les aléas, les résultats de quelques-unes d’entre elles 93..
Pour la Cour
Au milieu du XXe siècle, l’humanité a découvert qu’elle était capable d’organiser
l’extermination industrielle d’une partie d’elle-même. Un cri monta : « Plus jamais
ça ! ». D’autres génocides avaient précédé la Shoah, d’autres depuis ont violé ce cri
en forme de serment. Les anciennes colonies francophones n’ont pas été épargnées,
comme le Cambodge ou le Rwanda, sans parler des crimes contre l’humanité à
Madagascar, en Algérie, au Cameroun, etc., dans le cadre des répressions antiindépendantistes. Il urgeait qu’enfin une Cour pénale internationale (CPI) puisse
sanctionner de tels crimes, et pas seulement des tribunaux ad hoc qui, comme celui
d’Arusha pour le Rwanda, souffrent d’une mise en place si chaotique qu’elle peut en
être désespérante.
Longtemps mené par des cercles restreints de militants, de juristes et de
diplomates (militants eux aussi), le combat pour la CPI est devenu un enjeu public
avec la montée en puissance d’une coalition mondiale d’ONG, au milieu des années
quatre-vingt-dix : elle a fini par rassembler plus de 800 organisations. En France, la
mobilisation ne s’est organisée qu’au milieu de 1997. Il a fallu du temps pour
. L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975, p. 8 et 159.
. À propos du Congo-Brazzaville, on peut se demander si « l’obsession de l’amnistie » chez un certain nombre de
participants à la Conférence nationale souveraine n’était pas grosse de la suite des événements. Tous les crimes
possibles avaient été dénoncés ou entrevus, mais leurs auteurs ont été recyclés dans le jeu politique comme si de rien
n’était. L’impunité a dopé les déviances.
La France s’est “réconciliée” à bon compte avec l’amnistie de tous les crimes commis durant la guerre d’Algérie, y
compris la torture systématique. Ce faisant, elle a laissé se perpétuer un certain nombre de comportements de mépris
ou de racisme dans l’armée, les Services ou la police. Elle a contribué à l’occultation ou la mythification d’une phase
cruciale de l’histoire de l’Algérie, avec la complicité de ceux qui ont fait main basse sur ce pays.
93
. Ce qui ne veut pas dire que je sous-estime toutes celles, beaucoup plus nombreuses, que je n’évoquerai pas ici.
91
92
75
76
mesurer le changement de cap dicté par l’État-major, et ses conséquences sur les
négociations en cours : j’ai expliqué comment Paris s’est efforcé de les saboter 94.
Tous les autres pays de l'Union européenne et la plupart des pays africains
soutenaient le projet d'une CPI indépendante et efficace. « L'enjeu est immense. Il
s'agit, ni plus ni moins, d'affirmer, pour la première fois dans l'histoire du monde, la
suprématie de la justice sur la raison d'État en matière de relations internationales »,
résumait le journaliste François Schlosser 95. Car le génocide est un crime organisé, le
crime d'un État ou quasi-État qui, évidemment, ne va pas se punir lui-même. « Il
faut en finir avec ce paradoxe : si vous tuez une personne, vous avez plus de
chance d'être jugé et puni que si vous en tuez cent mille...», insistait Kofi Annan, le
Secrétaire général des Nations unies 96.
L'avocat William Bourdon ajoutait : « Je crois non seulement que la Cour peut
dissuader des bourreaux potentiels mais aussi qu'elle peut avoir des vertus
pédagogiques extraordinaires obligeant les gouvernements occidentaux, et,
notamment, la France, à mener une politique étrangère plus transparente 97». C'est
bien là que le bât blesse.
Progressivement, une cinquantaine d’associations ont rejoint le Coalition
française pour la CPI, initiée par la FIDH (Fédération internationale des droits de
l’homme), Amnesty et l’ACAT (Action des chrétiens contre la torture) 98. Nadège
Mathevet y a porté la détermination de Survie, qui soulignait la brûlante actualité du
sujet : ce livre le montre, des ressortissants français ne cessent d’être mêlés aux
crimes les plus graves.
C’est bien pourquoi la lutte fut difficile, et son issue serrée. Elle a été engagée
trop tardivement, moins d’un an avant la conférence constitutive de la CPI, mi-1998
à Rome. Elle n’a réussi à se doter que de moyens humains et financiers très limités.
En concordance avec quelques journalistes percutants 99, elle (n’)a obtenu (qu’)un
demi-succès : conforter la minorité au sein de l’exécutif qui croyait impensable une
non-signature de la France ; puis, une fois la signature acquise, contrecarrer
partiellement l’ultime forcing de l’État-major, pendant la conférence de Rome.
Celui-ci a dû se contenter de faire ajouter l’article 124, autorisant tout pays qui le
souhaite à soustraire à la CPI les crimes de guerre que pourraient commettre ses
ressortissants durant les sept années à venir.
Sachant d’où l’on venait, ce demi-succès est quand même quelque chose de
considérable : il a permis qu’une majorité des membres du Conseil de sécurité
acceptent la CPI, isolant les États-Unis de l’ensemble des pays occidentaux. Il a
évité, ce dont je me réjouis, que la France ne porte une responsabilité majeure dans
un échec du projet - un feu vert donné aux génocides et crimes contre l’humanité du
XXIe siècle.
Ce demi-succès a accru la dimension et la visibilité de la coalition française. Sitôt
connu le résultat de la conférence de Rome, elle a fait pression pour hâter le
processus de ratification. Surtout, elle a mené campagne contre le recours à l’article
124, une prérogative que seul peut exercer le président de la République - au terme
du processus de ratification, lorsqu’il en transmet les documents au siège de la CPI.
Tous les députés ont été informés, sensibilisés. La plupart ont découvert à cette
occasion l’article injustifiable. Si beaucoup n’ont pas osé remettre en cause
l’arbitrage qui l’a fait introduire, une active minorité a emporté la conviction de la
. Cf. chapitre 18 et La Françafrique, p. 33-35.
. Génocides : pour que la peur change de camp, in Le Nouvel Observateur, 11/06/1998.
96
. Interview à Libération du 18/03/1998.
97
. Interview à Libération du 15/06/1998. William Bourdon, est secrétaire général de la Fédération internationale des
droits de l'Homme (FIDH), porte-parole de la Coalition pour une CPI indépendante et efficace.
98
. Parmi les premiers adhérents de la Coalition figurent aussi ACF (Action contre la faim), Agir ensemble pour les
droits de l’Homme, Agir ici, l’AVRE (Association pour les victimes de la répression en exil), la Cimade, la
Commission française Justice et Paix, la Communauté internationale Baha'ie (France), la FEN (Fédération de
l’Éducation nationale), la FIACAT (Fédération internationale des ACAT), la Fédération nationale des Unions de
jeunes avocats (FNUJA), la Fondation Terre des hommes, France-Libertés, la Ligue des droits de l’Homme, Médecins
du monde (MDM), Médecins sans frontières (MSF), Reporters sans frontières (RSF), Solidarité avec les Mères de la
place de Mai (SOLMA) et Survie.
99
. Après avoir dit du mal du Monde pour son comportement inexcusé durant le génocide au Rwanda, il faut ici en dire
du bien : les articles d’Afsané Bassir Pour et Claire Tréan sur l’attitude de la France ont été déterminants.
Mentionnons encore, parmi d’autres, François Schlosser dans le Nouvel Observateur et Mathieu Castagnet dans La
Croix.
94
95
76
commission des Affaires étrangères, derrière le rapporteur de la loi de ratification,
Pierre Brana. Le Premier ministre lui-même a fait savoir au Président qu’il n’était
plus partisan du recours à l’article 124.
Jacques Chirac, de son côté a confirmé le 15 février 1999, dans un courrier à la
Coalition française, que la France « déclinera [refusera] pour une période transitoire
[de 7 ans] la compétence de la Cour pour les crimes de guerre », par crainte « des
plaintes sans fondement et teintées d’arrière-pensées politiques » qui pourraient
« être dirigées contre les personnels de pays qui, comme le nôtre, sont engagés sur
des théâtres extérieurs ».
Même si certains mûrissaient d’aussi perverses intentions, le raisonnement
présidentiel ne tient pas la route. En vertu du principe de subsidiarité, au cœur des
statuts de la CPI, celle-ci doit, avant de pouvoir intervenir, avoir démontré que la
justice du pays concerné est inactive ou inique. Il suffit donc que la France juge
équitablement, comme elle le doit, ses personnels qui pourraient avoir commis des
crimes de guerre : elle n’entendrait jamais parler de la CPI ; quant aux « plaintes
sans fondement », les juges français n’auraient aucune peine à les disqualifier.
Le problème, c’est que les nombreux crimes de guerre, voire contre l’humanité,
commis depuis 1945 par les personnels français en Indochine et en Afrique n’ont
quasiment jamais été jugés. La difficulté n’est pas de se soumettre à la CPI, mais de
renoncer à l’impunité - considérée par une partie des militaires professionnels
comme une sorte d’“avantage acquis”. Jacques Chirac redoute en quelque sorte la
fronde (ou la grève !) de la frange la plus activiste de l’armée.
Le diable se nichant souvent dans les détails, la Coalition française pour la CPI
observe aussi attentivement l’élaboration des règlements de procédure et de preuve.
Les États-Unis, bien qu’ils n’adhèrent pas au traité, peuvent participer aux réunions
de rédaction de ces règlements. William Bourdon, observateur de la Coalition à ces
réunions, a dénoncé le jeu des Américains : leurs propositions tendent
systématiquement à réduire « l’efficacité de la Cour et l’indépendance des juges »,
dans le cadre d’« une stratégie de sabotage et d’obstruction caractérisée ».
La France pourrait s’indigner de cette attitude scandaleuse, trouvant là une
occasion de déployer un antiyankisme justifié. Malheureusement, il semble que les
restrictions voulues par les États-Unis satisferaient tout à fait l’Élysée et l’Étatmajor français... L’antiaméricanisme est trop utile aux mauvaises causes pour servir
les bonnes.
Au moment d’achever cet ouvrage, la ratification française n’a pas encore eu
lieu. Je ne sais donc si le Président s’est obstiné jusqu’au bout à faire “bénéficier” la
France de l’article 124. En janvier 2000, Survie a lancé un ultime envoi de cartes
postales aux 577 députés :
« Il vous sera prochainement demandé d’autoriser la ratification des statuts de la
Cour pénale internationale (CPI). Nous vous rappelons que le pouvoir exécutif
maintient son intention de faire jouer l’exception de l’article 124, exonérant pour
sept ans les Français de toute accusation pour crimes de guerre. Il invoque
d’éventuelles accusations malveillantes, alors que la CPI n’intervient que si la
justice française est défaillante, ce qui paraît inconcevable.
Rien ne justifie que la France donne le mauvais exemple, que d’autres nations
seraient incitées à (ou tentées de) suivre. Le recours à l’article 124 serait un
véritable encouragement à l’impunité, dont les ravages se comptent en
d’innombrables vies.
Nous vous demandons d’agir, par les moyens en votre pouvoir, pour amener le
Président de la République et le gouvernement à revenir sur une décision
préjudiciable aux populations concernées, et à l’image de notre pays ».
Ce texte figure au verso d'un dessin représentant Jacques Chirac lors de son
discours du 16 juillet 1999 à Oradour-sur-Glane, ce village dont les troupes nazies
massacrèrent les 642 habitants : tout en dénonçant cette atrocité, le Président signe
en catimini le recours à l’article 124. Le texte et le dessin sont peut-être un peu
brefs, mais ils sont conformes à la réalité et à la volonté présidentielle. La questure
de l’Assemblée a refusé de distribuer ces cartes, déposées sous enveloppe, au motif
qu’elles seraient « choquantes »... Nous avons dû les envoyer par la poste.
77
78
Cet épisode résume tout notre combat, et sa difficulté. Tout cela est
« choquant ». Donc, pour beaucoup, ce n’est pas vrai. Pour d’autres, c’est peut-être
vrai, mais il est malséant d’en parler, donc de vérifier si c’est vraiment vrai. Restent
ceux qui croient que la vérité finit forcément par voir le jour. Ils n’ont pas tort. Le
recours à l’article 124 est un combat d’arrière-garde. Les militaires français, si
attachés à l’honneur de la France, devraient se rendre compte qu’en l’exigeant ils lui
causent un immense dommage. Il évitera peut-être la prison à ceux qui abuseraient
de ce paratonnerre. Mais pas le déshonneur.
Eyadéma en Pinochet
Suivie par d’autres associations, Amnesty a dénoncé les pratiques à la Pinochet
du régime Eyadéma. J’ai exposé à propos du Togo comment les enquêteurs français
de l’organisation internationale avaient découvert les « centaines » de victimes
civiles et militaires de la répression qui a entouré le scrutin présidentiel truqué de
1998. Et comment cette révélation avait fait scandale. En caricaturant à peine, on
peut dire que la polémique s’est finalement résumée à la question de savoir s’il y
avait sûrement plus de 150 victimes - parce que si la cent-cinquante-et-unième
n’était pas authentifiée, le pluriel « centaines » eût été une « manipulation » anglosaxonne.
La polémique est révélatrice d’un climat, mais elle n’est pas l’essentiel.
L’arrestation du général Pinochet en Grande-Bretagne a comme débridé
l’imagination juridique des victimes et de ceux qui les défendent. Les crimes d’un
chef d’État ne sont plus inattaquables, surtout lorsqu’ils confinent au crime contre
l’humanité. Bien qu’encore défaillante en ce domaine, tant que ne sera pas mise en
œuvre une CPI efficace, la justice peut déjà s’appuyer sur quelques textes, telle la
convention contre la torture, ainsi que les principes de compétence universelle et
d’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité. Déjà avec ces armes juridiques, les
verrous cèdent peu à peu en plusieurs pays. Les traditions d’impunité sont
contournées par des magistrats ou des avocats habiles et déterminés - tel le juge
espagnol Baltasar Garzon.
La plupart des chefs d’État potentiellement concernés, ou leurs subordonnés
tortionnaires, n’ont pas une vocation d’ermite. Ils ont beaucoup de biens à
l’étranger, d’agréables résidences, et ils préfèrent être soignés dans des pays
relativement démocratiques que par leurs propres systèmes de santé, ruinés ou
démunis. Où va-t-on si, en ces pays hospitaliers, une presse relativement libre se met
à réclamer votre arrestation lorsque vous avez une carie à soigner, un goût de luxe à
passer, un “correspondant” européen à rencontrer ? Eyadéma joue aux natifs
authentiques à Kara mais, pas plus que Biya ou Sassou Nguesso, il ne saurait se
passer durablement de ses séjours en France, en Suisse ou en d’autres pays
d’Europe.
Le rapport d’Amnesty a donc fait très mal. Et plus encore le propos de son
président, Pierre Sané, demandant « à tous les États ayant ratifié la convention des
Nations unies contre la torture et sur les territoires desquels se trouvent des officiels
togolais soupçonnés de crimes, de tortures et de “disparitions” d’entamer des
procédures visant à les traduire en justice 100».
On peut d’ailleurs remarquer que les généraux indonésiens, peu désireux de
rester bouclés dans leur archipel, ont cédé sur Timor dès lors qu’il a été question de
les juger pour crimes contre l’humanité. Il faut se féliciter de cette nouvelle
dissuasion, même s’il est scandaleux qu’elle ne s’applique pas encore aux
massacreurs des peuples tibétain et tchétchène, munis de l’arme nucléaire.
L’autre effet du rapport d’Amnesty, et de la violente réaction du dictateur
togolais, c’est d’avoir amené cette organisation sur un terrain où elle s’aventure trop
rarement : constatant que la dictature d’Eyadéma et certains de ses crimes ne sont
rendus possibles que grâce à la coopération militaire française, Amnesty a lancé une
campagne contre cette coopération-là - touchant à un plexus de la Françafrique. Les
effets de cette campagne n’ont pas été spectaculaires, mais Eyadéma a été contraint
. Togo. L’heure est venue de rendre des comptes, 20/07/1999.
100
78
de faire des concessions significatives. Le moral est atteint.
Les envois de cartes postales aux députés ont conduit le gouvernement français à
faire profil bas dans son appui militaire au régime de Lomé. Recevant Bédié, le
président ivoirien limogé, le général peut bien plastronner : « Avec un bataillon de
mes Togolais, en une semaine tout sera rentré dans l’ordre. Eux, ils savent se
battre et sont équipés 101». Il n’est pas sûr que Paris ait voulu ou pu les transporter.
Rappelons la contribution décisive de la Ligue des droits de l’homme du Bénin.
Au moment où la crédibilité du travail d’Amnesty était virulemment contestée, la
contre-enquête menée par la Ligue, en dépit de l’hostilité du régime béninois, a
mouché les critiques.
Les tortionnaires ne sont plus tranquilles
Agir ensemble pour les droits de l’homme est une organisation née dans la région
lyonnaise, qui a deux caractéristiques sympathiques : c’est une fondation dotée par
une association de tourisme “alternatif”, Arvel, qui favorise la connaissance de
l’histoire et de la culture des pays visités ; plutôt que d’intervenir directement, elle
préfère accorder un coup de pouce aux groupes locaux émergents de défense des
droits de l’homme, souvent handicapés par le manque de moyens matériels et de
communication. Son fondateur, André Barthélémy, est aussi celui d’Arvel. Avec les
autres administrateurs, il a constitué en trois décennies un réseau de contacts peu
commun.
C’est Agir ensemble qui en juillet 1999, après huit ans d’efforts, a réussi avec la
FIDH et la Ligue des droits de l’homme à faire arrêter en France le capitaine
mauritanien Ely Ould Dah, en stage à Montpellier. L’officier est accusé d’être l’un
des responsables de la torture et du massacre de 350 militaires noirs. La convention
de New York contre la torture a permis d’interpeller un étranger, pour des crimes
qu’il est accusé d’avoir commis dans son propre pays. Une grande première !
L’appel de Pierre Sané à juger les tortionnaires togolais n’en a eu que plus d’écho.
L’arrestation du capitaine a fait l’effet d’un coup de pied dans la fourmilière des
connivences franco-mauritaniennes. Il leur a fallu près d’un trimestre pour obtenir
une mise en liberté provisoire, sous contrôle judiciaire. « Un recul de la justice
française », commente le journaliste sénégalais Oumar Kouressy dans SudQuotidien 102. Un recul partiel, ou tactique. La plainte suit son cours. Pinochet non
plus n’aura pas fait beaucoup de prison. Son arrestation a quand même résonné
comme un formidable avertissement. Moins médiatique, celle du capitaine
mauritanien donne à penser jusqu’à des milliers de kilomètres de Nouakchott.
Surtout depuis qu’en Afrique même, au Sénégal, l’ancien dictateur tchadien Hissène
Habré est à son tour poursuivi pour les innombrables tortures et assassinats commis
à l’ombre de son palais.
Stop mercenaires
La question des mercenaires souffre d’un désintérêt paradoxal. Il est peu de
sujets sur lesquels, en principe, l’accord est aussi unanime. Malgré la saga Denard,
qui se rebaptise “corsaire de la République”, l’opinion n’aime pas les mercenaires.
Si l’on veut une piqûre de rappel, il suffirait de demander aux Français s’ils en
veulent chez eux... L’opinion publique rejoint l’avis presque unanime des juristes,
selon lesquels la défense du territoire s’inscrit dans le noyau dur des fonctions
régaliennes de l’État. La corporation militaire elle-même, hormis quelques stratèges,
voit d’un très mauvais œil cette concurrence déloyale. Pourtant, le mercenariat mute
et prospère, spécialement en Afrique, dans une indifférence assez générale. La
Convention internationale contre le recrutement, l’utilisation, le financement et
l’instruction des mercenaires, adoptée le 4 décembre 1989 par l’Assemblée générale
de l’ONU, n’était signée dix ans plus tard que par 28 États. Elle a été ratifiée par
19 103: pour qu’elle puisse s’appliquer, il suffirait de trois ratifications par des pays
signataires. La France n’a ni signé, ni ratifié. Dans l’Union européenne, seule l’Italie
. Cité in LdC du 13/01/2000 (Eyadema était prêt à se battre pour Bédié).
. Volte-face, 30/09/1999.
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102
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80
a ratifié.
Je ne m’attarde pas ici sur la nécessité de proscrire le mercenariat : le lecteur en a
vu les dégâts 104. Ils sont au cœur des fonctionnements françafricains - le mépris, la
barbouzerie, l’argent noir. Cette tradition française, l’une des moins reluisantes,
pourrait rencontrer deux évolutions plus récentes : le recyclage des commandos proapartheid (Executive Outcomes) et la mutation des doctrines militaires anglosaxonnes, dans le vent de folie de la dérégulation.
À l’occasion du Sommet franco-africain qui s’est tenu fin 1998 dans la pyramide
du Louvre, Agir ici et Survie ont mené une campagne “Sécurité au Sommet,
insécurité à la base”, dont l’une des quatre revendications était la signature par la
France de la Convention sur les mercenaires. Une urne contenant trois mille bulletins
de citoyens devait être remise à la présidence de la République, qui l’a refusée :
l’expression civique ne pénètre pas le domaine réservé. L’Élysée entend continuer
d’envoyer tranquillement des mercenaires dans les deux Congos, entre autres.
Mais les militants de Survie ne s’en sont pas tenus là. Dans le Rhône en
particulier, ils ont entrepris un travail d’information auprès des députés. Ce genre de
démarche d’allure modeste peut avoir des résultats inattendus. Le député
communiste André Gérin a posé une question écrite au ministre des Affaires
étrangères à propos de la convention de l’ONU sur les mercenaires. Hubert Védrine
a répondu le 2 août 1999 : le texte de cette convention n’a tenu « que partiellement
compte des positions défendues par la France et d’autres pays occidentaux » ; une
concertation entre administrations est en cours « pour déterminer si notre pays peut
envisager d’adhérer à cette Convention, le cas échéant en formulant des déclarations
interprétatives ou des réserves ». Bref, ça peut être encore long. Sauf que la question
du député a sorti le dossier des oubliettes. Du coup, Lionel Jospin aurait fait
demander les raisons de la non-signature de la France.
Nous finirons peut-être par savoir quelle est cette part des « positions défendues
par la France » qui est contraire au texte de la Convention. Mais nos interpellations
n’auront d’efficacité que si d’autres mouvements européens et surtout africains
s’emparent de ce sujet décisif. Quel État de droit subsisterait sur la planète si nous
laissions aller à leur terme les logiques aberrantes qui sous-tendent le regain actuel
du mercenariat ? Il est plus que temps de se réveiller : certains observateurs parmi
les plus avertis se demandent s’il est encore possible de faire marche arrière 105.
Feu sur les armes légères
La prolongation et l’aggravation des conflits en Afrique est aussi permise par la
prolifération des trafics d’armes. Un combat déjà ancien est mené pour le contrôle
des ventes d’armes légères aux pays en guerre. On a vu qu’il affrontait deux
adversaires considérables : l’implication des compagnies pétrolières dans le circuit
des ventes d’armes, et la dissémination mafieuse des énormes stocks de l’Armée
rouge. À cet égard, l’Angola est un cas d’école ; Pierre Falcone et Arcadi Gaïdamak,
proches du réseau Pasqua, sont des pionniers. Au pétrole, il convient d’ajouter les
diamants, et la Chine à l’ex-URSS : non seulement elle est grosse productrice
d’armes en tout genre, mais la réduction de ses gigantesques effectifs en a libéré des
millions. Des armes légères, en particulier.
Ce sont elles qui font le plus de victimes en Afrique. Les progrès accomplis dans
la lutte contre les mines antipersonnel, une autre plaie des guerres civiles, ont dégagé
des énergies contre la prolifération des armes légères. Ils ont aussi donné aux
militants un punch nouveau. Contrairement à un fatalisme largement répandu, le
. La liste est surprenante. Ont signé et ratifié : Arabie saoudite, Azerbaïdjan, Barbades, Biélorussie, Cameroun,
Chypre, Géorgie, Italie, Maldives, Mauritanie, Ouzbekistan, Qatar, Sénégal, Seychelles, Surinam, Togo,
Turkmenistan, Ukraine et Uruguay. Ont seulement signé : Allemagne, Angola, Congo-B, Congo-K, Maroc, Nigeria,
Pologne, Roumanie, Yougoslavie.
104
. Cf. en particulier les chapitres 14 à 16.
105
. L’institut associatif IPIS à Anvers est l’un des rares lieux de compétence civile sur le sujet en Europe. Son
animateur Johan Peleman émet un diagnostic pessimiste. Les journalistes Philippe Chapleau et François Misser se sont
inspirés en partie des travaux d’IPIS pour la rédaction de leur ouvrage Mercenaires S.A., Desclée de Brouwer, 1998.
Quant aux politologues comme Richard Banégas, ils constatent un retour aux compagnies ou sociétés coloniales,
auxquelles était concédé le quasi gouvernement de vastes territoires. « L’avenir » serait à la compagnie des Indes, ou
au Congo du roi Léopold...
103
80
combat contre les instruments de mort n’est pas une cause perdue. Personne ne
croyait qu’une coalition mondiale d’ONG parviendrait un jour de décembre 1997 à
réunir 125 États pour convenir d’un traité international anti-mines 106. « Ensemble,
nous sommes une superpuissance », pouvait s’exclamer Jodie Williams, qui a reçu
le Prix Nobel au nom de la coalition. Ce genre de superpuissance est métapolitique.
Elle est friable comme l’opinion publique, mais résistante comme l’aspiration à la
dignité humaine. Elle est totalement dépendante d’un mot, « Ensemble » - que
facilite Internet.
Les armes dites “légères” incluent toutes celles dont le calibre est inférieur à 100
mm ! On estime à 500 millions au minimum le nombre de ces pistolets, fusils,
kalachnikovs, mortiers, etc. répandus à travers le monde. Ils causent plus de 80 %
des victimes des conflits, en majorité des femmes et des enfants. S’appuyant sur un
rapport adopté le 9 décembre 1997 par l’ONU, une campagne mondiale est née
contre la dissémination de ces germes meurtriers. Les ONG britanniques et
norvégiennes s’y montrent particulièrement actives 107. La mobilisation internationale
vise à rééditer l’exploit d’Ottawa : elle veut obtenir la convocation d’une conférence
des Nations unies sur les ventes et transferts d’armes légères, qui convienne d’une
réglementation. La place de Paris étant un pôle non négligeable des trafics
parallèles, spécialement en direction de l’Afrique, Agir ici et Survie avaient fait de
leur contrôle l’un des quatre thèmes de leur campagne Sécurité au Sommet,
insécurité à la base, fin 1998.
Puis Agir ici a suscité, avec Amnesty et l’Observatoire des transferts
d’armement, une composante française de la coalition internationale. Une campagne
“Armes légères... La balle est dans notre camp” a été menée fin 1999. Elle
s’adossait à une étude des animateurs de l’Observatoire, Belkacem Belomari et
Bruno Barrillot : Armes légères. De la production à l’exportation : le poids de la
France. Sur un tel sujet, c’est la première fois qu’un texte non issu des milieux
militaire, universitaire, ou du journalisme accrédité Défense, a eu un tel impact.
Lentement mais sûrement, le milieu des associations civiques prend position dans les
chasses gardées.
Un énorme travail reste à accomplir sur ce dossier à la fois très politique et très
technique 108. Mais, entre les associations qui participent à ce type de campagnes, la
coordination internationale a fait de nets progrès en quelques années. En Europe,
elles deviennent de plus en plus souvent les interlocuteurs des instances
gouvernementales. En France, le pli n’est pas encore pris. À l’occasion du
cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme,
l’association Article Premier a fédéré les initiatives de vingt-cinq organisations.
Malgré sa représentativité, elle a eu beaucoup de mal à établir un dialogue avec les
pouvoirs publics, qui continuent de préférer les instances dont ils choisissent euxmêmes les membres. En octobre 1999, les associations européennes participant à la
campagne sur les armes légères se sont concertées à Helsinki. Examinant le
calendrier de leur action, elles ont estimé que, pour faire avancer les choses en
Europe, mieux valait attendre la présidence suédoise, en janvier 2001. Après la
présidence française du second semestre 2000...
France-Rwanda, mission impossible ?
C’est le génocide au Rwanda qui nous a fait prendre conscience de ce dont la
Françafrique était capable. C’est lui qui a induit chez Survie un questionnement
radical : comment peut-on en arriver là ? C’est pour cela qu’avec Agir ici nous
avons lancé le chantier des Dossiers noirs de la politique africaine de la France.
Le premier, en décembre 1994, s’intitulait : Rwanda. La France choisit le camp du
génocide. La France a été complice d’une monstruosité, elle ne veut pas encore
l’admettre, et c’est pour cela que la Françafrique continue de nuire. Dans
l’engagement rwandais de la France, on rencontre la plupart des ingrédients
essentiels de la cuisine franco-africaine : l’irresponsabilité élyséenne, l’absence de
. C’est aussi un magnifique succès de la diplomatie canadienne.
. Cf. BASIC, NISAT, Saferworld, Controlling the gun-runners, Briefing, 02/1999.
. Cf. Patrice Bouveret, Armes légères. La balle est dans notre camp, in Damoclès n° 82, 1999, p. 14-18.
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82
contrôle des services secrets, le poids excessif du lobby militaro-africaniste, le
détournement de l’aide publique, la corruption, l’affairisme, les trafics, le soutien à
des dictatures claniques ou ethnistes, le syndrome de Fachoda, l’obsession
francophone, etc., etc. Faire la vérité sur le Rwanda contraindrait à revoir de fond en
comble le rapport de la France à l’Afrique, et un certain nombre d’institutions de la
République.
On comprend que cela résiste très fort. Nous ne nous sommes pas fait que des
amis. Sachant qu’une majorité des députés n’était pas prête à regarder la vérité en
face, nous avons longtemps hésité à demander une commission d’enquête
parlementaire, dont nous pensions qu’elle produirait un camouflage.
Une série d’événements nous ont donné à la fois tort et raison. Le 7 décembre
1997, la commission d’enquête du Sénat belge sur les événements du printemps
1994 au Rwanda adopte à l’unanimité, moins deux abstentions, un rapport
remarquable, et remarqué 109. Les responsabilités des autorités belges dans le
génocide n’y sont guère esquivées. La France est invitée à se livrer au même
exercice de vérité. Du 12 au 15 janvier 1998, pour l’exact centenaire du J’accuse
d’Émile Zola, Patrick de Saint-Exupéry publie dans Le Figaro une série de quatre
articles exposant sans détour les implications françaises dans le génocide rwandais.
Le 27 février, un groupe d’universitaires et de responsables d’ONG français 110 publie
dans Libération un appel réclamant une commission d'enquête parlementaire sur le
rôle de la France au Rwanda. À l’Assemblée nationale, le groupe communiste
rappelle que, depuis 1995, il demande une telle commission. Autre membre de la
“majorité plurielle”, le député vert Noël Mamère abonde dans le même sens.
Face à ces pressions concordantes, le président de la commission de la Défense
de l'Assemblée, Paul Quilès, institue brusquement, le 3 mars, une mission
d'information sur le sujet. La démarche suscite d’abord, inévitablement, un incident
diplomatique avec la commission des Affaires étrangères. De leur côté, les ONG,
estimant qu’une mission d’information aura beaucoup moins de pouvoirs qu’une
commission d’enquête, dénoncent une « manœuvre de diversion ».
Paul Quilès s’efforce alors de composer. Il élargit la mission aux commissaires
des Affaires étrangères. Aux ONG, il promet de mener la mission avec la même
détermination que s’il s’agissait d’une commission d’enquête - comme si la
différence entre les deux instances était de pure forme : « Je me suis engagé. Je suis
moi, Paul Quilès, même si cela paraît immodeste, la caution politique de ce
travail ».
L’ex-ministre de la Défense de François Mitterrand, pilier du courant fabiusien,
ne se montre pas toujours très libre vis-à-vis des errements africains de l’ancien
président de la République. Il milite, ce qui est en soi très louable, pour un
renforcement du contrôle parlementaire dans le domaine militaire. Il venait de
présenter aux députés de la commission de la Défense, le 2 décembre 1997, une
communication préconisant « l'urgente remise à plat du dispositif juridique sur
lequel les interventions extérieures sont fondées ou justifiées 111».
Durant les neuf mois de la mission Rwanda, Paul Quilès retrouve un accès facile
aux médias. À lire la succession de ses interventions, on s’aperçoit que ce
renforcement du contrôle parlementaire est le principal résultat qu’il souhaite
obtenir 112. Et c’est à cela que se résumeront, pour l’essentiel, les propositions du
rapport final. La démarche aura donc eu un premier mérite, incontestable : faire
intervenir la représentation nationale dans deux domaines jusqu’alors “réservés” à
. Le passage qui suit reprend en partie ma contribution au Rapport 1999 de l’Observatoire permanent de la
Coopération française (OPCF), Une Mission sous haute surveillance, Karthala, 1999, p. 181-202.
110
. Parmi les premiers signataires, on note Jean-François Bayart, Philippe Biberson (Médecins sans frontières), José
Bidegain (Action contre la faim), William Bourdon (Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme),
Rony Brauman, Alfred Grosser, André Guichaoua, Alain Joxe, Henri Leclerc (Ligue des droits de l’homme), Elikia
M’bokolo, Marc Pilon (alors président de l’OPCF), Marie-Line Ramackers (Agir ici), Yves Ternon. et Claudine
Vidal. L’OPCF avait publié dès son Rapport 1995 (Desclée de Brouwer, p. 149-153) un avis plutôt vif sur la
politique française au Rwanda.
111
. Cité par Libération du 03/12/1997.
112
. Cf. par exemple son entretien du 21/04/1998 à Libération : « Nous sommes très en retard en matière de contrôle
parlementaire. [...] Il n'est pas question de revenir à la pratique de la IVe République. Mais nous voulons un vrai
pouvoir de contrôle ».
109
82
l’Élysée, ou quelque peu partagés avec Matignon en cas de cohabitation : l’armée et
les affaires africaines.
L’incursion est restée toutefois très prudente : la mise en cause des
responsabilités personnelles et des fonctionnements parallèles a été le plus possible
refoulée. Comme si quelques réformes de structures prédéfinies - certes hautement
souhaitables - pouvaient dispenser de mieux comprendre ce qui s’est passé dans
l’esprit de bon nombre de décideurs civils et militaires, officiels ou officieux 113. Et
d'établir plus précisément ce qu'ils ont fait, fait faire ou laissé faire.
Un député confiait : « Je croyais que l’affaire Dreyfus était de l’histoire
ancienne. Avec la mission Rwanda, j’ai vu resurgir intacts les schémas antidreyfusards ». Autrement dit, la question de savoir si, pour la France et les
Français, la vérité et la justice doivent l’emporter sur l’honneur de la patrie et de son
armée, reste aussi disputée qu’il y a un siècle.
Pour l’ancien ministre des Affaires étrangères Hervé de Charette, la question ne
se pose même pas : « La France n'a rien à se reprocher, j'en suis persuadé mais je
n'en sais rien, parce que je n'étais pas aux affaires à ce moment-là 114».
Commentant la mise en place de la mission d’information, Jack Lang, ancien
ministre de François Mitterrand, déclare le 9 avril 1998 à la commission des
Affaires étrangères, qu’il préside : « Il y a quelque chose d'exaspérant dans la mise
en cause de la France par certains organes de presse et certains pays donneurs de
leçons. [...] La France n'a pas à rougir de l'action qu'elle a conduite [au Rwanda] ».
L’ancien ministre gaulliste Jacques Baumel assigne un but précis à cette mission,
dont il est membre : son travail, mené « en toute objectivité », devrait permettre de
contrer « une campagne étrangère, en grande partie anglo-saxonne », dirigée
contre la France 115. Vice-président de la mission, le député pasquaïen Jacques Myard
se fera durant neuf mois le héraut de ces patriotes 116.
L’un des deux rapporteurs, le député socialiste Pierre Brana, constate que la
mission est scindée en deux « blocs ». « Pour notre “bloc”, la vérité sur la
tragédie rwandaise relève de l'intérêt de la France. La France, si elle a été
impliquée dans cette tragédie et si elle le reconnaît, en sortira grandie. Ce sera
tout à son honneur 117». L'autre « bloc » continue de penser que la grandeur nationale
prospère davantage à l’ombre du secret-défense.
D’un côté, le chercheur franco-rwandais José Kagabo exprime clairement son
attente, puis son impatience :
« Dans ce génocide, j'ai perdu toute ma belle-famille, cinq frères, dont certains
avec leurs femmes et leurs enfants. J'attends de savoir qui, individuellement ou à
titre collectif, sachant qu'un génocide était en préparation là-bas, a ordonné d'aider
les génocidaires 118».
« À écouter les députés [de la mission] , de gauche comme de droite, ils sont plus
préoccupés par la défense de l'image de la France que par la découverte de la vérité.
[...] Cette affaire ne sera jamais tranchée à la Papon, ce n'est pas une histoire
franco-française, c'est une histoire franco-rwandaise. Ce qui ne sera pas révélé en
France le sera au Rwanda ou ailleurs. [...] Diluer les responsabilités dans cette
nébuleuse appelée communauté internationale, cela ne passera pas. Il est reproché à
la Belgique, aux États-Unis de n'avoir pas été là. Il est reproché à la France d'avoir
été là. Ça change tout 119».
En face, un initié, Charles de la Baume - directeur de la société Satif, qui
employait l’équipage français du Falcon 50 de Juvénal Habyarimana - verrouille le
. Dans une contribution au Monde du 11/06/1998, Paul Quilès définit ainsi l'objectif de la mission : « Une
description précise du déroulement des événements [...] nous permettra de faire l'analyse des responsabilités des
protagonistes du drame : personnalités et forces politiques rwandaises, puissances voisines comme l'Ouganda,
mais aussi puissances extérieures comme la France, la Belgique et les États-Unis, et organisations internationales
comme les Nations unies et l'OUA ». On remarquera, outre la dilution du champ d’information, que l’attention aux
« personnalités et forces politiques » ne vaut que pour le Rwanda... et pas pour les « puissances ». Le mot évoque
irrésistiblement Les animaux malades de la peste, de Jean de la Fontaine.
114
. Déclaration du 26/04/1998 sur Radio J. Citée par Le Canard enchaîné du 29/04/1998.
115
. Cité par Le Monde du 13/03/1998.
116
. Cf. chapitre 22.
117
. Déclaration à La Croix du 09/04/1998.
118
. Audition devant la mission parlementaire, le 31/03/1998.
119
. Intervention à Toulouse le 18/04/1998, citée par Liaison-Rwanda, 05/1998.
113
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cockpit : « De toute manière, vous ne saurez pas la vérité avant trente ans. Vos
enfants la sauront peut-être 120», répond-il à la veuve du mécanicien, Jean-Michel
Perrine.
Majoritaire au sein de la mission, le “bloc” hostile à la manifestation de la vérité
n’a pas été hégémonique. L’on constate, tout au long du rapport, que les partisans
de la vérité ont beaucoup travaillé. On n’a pas pu les en empêcher. Et c’est un autre
acquis de la mission : une masse considérable de documentation a été mise au jour,
où n’ont pas fini de puiser les historiens - si on les y autorise. Même la langue de
bois et l’autocensure si caractéristiques de nombreuses auditions font sens : elles
nous édifient sur le degré d’(auto)intoxication et de révérence de maints “décideurs”,
en pénurie d’oxygène sur les sommets de la géostratégie.
Cependant, du début à la fin de leur travail, les vrais enquêteurs ont été
sévèrement bridés. Sans doute fallait-il préserver quelques secrets d’État
désagréables. Surtout, il n’était pas question de concéder un déplacement trop
sensible du rapport exécutif-législatif, ni un trop vif éclairage des mœurs francoafricaines. La perception des contraintes imposées aux artisans de vérité permet de
mieux déceler leurs apports dans le rapport.
Un premier biais est vite apparu : « La liste des 52 premiers témoins interrogés
par la mission Quilès a dû faire l'objet d'un accord préalable de l'Élysée et de
Matignon, qui ont imposé que fonctionnaires et agents de l'État témoignent à huis
clos 121 ». Un acteur clef, Paul Barril, n’a pas été entendu : Paul Quilès déclarait à qui
voulait l’entendre que ce monsieur n’était pas sérieux. Le problème serait alors
d’avoir confié à des gens pas sérieux des opérations très dangereuses. Quant aux
auditions publiques, j’ai évoqué le bilan amer qu’en a dressé le journaliste Rémy
Ourdan 122. Il y eut, écrit-il, « beaucoup de sourires de connivence » : c’est bien
pourquoi nous doutions de la possibilité d’une investigation parlementaire.
Les rapporteurs de la mission, pourtant, n’ont pas raté le “pas sérieux” Barril.
Discrètement, sans explication de texte, ils achèvent les tomes d’annexes par une
série de documents montrant Barril en avocat du Hutu power, en train de se
quereller avec le trafiquant d’armes français Dominique Lemonnier. Les services
français n’ignoraient rien des activités de ce dernier, ni de celles du colonel Cyprien
Kayumba, fournisseur d’armes du Hutu power, opérant depuis Paris durant tout le
printemps du génocide. Les mêmes annexes révèlent que le 18 juillet 1994 encore, le
colonel faisait livrer une cargaison d’armes à Goma, à ceux qui avaient commis le
génocide.
Alors, quand le texte du rapport entend se cantonner aux livraisons d’armes
officielles de la France, on reste perplexe. Sur ces routes nationales, il est clair que
la ligne jaune de l’embargo et du génocide n’a pas été franchie (ou si peu). Mais une
investigation douanière qui ignorerait délibérément les voies secondaires ne ferait
pas sérieux. La France ne peut si aisément s’exonérer des livraisons clandestines
qu’elle a couvertes ou organisées durant tout le second trimestre 1994. Elles se sont
poursuivies durant l’été, sur l’aéroport de Goma, contrôlé par les forces de
l’opération Turquoise... À ce sujet, les annexes du rapport parlementaire contiennent
des documents explosifs. Comme si l’un des deux “blocs” de la mission avait relu et
expurgé le rapport final, mais laissé l’autre “bloc” charger les annexes !
Cela n’a pas toujours été le cas. Il est écrit dans ces annexes 123 : « La mission a
reçu des témoignages très émouvants qu’il ne lui est pas possible de publier ici en
totalité. Elle a donc choisi, plutôt que de procéder à une sélection, de n’en présenter
qu’un seul au nom de toutes les victimes du génocide ». Le témoignage choisi, de
Jeanne Uwimbabazi, est effectivement très émouvant. Mais la pieuse dédicace cache
la censure des témoignages d’une autre rescapée, Yvonne Mutimura, et de son mari
Pierre Galinier.
Cette censure n’est pas un hasard, elle a été discutée 124. Paul Quilès en personne
. In Le Figaro du 30/03/1998.
. Philippe Romon, Une commission d'enquête au rabais, in L'Événement du Jeudi du 30/04/1998.
. Le Parlement peine à éclaircir le rôle de la France au Rwanda, in Le Monde du 10/07/1998. Cf. p. xxx.
123
. P. 363, tome II du Rapport de la Mission.
124
. Un prétexte a été utilisé par les censeurs : le témoignage met en cause un fonctionnaire français, qui n'a pas été
entendu (pourquoi ?). Il y avait plusieurs solutions évidentes à cette “difficulté”, à commencer par le caviardage du
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121
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avait vivement apostrophé Yvonne Galinier, pour la dissuader de se faire entendre.
J’ai cité plus haut le témoignage de cette ancienne employée de la coopération
française, sauvée in extremis par un convoi de l’ONU. Elle a vu et vécu des choses
gênantes :
- elle a assisté à des contrôles d’identité ethniques effectués par des soldats
français ;
- elle a vu des militaires français qui violaient des filles sur la route ;
- elle affirme que des militaires français entraînaient des miliciens Interahamwe
(accusation que balaie la mission) ;
- son compagnon coopérant, devenu son mari, explique comment les autorités
françaises ont plusieurs fois refusé de sauver Yvonne, leur employée tutsi ; il a
trouvé un colonel belge moins insensible ; mais sa femme donne le nom de quatre
autres Rwandais travaillant pour la France, abandonnés aux tueurs avec leur
famille.
Que la mission n’ait pas voulu publier ce double témoignage, on peut le
comprendre... Fallait-il habiller cette esquive de la mémoire des victimes ?
Il y a d’autres choix étonnants parmi les personnes auditionnées. Il n’a pas été
possible d’obtenir de Paul Quilès l’audition de témoins importants, tels JeanFrançois Bayart, Thérèse Pujolle ou Rakyia Omaar 125. Sur quatre Rwandais
auditionnés, trois sont d’anciens ministres ou ambassadeur du général Habyarimana.
En d’autres occasions, la mission a limité son effort de documentation. Sur
l’exfiltration vers le Kivu des autorités responsables du génocide, elle s’en tient à la
dénégation de l’ensemble des responsables politiques et militaires français. Manque
de chance, Patrick de Saint-Exupéry a trouvé dans le mensuel de la Légion étrangère
Képi blanc, daté d’octobre 1994, un aveu candide. Il le cite dans Le Figaro, le
lendemain même de la publication du rapport parlementaire : « L’état-major tactique
(EMT) [de l’opération Turquoise] provoque et organise l’évacuation du
gouvernement de transition rwandais vers le Zaïre », le 17 juillet 1994...
De même, la mission n'a pas voulu exploiter ni citer certains documents majeurs,
pourtant versés depuis longtemps au débat. Tel ce compte-rendu d’une rencontre à
Paris, en plein génocide, entre un responsable des Forces armées rwandaises et le
général Huchon, chef de la Mission militaire de coopération 126. Pourtant les
rapporteurs en avaient copie.
Je ne redirai pas à ce stade tous les signes de l’intense pression exercée par
l’État-major sur l’Élysée, mais aussi sur une partie de la majorité gouvernementale.
L’affaire de la Cour pénale internationale est suffisamment édifiante. À supposer
que le « grand chantage » exposé par Jean-Paul Cruse 127 ne se soit pas exercé
exactement comme il l’a dit, tout s’est passé comme si quelque chose de cet ordre
avait eu lieu. Les auditions des militaires ont été répétées et calibrées. Le travail de
la mission a été minutieusement contrôlé par une cellule ad hoc du ministère de la
Défense.
Le “bloc” qui souhaitait la vérité à l’intérieur de la mission a subi diverses
formes de pression et de brouillage. Il a été englué, selon le propos de Gérard
Prunier déjà cité, dans une série « de combats d’arrière-garde menés par des gens
qui, au Rwanda, se sont mouillés au-delà de l’imaginable et qui relèvent des
tribunaux ordinaires 128». Sous-entendu : il y a eu d’énormes dérapages - notamment
chez ces militaires des forces spéciales et ces officiers de renseignements dont parle
nom cité. L’objection invoquée confirme par ailleurs une option-clef du Rapport : pas de mise en cause des
responsabilités personnelles. Au mieux, une vague responsabilité collective.
125
. Jean-François Bayart est le plus réputé des africanistes français. Il conseillait le Quai d’Orsay lorsque survint le
génocide et avait accès aux télégrammes diplomatiques ; j’ai cité au long de cet ouvrage les analyses très critiques
qu’il a faites du couple Élysée-État-major. Thérèse Pujolle dirigea la mission de Coopération à Kigali. Elle a par
exemple souligné le rôle extravagant joué par Jean-Christophe Mitterrand, et son compagnonnage avec Jean-Pierre
Habyarimana, le fils du général. Auditionné, J.C. Mitterrand a affirmé solennellement ne pas connaître J.P.
Habyarimana. Rakyia Omaar dirige l’ONG londonienne African Rights. C’est elle qui, de loin, a effectué le plus gros
travail de collecte et de recoupement auprès des témoins du génocide.
126
. Ce compte-rendu a été publié in extenso dans au moins deux des rares ouvrages traitant des responsabilités de la
France dans le génocide rwandais: OPCF, La politique de la France au Rwanda, in Rapport 1995, Desclée de
Brouwer, p. 177-179 ; Agir ici et Survie, Rwanda : la France choisit le camp du génocide, Dossier noir n° 1 (1994),
in Dossiers noirs de la politique africaine de la France, L’Harmattan, 1996, p. 23-26.
127
. Cf. p. xxx-xxx.
128
. Entretien à Politique internationale, hiver 1998-99.
85
86
Jean-Paul Cruse -, et ils ont été couverts.
Cet « au-delà de l’imaginable » a visiblement rebuté la mission d’information.
Elle n’a guère approfondi l’inquiétante déclaration recueillie par Patrick de SaintExupéry auprès d’« un responsable militaire officiellement et directement en prise
avec les événements » : « Dès le 23 janvier 1991, je m'aperçois qu'une structure
parallèle de commandement militaire français a été mise en place. À cette époque,
il est évident que l'Élysée veut que le Rwanda soit traité de manière
confidentielle 129». Citant plus haut cette phrase-clef, j’ai exposé comment, en
l’absence de contre-pouvoirs, le fonctionnement monarchique de la V e République,
couplé à l’influence d’un lobby “africain” au sein de l’État-major, a permis de mener
une guerre secrète. Un ensemble de forces spéciales a pu être mobilisé, plus ou
moins hors hiérarchie, une sorte de garde présidentielle 130, immergée dans la
nébuleuse des services secrets (DGSE, DRM, COS, CRAP, DPSD, etc.). En 1998,
la mission parlementaire n’a pas clairement dénoncé cela. De ce fait, Jacques Chirac
a pu mener en 1999 des manœuvres similaires au Congo-Brazzaville, en déguisant
en mercenaires ou conseillers privés certains éléments de cette garde ou de cette
nébuleuse.
La mission écarte toute participation française à la formation des milices, sans
avoir vraiment suivi les indices. Patrick de Saint-Exupéry - encore lui - signale que
« selon un mémo interne de l’ONU daté du 17 février 1994, deux mois avant le
génocide [...] “des militaires français sont suspectés d’entraîner de jeunes Zaïrois [au
nombre de 3 500] dans la forêt de Gishwati”. Autrement dit : des militaires français
auraient pu activement participer à la formation des milices 131».
De même, malgré un investissement considérable, la mission a calé devant
l’“énigme” de l’attentat contre l’avion d’Habyarimana. S’agissant des missiles
utilisés pour abattre l’avion, elle a admis avoir fait l’objet d’une manipulation de la
part de certaines autorités militaires, mais en est restée là. Elle n’a pas trouvé
étrange que, dans un État de droit, on puisse être réduit au genre de déclaration que
lui a faite Gérard Prunier 132 : il affirme détenir des éléments prouvant la culpabilité
des extrémistes hutus dans l’attentat, mais ne pas vouloir les communiquer aux
députés en raison de risques pour sa sécurité personnelle.
Enfin, sur la question des “boîtes noires” du Falcon 50 présidentiel, la mission
n’a pas relevé la contradiction entre les témoignages des généraux Quesnot et
Rannou. Le premier, un personnage-clef, chef d’état-major particulier de François
Mitterrand de 1991 à 1995, déclare que l’avion n’en avait pas 133. Or le général
Rannou, ancien chef du cabinet militaire au ministère de la Défense, aurait écrit à la
mission pour affirmer la présence de deux boîtes noires. Si le général Rannou dit
vrai, cela voudrait dire que l’on a fait disparaître les boîtes noires, et que le général
Quesnot cacherait leur escamotage. Pourquoi ? La réponse à cette question
fournirait peut-être un élément essentiel pour la compréhension de « la tragédie
rwandaise ».
Le 15 décembre 1999, la publication du rapport de la mission, Enquête sur la
tragédie rwandaise, donne lieu à un grand écart médiatique, révélateur du combat
politique sous-jacent. Le président Quilès a bien préparé son affaire. Il est assisté de
Catherine Laroque, l’ancienne attachée de presse de Bernard Tapie et Michel
Charasse - symboles d’une conception très mitterrandienne de la vérité. Peu avant
les journaux télévisés, Paul Quilès tient une conférence de presse. Les journalistes de
la presse audiovisuelle n’ont pas le temps de prendre connaissance du rapport, tout
de même assez critique, qui leur est remis. Seuls le feront ceux de la presse écrite,
considérée comme largement acquise au camp “anti-patrie”. Mais c’est la télévision
. France-Rwanda : dangereuses liaisons, in Le Figaro du 31/03/1994.
. Cf. chapitre 18. Le 24 juin 1994, il se trouvait encore des stratèges de cette “garde” pour envoyer secrètement à
Gisenyi 200 commandos français, sous couvert de l’opération Turquoise. Dans la perspective de « protéger la ville
qui abritait le gouvernement génocidaire » (HRW-FIDH, Aucun témoin ne doit survivre, Karthala, 1999, p. 784).
Cette manœuvre tardive, hautement significative, est ignorée par la mission Quilès.
131
. Des militaires français suspectés, in Le Figaro du 09/12/1998.
132
. Audition du 30/06/1998.
133
. En transposant l’ensemble des auditions en style indirect, la Mission empêche que l’on prenne les témoins au mot.
Cette transposition permet aussi de subtiles modifications, comme dans ce passage capital. Dans le Rapport final, la
dénégation de la présence de “boîtes noires” est imputée à la société Dassault (tome III, vol. 1, p. 343-344).
129
130
86
qui compte.
Court-circuitant les rapporteurs, le président de la mission prêche sur les ondes
que la France n’était « nullement impliquée » durant le déchaînement de violence au
Rwanda. Il se félicite de ce que le rapport « rejette les accusations inacceptables »
suscitées par les puissances et les médias étrangers, des journalistes douteux ou des
lobbies partisans. On l’a compris : comme au temps de l’affaire Dreyfus, la question
n’est pas de savoir si ces accusations sont vraies ou fausses, elles sont par principe
« inacceptables ».
Le rapport lui-même s’orne d’une phrase en béton : « La France n’a en aucune
manière incité, encouragé, aidé ou soutenu ceux qui ont orchestré le génocide et l’ont
déclenché dans les jours qui ont suivi l’attentat 134». Cependant, l’ensemble des
documents produits par la mission confirme entièrement, pour ceux qui prendront le
temps de les lire, le propos émis par Gérard Prunier lors de son audition : « la
France assurait la sanctuarisation militaire d’un régime dictatorial et d’une
dictature raciste 135». En certains chapitres, le travail des rapporteurs est même
excellent : il fournit quantité de matériaux pour la critique du système francoafricain, toxique aux intelligences et corrupteur des volontés ; il dénonce sans
ambiguïté la vulgate ethniste qui inspira les concepteurs du génocide et contamina
leurs complices.
Même timides, les propositions émises en conclusion permettraient, si elles
étaient appliquées, un début de contrôle de l’aile militaire du “domaine réservé”
élyséen : « mise en place d’un système adapté d’association du Parlement aux
activités de renseignement », « améliorer le contrôle du Parlement sur les opérations
militaires conduites en dehors du territoire national », « autorisation par le
Parlement des opérations extérieures », « extension aux accords de défense du
régime d’approbation parlementaire des conventions internationales ». C’en était
trop pour l’opposition parlementaire. Emmenée par le pasquaïen Jacques Myard,
selon lequel « notre pays peut et doit être fier de l’action qu’il a conduite dans ce
malheureux pays », elle a voté contre les conclusions du rapport.
Une autre proposition invite à « faire la transparence la plus grande possible sur
notre politique africaine ». Le fonctionnement de la mission d’information montre le
chemin qui reste à parcourir. Le président Quilès voudrait bien amender le système,
à condition d’escamoter les responsabilités passées. Sous sa férule, la gauche
plurielle, majoritaire au sein de la mission, a manqué une chance historique. À
propos des implications françaises dans le génocide rwandais, plaider seulement
l’« erreur » d’appréciation n’est pas seulement une offense au devoir de mémoire :
cela décrédibilise la France. Personne à l’étranger ne croit en son innocence au
Rwanda 136. La presse hexagonale n’y croit plus 137. Quant aux coupables, leur religion
est faite : « “Quand nous aurons gagné, les parachutistes français nous
rejoindront à Kigali. La France nous soutient !”. Voilà le genre de propos tenus
[en 1998] par les miliciens hutus à la population 138».
Compte tenu des attaches françafricaines d’une partie de la majorité
gouvernementale, il était difficile d’espérer davantage, en 1998, d’une telle mission
parlementaire. Avec des militants et des chercheurs, nous continuons d’animer le
Comité vérité sur le Rwanda. Des pans essentiels de cette vérité, encore enfouis,
finiront par surgir. Il est nécessaire de maintenir une fonction de veille.
D’aucuns estiment que l’on peut refermer le chapitre des responsabilités françaises
pour s’attaquer, par exemple, à celles des Nations unies - qui ont produit fin 1999
un rapport sévère sur leurs manquements en 1994. L’idée, intéressante en soi, est de
militer pour un renforcement des capacités de réaction de l’ONU. Pour le moment,
. P. 335 de la version provisoire. La phrase reste ouverte à d’infinies controverses sur la différence entre « la
France » et un certain nombre de Français, fussent-ils très haut placés.
135
. Tome III, vol. 2, p. 193.
136
. Voir chapitre suivant. Selon Human Rights Watch et la FIDH, le rapport de la mission parlementaire française est
« bien loin d’établir la responsabilité des divers décideurs politiques et militaires » (Aucun témoin ne doit
survivre, rapport cité, p. 890).
137
. Ainsi, Jacques Amalric écrit-il dans Libération (16/12/1998) : « L’art de l’ellipse dont font preuve les
rapporteurs [...] [produit des] efforts [...] un peu vains [...], tant le rapport établit le calendrier d’une dérive qui
n’a pu être voulue qu’en haut lieu ».
138
. Arnaud de la Grange, “La France nous soutient... ”, in Le Figaro du 06/04/1998.
134
87
88
les cinq membres permanents du Conseil de sécurité continuent de jouer un rôle
déterminant dans le blocage ou l’évolution de l’institution. Dans cet attelage, Paris a
su, selon les thèmes et les époques, jouer un rôle efficace de frein ou de moteur.
Ceux qui pensent que l’on peut fermer dès maintenant le dossier franco-rwandais 139
sous-estiment l’hypothèque qu’il continue de faire peser sur les initiatives françaises.
De toute façon, prévient le juge belge Damien Vandermeersch, chargé des dossiers
belgo-rwandais 140 :
« On n'échappera pas à un tel dossier. [...] Après un génocide, on ne peut pas
tourner la page, les victimes et les parties civiles ne désarment jamais. Le procès
Papon a eu lieu cinquante ans après. Si un pouvoir ne fait rien, il a ces crimes sur
les bras cinquante ans après, des crimes imprescriptibles... ».
« Elf ne doit pas faire la loi en Afrique »
Passons à des sujets d’apparence plus économiques, mais souvent eux aussi
hautement politiques. Face au projet pétrolier tchadien, j’ai raconté comment une
coalition mondiale d’ONG a fortement bousculé la Banque mondiale. Le feu vert de
cette dernière est indispensable au déclenchement de cette opération, qui devait
engendrer une forte plus-value françafricaine (Elf, Bouygues, Bolloré). Le partage
des revenus du pétrole et les atteintes à l’environnement ont fait l’objet d’un
questionnement sans précédent. Le régime d’Idriss Déby n’ayant cessé de fournir
des arguments à ses détracteurs, Elf et Shell ont pris du recul. Chacun semble
attendre d’avoir affaire à un interlocuteur plus présentable. D’autant que le pipeline
doit passer par le Cameroun, où la “gouvernance” de Paul Biya confine à la
caricature.
La mobilisation sur ce projet Tchad-Cameroun est exemplaire à plusieurs titres.
Par son ampleur. Par la conjonction des initiatives au Nord et au Sud. Par
l’ébranlement des raisonnements de la Banque mondiale. Par ses conséquences
politiques. Quantité de militants à travers le monde ont appris à connaître les mœurs
de la Françafrique. Les anglophones ont fait le rapprochement avec le Nigeria qui
justement, sous la dictature du général Abacha, opérait un spectaculaire
rapprochement avec Paris. Agir ici et Survie avaient publié en 1995 et 1996 deux
Dossiers noirs sur la situation au Tchad et un sur le Cameroun. Leur connaissance
des relations franco-tchadiennes et franco-camerounaises leur a permis de jouer un
rôle très actif dans la campagne sur le pipeline, et d’éviter qu’en soient gommées les
composantes politiques.
À l’initiative du député Vert Noël Mamère, de son assistant Patrick Farbiaz et de
l’association Cedetim, pionnière de la dénonciation du néocolonialisme francoafricain, s’est constitué en 1997 un collectif “Elf ne doit pas faire la loi en
Afrique” , rassemblant une cinquantaine d’organisations françaises et africaines.
Parmi ces dernières, les plus actives étaient composées de ressortissants du CongoBrazzaville, dont la tragédie a déclenché l’action commune. Malgré de très faibles
moyens, le collectif a organisé plusieurs manifestations à Paris, distribué
régulièrement des tracts aux salariés de la Tour Elf, diffusé une plaquette
“saignante”.
Elf a pris la mouche. Dotée d’un capital de 13 217 352 150 francs, elle a réclamé
330 000 francs de dommages au Cedetim et à Noël Mamère, « qui a lancé contre la
requérante une campagne particulièrement acharnée », « pour des raisons qui
demeurent mystérieuses ». Qu’un individu en France n’anticipe pas le marteau-pilon
que savent brandir les avocats d’Elf, ou se coupe des innombrables canaux de sa
sève nourricière, demeure en effet aussi mystérieux que l’attrait du suicide.
Brillamment défendus par Mes Antoine Comte et Henri Leclerc, les accusés ont eu
. Certains des signataires de l’appel du 27 février 1998 en faveur d’une commission d’enquête ont tôt soutenu la
démarche du président de la mission d’information Paul Quilès. Ils ont vivement reproché à Survie d’avoir écrit ce qui
précède sur la façon dont la mission a été conduite, dans la lettre mensuelle Billets d’Afrique et, en particulier, dans le
n° spécial 66 bis du 21/12/1998. L’historienne Claudine Vidal a mené la polémique avec Marc Le Pape. Les termes
du débat ont été publiés dans le supplément au n° 72 de Billets d’Afrique, 07/1999.
140
. Cité par Le Monde du 10/07/1998.
139
88
gain de cause. La presse, qui n’est pas la dernière à bénéficier de la manne
publicitaire d’Elf, n’a quasiment rien dit de ce jugement considérable. Passe encore
d’évoquer la gestion d’un PDG réprouvé, Loïk Le Floch. Mais les turpitudes
présentes...
Plusieurs initiatives ont germé dans le sillage du “collectif Elf”. Les députés
Verts ont accompli un remarquable travail de concertation en faveur de la paix au
Congo-Brazzaville, ponctué le 15 novembre 1999 par une journée de dialogue à
l’Assemblé nationale. Plus de trente mouvements et organisations congolais ont
empli la salle Victor Hugo. Au mois de mai précédent, le Tribunal permanent des
peuples (TPP, ex-Tribunal Russell) a tenu une session dans les locaux de
l’Assemblée. Il y a examiné la plainte déposée par le collectif Elf ne doit pas faire
la loi en Afrique contre l’entreprise Elf-Aquitaine.
Dépourvu bien sûr de tout pouvoir coercitif, le TPP tient à pallier un vide
juridique : même après l’instauration d’une Cour pénale internationale, le respect des
droits fondamentaux des peuples n’est pas garanti - en particulier contre les
manœuvres dolosives des multinationales, souvent beaucoup plus riches que les
États. Ce fut ou c’est le cas des Ogonis au Nigeria, des peuples de l’Angola, du
Cameroun, du Congo-Brazzaville. À cet égard, et malgré les faibles moyens du
TPP, sa sentence est riche d’un droit en gestation.
« L’histoire de l’exploitation pétrolière par les compagnies SNPA-ERAP [...] puis
Elf [...] dans le Golfe de Guinée et le delta du Niger, illustre l’existence d’un
système de gestion de l’économie pétrolière qui possède sa propre cohérence.
Ce système a une apparence : l’ordre institutionnel français, une entreprise
publique autonome appliquant le droit commercial commun et des États africains
souverains. Il a une réalité : la gestion des affaires pétrolières par un réseau
parallèle et opaque de choix et de décisions mettant en relation des dirigeants
politiques français, les gestionnaires de l’entreprise et des dirigeant politiques
africains. Ils s’appuient d’autre part sur la confidentialité des services de l’État
protégés par le secret. Dans ce système, Elf joue dans tous les consortiums
d’entreprises où elle est présente en Afrique, le rôle d’un actionnaire qui possède
des relations privilégiées avec les pouvoirs politiques, lui permettant d’inscrire son
activité dans le cadre de règlements spécifiques discrétionnaires autorisant la
maximisation des prélèvements [...] financiers. [...]
Les compagnies pétrolières [...] poussent les États pétroliers à s’endetter
lourdement, voire à gager les recettes futures par des pratiques de financement
souvent frauduleuses [...]. Elles multiplient [...] les alliances stratégiques et les
regroupements afin de réduire les possibilités de concurrence, d’encercler les États
et de leur ôter toute marge de manœuvre [...]. [Elles sont conduites] à s’impliquer
[...] dans les missions de police des États, alimentant les risques de guerre civile et
de guerres entre les États. C’est ainsi que la région est devenue un champ de
bataille permanent. [...]
Elf et l’État français ont systématiquement nié les droits des peuples à la
souveraineté [...], sont responsables de violations caractérisées et répétées des droits
civils et politiques [exemples au Gabon, au Nigeria et au Cameroun] , [...] des droits
démocratiques [exemples au Cameroun, au Gabon et au Tchad] . [...] Les États sont
affaiblis, privatisés, pervertis.
Elf et l’État français sont responsables de violations caractérisées et répétées des
droits à l’environnement [exemples au Tchad] , [...] des droits au développement
[exemples au Cameroun et au Tchad] , [...] des droits des peuples à la paix [exemples en
Angola et au Congo-B] [...]. Ils ont financé les interventions des troupes tchadiennes
[...] au Congo-Brazzaville. [...]
La défense des intérêts nationaux de la France ne peut pas annuler les droits
fondamentaux des peuples africains. [...]
Le Tribunal permanent des peuples :
- Appelle les actionnaires de la société Elf-Aquitaine à s’informer sur les
agissements de la société dans les pays africains où elle opère et à lui demander des
comptes.
- Demande à l’Assemblée nationale française de constituer une commission
d’enquête sur les relations entre le gouvernement français, la société Elf-Aquitaine
et les gouvernements des pays africains où elle opère.
- Demande à l’Union européenne d’inscrire à l’ordre du jour de la négociation
sur le renouvellement des accords de Lomé la question des rapports entre les
89
90
compagnies multinationales pétrolières et les pays de la zone ACP,
particulièrement les pays africains.
- Recommande à la Sous-commission de lutte contre les discriminations et pour
la protection des minorités à la Commission des droits de l’homme des Nations
unies de se saisir de la question des violations des droits de l’homme et des peuples
causées par les relations entre les compagnies multinationales pétrolières et certains
États 141».
Les députés Verts n’ont pas obtenu la commission d’enquête sur Elf, mais une
mission d’information sur le rôle des compagnies pétrolières, présidée par MarieHélène Aubert. J’ai déjà eu l’occasion d’en saluer le rapport, qui sous bien des
aspects constitue une première au Parlement. La mobilisation de la société civile y
est l’objet d’une attention soutenue : « La modernisation des relations entre l’État et
les grands groupes multinationaux qui ont leur siège en France ne s’effectuera que si
l’émergence de contrepoids à leur puissance est favorisée 142».
Plusieurs propositions de la mission vont en ce sens :
- Encourager le dialogue entre multinationales et associations de défense des
droits de l’homme et de l’environnement. Mais « les associations manquent de
moyens financiers indépendants ».
- Mettre en place « un organisme indépendant chargé en France de veiller à
l’application des normes éthiques par les entreprises françaises ».
- Créer un Bureau des droits de l’Homme au ministère des Affaires étrangères.
« Cette structure [...] fonctionne avec succès depuis 1997 au Royaume-Uni ».
- Limiter les condamnations pour recours au boycott. « La mission estime que
l’appel au boycott comme arme ultime d’une consommation responsable doit être
considéré comme licite dès lors qu’il est établi par des rapports crédibles
d’organisations internationales et d’ONG dignes de foi qu’une multinationale viole
délibérément et gravement la légalité internationale ». Cela suppose que soit modifié
ou interprété l’article 225-2 du nouveau Code pénal qui condamne toute action ou
omission visant à « entraver l’exercice normal d’une activité économique ».
- Étendre le droit d’agir en justice des associations de défense des droits de
l’Homme et de l’environnement. « La mise en cause de la responsabilité pénale des
personnes morales pour les crimes contre l’humanité est prévue à l’article 213-3 du
Code pénal. [...] La personne morale peut être poursuivie aussi bien en qualité
d’auteur principal que de complice 143».
Haro sur les paradis fiscaux
La planète compte entre cinquante et soixante-dix paradis fiscaux. Leur
prolifération va de pair avec les profits dégagés. Ils garantissent aujourd’hui une
impunité quasi certaine au monde de la criminalité financière, fortement connecté à
celui de la criminalité tout court. Comme l’explique le juge Renaud Van Ruymbeke,
un mafieux qui veut blanchir cinquante millions de dollars peut ouvrir quasi
instantanément une société-écran panaméenne à Lugano, en Suisse, chez un juriste
spécialisé. En 24 heures, il peut faire virer son argent par quatre paradis fiscaux
successifs. Supposons qu’un magistrat européen apprenne par une fuite cette
opération de blanchiment. Avec les procédures actuelles d’“entraide” internationale,
il lui faut en moyenne deux ans pour obtenir la description de chaque virement. Si
tout va bien, il aura reconstitué le circuit au bout de huit ans. La justice va donc
trois mille fois moins vite que le crime...
Ce n’est pas ici le lieu de développer l’histoire, les causes, les modalités et les
immenses dangers de ce laisser-faire 144. À terme, c’est le règne du crime organisé, la
fin de toute civilisation. Survie est d’autant plus concernée que ces paradis fiscaux
sont les relais indispensables du détournement de la double rente de la Françafrique
(matières premières et aide publique), du paiement de ses gardes, ses milices et ses
. Extraits de la sentence prononcée le 21/05/1999 par le Tribunal permanent des peuples.
. Pétrole et éthique, rapport cité, t. I, p. 129.
. Ibidem, p. 129-137.
144
. On peut consulter par exemple, de Jean de Maillard, Bernard Bertossa, Benoît Dejemeppe, Antonio Gialanella et
Renaud Van Ruymbeke, Un monde sans loi, 1998, Stock.
141
142
143
90
mercenaires. Aussi menons-nous depuis plusieurs années une action de
sensibilisation sur le sujet.
En novembre 1998 à Lyon, lors de la Conférence des Nations unies pour le
commerce et le développement (CNUCED), le collectif d’ONG “Reprenons
l’initiative” avait organisé une série de conférences et d’ateliers sous l’intitulé À qui
profite le développement ? À côté de trois autres thèmes “alternatifs”, nous avions
proposé et développé celui de « La lutte contre la criminalité financière et les paradis
fiscaux ». Soucieuse de bonnes relations avec le monde associatif, la CNUCED
avait permis que les thèmes retenus soient traités “off” et “in” - hors et dans le
Palais des Congrès. Patrice Blanc, porte-parole de Reprenons l’initiative, a même
été invité à présenter les propositions des ONG lors de la séance conclusive. On lui a
alors fait savoir que les gouvernements qui fixent l’agenda de travail de la
CNUCED ne souhaitaient pas qu’elle s’intéresse à la criminalité financière...
Nous avons rapidement rejoint les fondateurs de l’association ATTAC
(Association pour la taxation des transactions et l’aide aux citoyens) : la proposition
d’une taxation minime des transactions financières (la “taxe Tobin”) n’est pas
seulement un moyen de ralentir la spéculation et de financer le refus de la misère.
Elle permettrait aussi de suivre à la trace les transactions, donc d’annuler le secret
qui fait tout l’“intérêt” des paradis fiscaux. À l’intérieur d’ATTAC, nous
participons tout spécialement aux travaux sur ces édens et sur leur lien avec le
pillage de l’Afrique. Les paradis financiers ne font pas que blanchir. Ils noircissent
aussi.
« Noircir, c’est détourner une part des flux d’argent normaux pour les faire servir
à des buts délictueux ou criminels. Certains flux sont visiblement propices à ces
détournements : les recettes du commerce extérieur, les aides et prêts bilatéraux ou
internationaux, les budgets publics... Les caisses noires de certaines entreprises
multinationales et autres organisations disposant de gros moyens trouvent dans les
paradis financiers un relais commode pour alimenter des activités extra-légales
profitables à ces entreprises. Certaines fonctions parmi les plus “noires” en arrivent
logiquement à se domicilier directement dans ces “paradis”. C’est le cas déjà des
organisations paramilitaires de mercenaires 145».
ATTAC a suscité en France, puis en d’autres pays et sur d’autres continents, une
mobilisation surprenante. Comme si l’enjeu, pourtant assez complexe, avait réveillé
des intuitions militantes en jachère. C’est bon signe.
La démarche de l’association Transparency International (TI) est plus
institutionnelle. Elle compte en son sein des chefs d’entreprise et d’anciens hauts
fonctionnaires, nationaux ou internationaux, décidés à lutter contre le fléau de la
corruption. Leurs propositions rejoignent les inquiétudes de certains cercles
gouvernementaux du monde occidental, qui commencent à trouver que la corruption
a dépassé les bornes : il ne s’agit plus seulement de sucreries pour les élites, mais
d’une porte ouverte aux mafiosi.
Quoiqu’il en soit, la corruption pénalise davantage les pauvres que les riches.
Aussi faut-il se réjouir de la voir stigmatisée. Tout comme Agir ici et Survie, TI a
réclamé l’interdiction de la corruption des fonctionnaires étrangers, jusqu’alors quasi
officiellement encouragée par les administrations occidentales. L’OCDE a fait
adopter une convention en ce sens. De même, les classements annuels des pays
corrompus et corrupteurs, établis par Transparency, ont contribué à une prise de
conscience. Quelle n’est pas notre surprise de voir se déchaîner contre cette
association quelques plumes acérées du Canard enchaîné :
« Les engagements pris par l’ensemble des pays occidentaux pour lutter contre la
corruption dans le commerce international [...], qui ont fait en France l’objet d’une
loi, entreront en vigueur courant 1999. [...] Surfant sur la vague du “politiquement
correct”, une organisation non gouvernementale, Transparency (financée par les
grandes entreprises US sous l’œil bienveillant de la CIA), a pris la direction des
opérations, menant campagne pour des “îlots d’intégrité”. Au même moment - ça
tombe à pic -, Serge Dassault est condamné pour corruption. [...]
“Seulement voilà, explique un marchand d’armes bien de chez nous,
. François Lille (Survie), La nuisance des paradis financiers, contribution aux travaux d’ATTAC, 10/1999.
145
91
92
Transparency n’est que le cheval de Troie des Ricains”. Lesquels ne sont pas pour
autant devenus des prix de vertu. [...] Imités par les Britanniques, ils ont trouvé la
faille : passer par le relais de filiales domiciliées dans des paradis fiscaux [...].
La solution [pour les exportateurs français] serait, à l’image des Américains, de
multiplier les filiales à l’ombre des cocotiers des îles Caïman, Moustique ou
Curaçao. [...] Il y a [...] urgence à fédérer ces différentes sociétés offshore pour qu’au
bon moment, quand le besoin s’en fera sentir, les industriels puissent sortir des
millions de francs d’un seul coup. [...]
Comme le prédit un contrôleur général des armées, “quand le gouvernement
aura vu trois beaux contrats s’envoler outre-Atlantique, il saura regarder ailleurs.
Et on pourra, nous aussi, aller se planquer sous les cocotiers” 146».
« L’association Transparency International a fait un véritable tabac avec la
publication de son dernier indice permettant de classer au tableau d’honneur et de
honte les pays corrompus et corrupteurs. [...] Informations ? C’est beaucoup dire.
[...] Il s’agit [...] de vulgaires sondages [...]. Par quelle magie, et avec l’aide de
quel magicien, ces données ont-elles été “moulinées”, comme on dit chez les
statisticiens ? Mystère, secret-défense et opacity complète.
Créée en 1995, cette association a été animée, à ses débuts, par des dirigeants de
la Banque mondiale. Puis, très vite, elle a été soupçonnée de subir l’influence de
certains intérêts américains (en abrégé CIA). [...] L’actuel président de la section
française, Daniel Dommel, a été proche, durant la guerre froide, de l’organisation
Réarmement moral, un machin lié à la droite américaine. [...]
Sa mesure de la corruption n’a peut-être pas grande signification, mais à l’indice
de l’humour, Transparency International mériterait d’être davantage reconnue 147».
Ces deux articles sont assez ahurissants. Il est incroyable d’entendre un haut
fonctionnaire du ministère de la Défense plaider pour le soudoiement de ses
confrères, devant une journaliste. On imagine son indulgence pour les rétrocommissions qui arrosent les fonctionnaires et hommes politiques français.
Il est stupéfiant de voir Le Canard faire en quelque sorte l’apologie de la
délinquance financière et des ventes d’armes, des “malins” exportateurs français
contre les Ricains hypocrites, qui stimuleraient la lutte contre la corruption parce
qu’ils ont mis en place des circuits moins décelables. L’argumentation gauloise n’est
qu’une variante, en somme, de la traditionnelle justification des vendeurs d’armes :
si ce n’est pas nous qui les vendons, ce seront d’autres moins gentils que nous.
Laissez tranquille notre corruption à la française, une délicieuse exception culturelle,
aussi goûteuse que notre roquefort.
Sur ce registre “souverainiste” - une mouvance qui semble avoir quelques
sympathisants au Canard -, tout est bon pour discréditer ou ridiculiser les efforts de
mesure ou de régulation. L’indice de propension à la corruption, où la France est
très mal placée ? Une compilation de sondages d’opinion ! Et alors ? Depuis plus
d’un siècle, l’économie de la conjoncture se base sur les opinions des chefs
d’entreprise.
Daniel Dommel, un relais de la CIA ? Il se trouve que nous le connaissons, et
qu’il mène un combat d’un rare courage, d’une grande finesse, pour changer les
choses. Avec des propositions que l’on pourrait qualifier de “révolutionnaires”, si
elles n’étaient concrètes et opérationnelles. Dans cette affaire, Le Canard poursuit
une étrange obsession - qui détonne avec la qualité habituelle de son travail
rédactionnel. Comme quoi, dans ce genre de combat, il faut s’attendre aux alliances
les plus incroyables. Y compris à voir le 20 janvier 2000, Alain Krivine, Arlette
Laguiller et Lutte ouvrière, par leurs seuls votes, faire échouer au Parlement
européen une résolution favorable à la taxe Tobin.
Quoi qu’il en soit, les idées progressent sur le front de la régulation financière.
Bercy et l’Élysée font mine de découvrir l’impunité totale dont bénéficient les
paradis fiscaux. Jacques Chirac s’en est ému. Le gouvernement français a saisi le
groupe de travail du G8 sur la criminalité financière. Dominique Strauss-Kahn,
lorsqu’il était encore ministre des Finances, a menacé d’interdire les « transactions
financières avec ces territoires qui bafouent les règles internationales ». Et de citer
. Brigitte Rossigneux, La guerre France-USÀ sur le front du bakchich, 27/01/1999.
. Louis-Marie Horeau, Les chiffres de la corruption mondiale sont impayables, 03/11/1999.
146
147
92
plusieurs édens anglo-saxons : « Antigua et Barbuda, les îles Caïmans, les îles
Marshall 148».
L’omission de Monaco, d’Andorre ou du tout proche Luxembourg n’est pas un
hasard. Pas plus que la soudaine offensive française n’est dénuée d’arrière-pensées.
C’est une réplique à l’offensive des “Anglo-Saxons” contre la corruption
internationale, avec désignation de leurs zones de non-droit. Mais qu’importe ! Les
citoyens du monde entier, du Nord comme du Sud, ont tout à gagner à ce concours
de vertu.
Plus sérieux encore, une mission d’information parlementaire a été créée sur la
délinquance financière et les paradis fiscaux en Europe. Les députés initiateurs
(Vincent Peillon, André Vallini, Arnaud Montebourg) font partie du groupe de
douze élus socialistes qui, en septembre 1998, avait invité les magistrats signataires
de l’Appel de Genève pour un Espace judiciaire européen - les Van Ruymbeke,
Garzon, Bertossa et consorts. Cette nouvelle mission ne pourra qu’enfoncer le clou
planté par celle qui l’a précédée, sur les compagnies pétrolières :
« L’accroissement brutal des transactions financières a conféré aux corrupteurs
comme aux corrompus des moyens inespérés. [...] [Chaque État occidental tolérait]
non sans cynisme [...] la corruption de fonctionnaires étrangers [...]. Mais l’idée
même de “cantonner” la corruption à l’étranger a été mise à mal par la découverte
d’un certain nombre d’affaires qui ont montré qu’une partie des “enveloppes”
destinées à l’étranger revenait, par un biais ou par un autre, dans le pays des
corrupteurs. Les corrupteurs sont devenus des corrompus, risquant ainsi de mettre
en péril les fondements mêmes de la démocratie. De plus les liens entre corruption
internationale et blanchiment des fonds d’origine criminelle ont été établis 149».
Coalition contre la dette
Il faudrait parler aussi longuement des campagnes pour la remise ou l’abolition
de la dette des pays pauvres. Le sujet est mieux connu, la mobilisation internationale
ayant été considérable. On retrouve le même schéma plusieurs fois observé, de
campagnes nationales articulées à une coalition mondiale. La campagne française,
animée par le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD), a
recueilli plus de cinq cent mille signatures. Les principaux créanciers occidentaux
ont fait mine de suivre le mouvement, mais en juin 1999, leur générosité lors du
sommet de Cologne a été assez mesquine : il y aurait beaucoup à dire sur les 65
milliards de dollars annoncés alors, « de l’argent que nous avions perdu depuis
longtemps », admet le chancelier Schroeder.
La mobilisation a permis de par le monde un progrès considérable dans
l’intelligence civique des mécanismes de l’endettement. C’est évidemment
indispensable. On n’aurait pas gagné grand-chose si l’annulation valait amnistie du
détournement massif de l’argent de la dette, et encouragement à un nouveau round
de pillage des deniers publics, du Nord et du Sud. L’une des réflexions les plus
intéressantes s’est déroulée au Brésil. Fin avril 1999 s’est tenu à Rio le “Tribunal de
la dette extérieure”, institué par la société civile brésilienne :
« Considérant :
1. Que, d’après les études et les données présentées au Tribunal, la dette des
pays les plus pauvres et les plus endettés a déjà été payée, et que sous la forme
comptable actuelle, elle est impayable 150 ; [...]
5. Que des gouvernements alliés à des grandes entreprises et à des banques
endettées à l’étranger a provoqué l’étatisation de la dette extérieure privée,
socialisant ainsi les coûts et engageant encore plus les fonds publics au payement de
la dette extérieure ;
6. Que des entreprises publiques stratégiques ont été utilisées comme
instrument de surendettement, mettant ainsi en risque leur santé financière et
leur capacité d’investissement, servant ainsi de prétexte à leur privatisation
. Cité in La France saisit le G7 du blanchiment des capitaux et Édouard Orozco, Avis de ménage sur les paradis
fiscaux (Libération des 16 et 24/06/1999).
149
. Pétrole et éthique, t. I, p. 20.
150
. Souligné dans le texte.
148
93
94
postérieure ;
7. Qu’il existe un lien explicite entre la dette extérieure, l’endettement public
intérieur excessif, et la recherche de capital extérieur à court terme, ce qui soumet
le pays à une politique de très hauts taux d’intérêt ; [...]
9. Que les politiques économiques et d’ajustement du FMI se sont révélées
désastreuses pour les pays qui s’y soumettent [...] ;
13. Que cet endettement a été créé par des gouvernements dictatoriaux, donc
illégitimes et anti-populaires, et que les créanciers de ces gouvernements, en plus
d’être leurs complices, étaient au courant des risques qu’impliquaient ces prêts ;
14. Que l’expansion de la dette est liée aux élites brésiliennes qui, dans toute
l’histoire et actuellement, ont été complices avec les instituions financières de
l’étranger, privées, officielles et multilatérales ; [...]
Propose à tous les Brésiliens et Brésiliennes les engagements et les stratégies
d’action suivants : [...]
* Pour l’audit de la dette publique extérieure et de tout le processus de
l’endettement brésilien, avec la participation active de la société civile, ceci afin de
vérifier financièrement et juridiquement s’il existe encore une dette à payer, qui doit
la payer, et d’établir des normes démocratiques de contrôle et d’endettement. [...]
* Pour le renfort des mobilisations et des campagnes comme l’ATTAC, qui
exigent la création de mécanismes de règlement et de taxation de la circulation
du capital international spéculatif, pour créer un fonds destiné au retour à une vie
digne pour les plus pauvres [...] ».
Ce Tribunal, fortement représentatif au Brésil, signe là un redoutable progrès
conceptuel collectif. Dont pourraient s’inspirer bien des pays africains.
Achevant cet aperçu des résistances aux mécanismes françafricains, parfois
indirectes, souvent complexes, il me faut quand même dire quelques mots de Survie.
Non pour en raconter l’histoire, ce que j’ai fait au début de La Françafrique, mais
pour souligner le caractère atypique, inattendu, “indigeste” diront certains, de seize
années de militances, d’engagements, de persévérance. Que ce soit d’un point de vue
sociologique ou financier, Survie ne résiste pas à l’analyse, elle n’aurait même
jamais dû exister. Elle aurait disparu bien entendu si cinq cents habitants d’une
ancienne métropole ne croyaient, envers et contre tout, que ce pays a autre chose à
dire que la répétition coloniale 151. Je dois dire que nous sommes assez fiers d’avoir
contribué à le montrer, par notre existence même, par notre parole libre.
. Survie, 57 avenue du Maine, F75014-Paris. Tél. (33 ou 0)1 43 27 03 25. Fax (33 ou 0)1 43 20 55 58.
survie@globenet.org - http://www.globenet.org/survie.
151
94
27. Le discrédit.
« L’éthique est peut-être la première exigence de la modernité »
(Jacques Chirac, 1999 152).
Telle la face immergée de l’iceberg, la Françafrique prospère à l’ombre. En
France, en Europe, en Afrique, nombre de propos, d’articles et de travaux traitent
désormais des méfaits et des causes de ce système de négation des indépendances
africaines, de pillage économique et d’oppression politique. Le livre La
Françafrique a contribué à cette émergence : l’expression est passée dans le langage
commun, pour désigner la gestion occulte, parallèle, des relations franco-africaines.
La disqualification de ce magma d’irresponsabilité criminelle s’étend, via des cercles
de discussion et des débats. Jusque dans les joutes diplomatiques, malgré leur
caractère feutré. Les tenants de la France dreyfusarde, celle qui préfère la vérité et la
justice à une fausse conception de l’honneur, ont tout intérêt à ce que cette
disqualification s’accélère : il s’agit que prévale, avant une vague de francophobie,
leur conception de relations franco-africaines assainies, promouvant les valeurs
respectives plutôt que les déchets d’une histoire jamais dépolluée.
Critiques tous azimuts
Le choix du Cameroun pour le Sommet franco-africain de l’an 2000 va accélérer
le discrédit. Demander au régime le plus corrompu de la planète d’accueillir le show
bisannuel de la Françafrique montre qu’elle n’a jamais autant mérité le double sens
de son appellation. Le président de la République française sera bien reçu par deux
des résistants évoqués précédemment, l’écrivain Mongo Béti et le journaliste Pius
Njawé, dont je rappelle les formules lapidaires : Jacques Chirac « vient conforter les
dictatures du pré carré, chiens de garde des intérêts les plus sordides des capitalistes
de l’Hexagone » ; il s’apparente « à un gouverneur de colonies qui viendrait faire un
tour d’inspection de ses propriétés 153».
Alphonse Quenum, enseignant à l’Université catholique d’Abidjan, a un ton plus
modéré. Mais le jugement n’en est pas moins sévère :
« La France a du mal à sortir de la logique du faire-croire sur le plan
démocratique en Afrique, pour assumer résolument avec les vieilles démocraties
européennes une autre logique, celle qui donne force au droit et aux règles du jeu
démocratique. Or, il n’y a que cela pour lui épargner un phénomène de rejet dont
elle ne mesure pas encore la portée au niveau de la jeunesse. Quand elle
comprendra, l’Afrique francophone lui aura déjà échappé 154».
Il ne sera de toute façon pas trop tôt qu’échappent à la France les descendants
des esclaves et des colonisés - du moins si l’on revendique une relation de liberté. Ce
principe de liberté et celui de la démocratie sont présents dans les propos officiels,
spécialement depuis le discours de François Mitterrand à La Baule, en 1990.
Premier et éphémère ministre de la Coopération de Mitterrand, Jean-Pierre Cot est
bien placé pour mesurer le grand écart du double langage :
« Le discours de La Baule n’a pas empêché ensuite le Rwanda et, plus
généralement, la poursuite d’un certain nombre de... mauvaises habitudes. C’est
très caractéristique de la politique française - et notamment de celle de François
Mitterrand - que de tenir, d’un côté, un discours généreux, d’entretenir des espoirs,
et d’autre part, de pérenniser une pratique qui vise exactement le contraire 155».
Le député Vert Noël Mamère anima jadis l’émission de télévision Résistances. A
priori, aucune société n’aime les résistances. Un Parlement n’apprécie pas toujours
un parlementaire au franc-parler. Noël Mamère est pourtant de ceux qui sauvèrent
. Interrogé par Rachid Nekkaz et Léonard Anthony (Millen@rium, quel avenir pour l’humanité ?, Robert Laffont,
2000).
153
. “Rebond” de Mongo Béti à Libération du 24/07/1999. Interview de Pius Njawé à La Croix du 23/07/1999.
154
. La Croix, 26/01/1999.
155
. Interview à L’autre Afrique du 27/01/1999.
152
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96
l’honneur à propos du Congo-Brazzaville, au milieu d’un silence de plomb. Son
diagnostic sur les relations franco-africaines peut paraître sévère, il est totalement
exact. Il est même mesuré par rapport à ce que j’ai entendu de certains connaisseurs,
qui est impubliable :
« Depuis des décennies, la France arme des dictateurs et des généraux, qui
retournent leurs fusils contre la démocratie. L’Afrique noire francophone a été le
champ privilégié des réseaux, qui, à droite comme à gauche, ont trouvé là des
sources de financement, des alliés, des terrains d’expérimentation où ils ont pu
concrétiser à grande échelle depuis les années 60, leurs soifs de conquêtes et leurs
délires d’empires au nom de la grandeur de la France. Si, aujourd’hui, les réseaux
mutent et se modernisent, l’objectif demeure. L’Afrique doit rester un coffre-fort
pour nos entreprises, un moyen de financement pour nos joutes politiques, une
poubelle pour nos déchets, un terrain de chasse et de loisirs pour nos dirigeants, un
champ de manœuvres pour notre armée, une base arrière pour nos mafieux 156».
L’africaniste Gérard Prunier en rajoute une louche : « Tout un secteur de
l’économie française, fort de ses appuis politiques tant au RPR qu’au PS, persiste
à produire des éléphants blancs [...]. Les Français étant perçus comme les
derniers défenseurs des vieux dictateurs africains, on sent une montée de haine
anti-française dans l’univers francophone », observe-t-il dans un entretien à
Politique internationale 157. Dans le même numéro, pourtant, quelqu’un étale sa
francophilie : Charles Taylor, ex-entrepreneur de guerre devenu président du
Liberia, à force de cruauté.
« Ma participation à ce sommet [franco-africain du Louvre] [...] est effectivement
une consécration. J’ai échangé des points de vue avec [...] des hommes d’État de la
stature de Jacques Chirac [...]. La France a constamment été à l’avant-garde de la
lutte pour la liberté et les droits de l’homme. [...] La France a fait preuve [...] d’une
compréhension plus équitable des problèmes de notre continent. [...] La France nous
tend la main pour nous aider ».
Le lubrifiant de la rente
L’aide, justement, sauvera-t-elle le tableau ? Une grande réforme de la
Coopération a été promise, et théoriquement réalisée, par le gouvernement de
gauche 158. Officialisée le 4 février 1998 après beaucoup de tergiversations, elle est
apparue comme un compromis par le bas. Une seule mutation significative : la
disparition officielle du ministère de la Coopération - héritier du ministère des
Colonies, puis de l’Outre-mer. Son personnel et ses structures intègrent le ministère
des Affaires étrangères, ils fusionnent avec les directions du Quai d’Orsay chargées
de la coopération avec les pays “hors champ” (en gros, hors Afrique noire, Haïti et
Vietnam). L’organigramme est rénové et les personnels redéployés. Mais cette
restructuration-là ne concerne qu’un quart de l’Aide publique au développement
(APD). Un autre pan important du dispositif, la Caisse française de développement,
change de locaux et de nom, devenant Agence française de développement (AFD).
Elle ne change pas de logique fonctionnelle.
Une vraie réforme supposait de s’attaquer aux déficits majeurs de l’ancien
système de coopération : manque d’une stratégie mobilisatrice, autour d’objectifs
largement acceptés ; pluralité et discordance des centres de décision, officiels ou
officieux ; médiocres résultats, en termes de développement humain durable et
d’État de droit, dans les pays privilégiés par l’aide française ; faiblesse insigne de
l’évaluation.
Une volonté politique claire, relayée par des acteurs motivés, aurait pu
partiellement compenser la timidité des changements structurels. Mais, en ce
domaine sensible de la cohabitation, les atermoiements et non-décisions se sont
enchaînés : on a reconduit le directeur de l’AFD, par exemple ; on s’est ingénié à ne
. Contribution à Témoignage chrétien du 18/02/1999.
. Hiver 1998-99.
158
. Le passage qui suit reprend en partie une contribution au Rapport 1999 de l’Observatoire permanent de la
Coopération française (OPCF), Du rapport Tavernier au discours de la “réforme” (Karthala, 1999).
156
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96
pas réagir aux dérives des régimes tchadien ou brazzavillois, aux escroqueries
électorales du Togo, de la Guinée ou du Gabon. Il a fallu un an après l’annonce de
la réforme pour que se tienne enfin, le 28 janvier 1999, la première réunion du
nouveau Comité interministériel de la coopération internationale et du
développement (CICID) - plusieurs fois reportée. À l’issue de ce Comité,
l’allocution de Lionel Jospin autorise un pronostic : celui de l’escamotage, de
l’esquive des vrais choix, traduisant probablement « la crise, puis la fin du
paradigme de l’aide publique au développement 159».
À la fin de son discours, le Premier ministre renvoie aux conclusions d’un
rapport élaboré, à sa demande, par le député socialiste Yves Tavernier : La
coopération française au développement - bilatérale et multilatérale. Bilan,
analyses, perspectives (décembre 1998). Or l’étude attentive de ce rapport,
remarquable à bien des égards, a de quoi désespérer ceux qui, à ce sujet, attendaient
encore un sursaut politique.
En juin 1998, Yves Tavernier a reçu de Lionel Jospin une vaste mission :
procéder à un bilan global de l’APD française, tant multilatérale que bilatérale,
analyser son « efficacité », proposer des perspectives, bref éclairer une réforme
réduite jusqu’alors, apparemment, à un lifting institutionnel. On a donné au député
les moyens de sa mission : fonctionnaires détachés, déplacements en Afrique,
Amérique et Asie, rencontres avec tous les hauts responsables français de l’APD et
leurs principaux correspondants des institutions multilatérales, examen des systèmes
de coopération allemand, britannique et américain. C’est dire que Matignon
souhaitait un travail sérieux, “responsable”.
Yves Tavernier a bien compris le message. Son rapport, paru six mois plus tard,
a toutes les caractéristiques d’un texte officieux. Très documenté, couvrant tous les
domaines de l’APD, il apparaîtra dans la longue série des rapports sur la
coopération comme un travail de référence, ce que l’on peut écrire de plus “sensé”
dans le prolongement d’une certaine logique.
L’on y reste forcément quand, sur environ 170 personnes consultées, la quasi
totalité sont des dispensateurs ou des relais de l’“aide” : aucune ne représente les
“bénéficiaires” potentiels, ceux dont, théoriquement, la pauvreté devrait se trouver
allégée. De même, Yves Tavernier n’a rencontré aucun représentant des citoyens
français mobilisés dans les Organisations de solidarité internationale (OSI, ou ONG
). Ni aucun des universitaires et experts qui, depuis des années, scrutent en
profondeur les fonctionnements de l’APD. La société civile n’existerait-elle pas en
France ? Ou craindrait-on qu’elle (se) pose des questions ?
Aussi bien la Banque mondiale que le Programme des Nations unies pour le
développement (PNUD) reconnaissent que le maintien dans la grande pauvreté, voire
l’enfoncement dans la misère d’une partie importante de l’humanité - plus d’un
milliard d’êtres humains - sont à la fois inacceptables et “ingérables”. Depuis quatre
décennies, les porte-parole des différents groupes parlementaires annoncent leur
soutien au budget de la Coopération, presque toujours unanime, en invoquant le
devoir de solidarité, la nécessité de réduire des inégalités trop criantes, le refus des
conditions inhumaines subies par trop de nos semblables (faim, maladies curables,
habitat insalubre, exclusion du savoir). Ils s’expriment ainsi parce que ces valeurs
demeurent partagées par plus des trois-quarts des électeurs. Les sondages le
confirment, bon an mal an - même si les sondés cachent de moins en moins leurs
doutes sur le bon usage de l’aide publique.
Il serait donc possible de remobiliser la France sur un programme ambitieux de
solidarité internationale, de « lutte contre la pauvreté » pour employer le langage des
organisations multilatérales. Celles-ci font désormais de cet objectif la référence
ultime de leur action 160. Elles s’obligent à des évaluations de moins en moins
complaisantes. Il est plutôt paradoxal qu’au même moment, dans un discours aussi
important que celui du 28 janvier 1999, un Premier ministre socialiste évite
. Cf. OPCF, Rapport 1998, Karthala, p. 33.
. Que cet affichage serve parfois à masquer d’autres politiques (à la Banque mondiale par exemple) est une loi du
genre : le double langage est la signe distinctif des grands acteurs de l’économie-monde. C’est un hommage du vice à
la vertu. Mais la politique n’a jamais progressé que parce que l’étage central de la société, celui qui explicite ses
valeurs, prend au mot cet hommage contraint et rend indécent de trop s’en écarter.
159
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soigneusement un tel mot d’ordre, ou son équivalent : il n’est pas question de lutter
contre la pauvreté ou les inégalités, de refuser la misère ou la faim, mais seulement
de prolonger « une des grandes traditions françaises », « l’aide au
développement » - dont justement la rhétorique traditionnelle tourne à vide. Le
propos, aseptisé, gomme toute allusion aux enjeux de la justice internationale,
comme s’ils étaient hors de saison 161. Lionel Jospin préfère s’attarder sur un objectif
mercantiliste : accroître la part de marché de la France dans « la formation des
élites des pays étrangers ».
Le député socialiste Yves Tavernier, lui, assume encore plus clairement l’esprit
de la “réforme” : « soutenir les entreprises françaises, [...] projet par projet »,
« permettre aux entreprises de se placer suffisamment en amont des projets et de
bénéficier d’un avantage d’antériorité lors de l’octroi des financements » ;
s’intéresser au « taux de retour commercial », et abandonner, par exemple, l’appui
aux initiatives productives de base (AIPB) en raison de « la faiblesse des retours » 162.
De même, l’objectif premier des contributions françaises aux institutions de l’aide
multilatérale est d’y « bénéficier d’un effet de levier » pour nos entreprises, d’y
accroître notre influence pour permettre, par exemple, le renflouement d’un État
client, la Côte d’Ivoire, outrageusement surendetté par quatre décennies de gabegie
franco-ivoirienne. L’objectif central de notre coopération culturelle n’est pas la lutte
contre l’insuffisance ou la dégradation des systèmes d’éducation primaire, c’est
« l’universalité de la présence de nos idées, de nos arts et de nos convictions. [...]
L’axe central de ce réseau de relations est normalement la francophonie » 163, chère à
la mairesse de Paris, Xavière Tiberi.
Pour démontrer l’inscription de la réforme de la Coopération dans les « grandes
traditions françaises », il suffisait d’inscrire le Gabon dans la Zone de solidarité
prioritaire. Ce fut fait, sans état d’âme. À ce propos, Jean Lempérière s’est livré à
une recherche instructive. Pour quinze pays d’Afrique francophone, il a comparé
l’aide française moyenne par habitant de 1992 à 1997 avec le montant par habitant
des exportations, essentiellement rentières (pétrole, bois, cacao, etc.). Le taux de
corrélation est impressionnant : 81 %. Cela confirme une hypothèse décoiffante :
l’APD est le lubrifiant de l’extraction de la rente. La France aide d’autant plus un
pays qu’il est... riche en matières premières 164. Jean-Paul Gardère, le patron du
Centre français du commerce extérieur (CFCE), peut bien se réjouir : sur dix ans
(1989-98), la France a tiré de l’Afrique 190 milliards de francs de bénéfices, alors
qu’elle ne lui a apporté, y compris les annulations de dettes, que 140 milliards de
francs d’aide... 165
Si maintenant l’on compare, pays par pays, l’aide française par habitant à
l’efficacité de la politique globale de santé et d’éducation (mesurée par la différence
des classements selon l’Indicateur de développement humain et selon le PIB par tête
), la corrélation est négative à 50 %. Autrement dit, être une cible de l’APD
française prédispose un pays à être moins performant dans l’utilisation de ses
ressources pour le mieux-être de sa population. En moyenne, le recul des quinze
pays au classemnt IDH est de 16 places. En soutenant un système de pillage, l’aide
publique française au développement fonctionne trop souvent comme une aide
. Il est intéressant de remarquer que le lendemain (29 janvier), le ministre belge Reginald Moreels concluait le
chantier de reconstruction de la Coopération belge en énonçant une méthodologie précise et une philosophie clairement
définie : la promotion du « développement humain ». Cette appellation, longuement explicitée dans les travaux du
PNUD, renvoie à des objectifs mesurables de réduction des inégalités et de satisfaction des besoins essentiels en
matière de santé ou d’éducation (Cf. Le Soir du 30/01/99, Un mammouth belge est mis à terre). C’est ce genre de
précision que la réforme française ne cesse de fuir - préférant ne pas afficher des objectifs qu’elle ne se dispose pas à
atteindre.
162
. Yves Tavernier, La coopération française au développement - bilatérale et multilatérale, 12/1998, p. 22, 38 et
75. Le rapport admet que l’émergence des petites et moyennes entreprises est un enjeu majeur pour les pays
bénéficiaires de l’APD. L’AIPB, dans son principe, était donc une innovation très intéressante - même si la Caisse
française de développement, qui en avait la charge, n’était pas l’opérateur adéquat. On aurait pu en changer. Que
l’intérêt potentiel du pays destinataire ait si facilement cédé devant l’insuffisance du “taux de retour” financier est un
aveu symptomatique : ce qui prime désormais ouvertement dans l’APD, c’est l’intérêt à court terme de la France, ou
plutôt de certains intérêts français, plutôt que les fruits à long terme d’une relation rééquilibrée.
163
. Ibidem, p. 22 et 20.
164
. Si l’on enlève le Gabon, la corrélation est encore bien plus forte : 95 %. Même si ce pays demeure le premier
bénéficiaire par habitant, l’aide a du mal à suivre son exceptionnelle richesse exportatrice.
165
. Cf. Jackpot africain pour la France, in LdC du 25/11/1999.
161
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secrète au contre-développement.
2 Cartes Afrique, soit 2 pages vis-à-vis, y compris tableaux à fournir par
FXV
Tel est le sens du débat autour de l’extraction du pétrole tchadien. Au prix d’une
longue étude, la Banque mondiale a fait une “découverte” : l’aide contribue
puissamment à réduire la pauvreté dans les pays bien gouvernés ; elle empire la
situation dans les pays assujettis à des tyrannies prédatrices, en accroissant les
moyens d’oppression de ces dernières. Dès lors, le plus sûr moyen d’aider de tels
pays est de ne pas verser d’argent à leurs gouvernements. Mais il faudrait
singulièrement élaguer la Zone de solidarité prioritaire. Ce dont le gouvernement de
cohabitation ne se sent pas le cœur.
Yves Tavernier conclut : « La France est le pays du monde qui fait le plus pour
réduire la pauvreté dans le monde 166». Et dire que les Camerounais, les Togolais, les
Brazzavillois ou les Dakarois ne s’en aperçoivent pas ! Vite, mandatons Jacques
Séguéla ou Thierry Saussez pour le leur démontrer.
Les personnels eux-mêmes de la Coopération ne sont pas convaincus. Réunis en
Assemblée générale (y compris les énarques !), ils se sont inquiétés de ce que le
nouveau dispositif de coopération ne se dissocie pas clairement des errements du
passé :
« Comment ce dispositif entend-il combattre l'emprise des réseaux d'influence
(cellule de l'Élysée, réseaux parallèles illustrés par le Rwanda), des financements
occultes (Elf), des lobbies générateurs de corruption qui prolifèrent sur
financements publics ou dans les processus de privatisation des entreprises
africaines ? 167».
Opération “insecticide”
Le discrédit le plus cinglant naît encore une fois du rôle joué par la France au
Rwanda. Ce n’est pas Survie qui le dit, et ce n’est pas seulement une organisation
américaine, Human Rights Watch. L’étude considérable coordonnée par Alison des
Forges est cosignée par une organisation internationale dont le siège est à Paris, la
Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH). Publié en 1999, le rapport
Aucun témoin ne doit survivre est historique dans tous les sens du terme. Il établit
définitivement le caractère planifié du génocide rwandais - écartant le rideau de
fumée de la « colère populaire ». Au contraire, il montre le lien étroit entre le foyer
génocidaire (en cercles concentriques autour du colonel Bagosora), son idéologie
exterminatrice et les écrans de fumée déployés par sa propagande. Grâce, entre
autres, à la trop fameuse Radio des Mille Collines. Les partisans du génocide, assez
peu nombreux au départ, se sont agrégé une fraction notable des Hutus rwandais par la persuasion, l’intérêt, la ruse et la force.
La description du génocide au quotidien a ceci de fascinant qu’elle suggère
l’accoutumance. L’on voit ainsi comment la plus grande partie de l’élite hutue militaire, administrative, religieuse, intellectuelle - est amenée, bon gré, mal gré, à
participer à la machine génocidaire, ou à la cautionner. Terrifiant. Tellement
“ordinaire”, “respectable”, que la communauté internationale, dans pratiquement
toutes ses composantes, a été elle aussi prise au piège de la “tolérance”, comme
hypnotisée.
Ce rôle permissif ou facilitateur de l’étranger est longuement analysé. Mais un
pays a fait bien pire, la France. Pendant et après le génocide, elle a soutenu les deux
composantes du pouvoir génocidaire : le pouvoir civil, le Gouvernement intérimaire
rwandais (GIR), totalement impliqué ; et surtout un groupe d’officiers,
l’AMASASU, qui s’assura le contrôle de la Garde présidentielle, des Forces armées
rwandaises et de la gendarmerie. L’étude confirme qu’ils constituèrent le noyau dur
du génocide, et que les militaires furent son bras armé, bien plus que leurs acolytes
. Rapport cité, p. 100.
. Extrait du communiqué publié à la suite de l’Assemblée générale du 22/06/1998.
166
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0
miliciens. Or l’armée française, ses services secrets (notamment la Direction du
renseignement militaire) et ses vrais-faux mercenaires vivaient depuis quatre ans en
osmose avec ces soldats-là.
Quelques extraits sont nécessaires, d’abord, pour rappeler le mode opératoire du
génocide :
« Les militaires jouèrent un rôle décisif en déclenchant le massacre et en
l’orchestrant. [...] La participation systématique et à grande échelle des militaires
pendant toute la durée du génocide, démontre que leur rôle fut dicté ou approuvé
par les plus hautes autorités à l’échelon national ».
« Les chefs des milices déplaçaient leurs hommes d’une région à l’autre. Ces
transferts temporaires de miliciens démontrent à quel point le génocide était
centralisé ».
« Il fallait mobiliser des centaines de milliers de gens [...] [pour] tuer, [...]
s’occuper de la tenue des barrières et de la traque des survivants. [...] Cette “guerre”
devait devenir la responsabilité de tous. Le gouvernement intérimaire ordonna à
l’administration d’effectuer cette mobilisation. [...] Si les préfets transmettaient les
ordres et supervisaient les résultats, les bourgmestres et leurs subordonnés furent
ceux qui mobilisèrent véritablement la population. [...] [Ils] amenaient les gens sur
les lieux des massacres, où des militaires, ou encore d’anciens soldats, prenaient
généralement la direction de la suite des opérations. [...] Les bourgmestres eurent la
responsabilité d’assurer la poursuite du génocide sur une période de plusieurs
semaines ».
« Les organisateurs [du génocide] [...] avaient l’intention de bâtir une
responsabilité collective pour le génocide. Les gens étaient encouragés à se livrer
ensemble aux tueries. “Aucune personne seule n’a tué une autre personne”, déclara
un des participants ».
« Les autorités militaires, administratives et politiques se lancèrent dans une
entreprise de supercherie avec trois objectifs en tête : tromper les étrangers [...],
leurrer les Tutsi pour les tuer plus facilement et manipuler les Hutu. [...]
L’entreprise de mystification était parfaitement cohérente. [...] Les organisateurs
utilisèrent le génocide pour faire la guerre et se servirent de la guerre pour
dissimuler le génocide » 168.
Thème de la mystification : l’assassinat d’Habyarimana aurait suscité une
interminable « colère spontanée » et poussé la population à s’organiser partout en
« autodéfense » contre les « cafards » (Inyenzi, surnom donné au FPR) et leurs
complices, grosso modo tous les Tutsis. Avec l’éternel refrain : tuer avant d’être tué.
Cette propagande a fait un usage intensif des « accusations en miroir », où l’on
accuse l’autre de ce qu’on fait soi-même.
Une série de constatations se succèdent alors, formant un terrible acte
d’accusation - celui qu’a voulu esquiver Paul Quilès. Pendant le trimestre du
génocide, au Conseil de sécurité de l’ONU, le représentant du Gouvernement
intérimaire rwandais « travaillait étroitement avec la France, puis avec Djibouti et
Oman ». Le Secrétaire général Boutros-Ghali « bénéficiait [...] habituellement d’un
soutien appuyé de la France ». Son représentant à Kigali, le Camerounais Roger
Booh-Booh, envoie des informations lénifiantes, s’attardant peu sur les massacres et
gommant leur dimension organisée - contrairement au général Dallaire, qui
commandait les Casques bleus.
« Le personnel du secrétariat [...] privilégiait l’interprétation de Booh-Booh ». Au
Conseil de sécurité, « le vocabulaire utilisé par le Secrétaire général semble [...]
refléter le point de vue du gouvernement intérimaire [rwandais] , renforcé sans nul
doute par la France ». Ce vocabulaire reprend la « description délibérément inexacte
des tueries qui était diffusée par certains représentants de la France et par le
gouvernement intérimaire lui-même » : « des militaires incontrôlés » et « des
groupes de civils armés » céderaient dans le désordre à « des inimitiés ethniques
profondément ancrées » 169.
. HRW-FIDH, Aucun témoin ne doit survivre, Karthala, 1999, p. 262-263, 270, 272, 892 et 297.
. Ibidem, p. 731-734 et 744.
168
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100
Certaines des accusations du rapport ont déjà été évoquées au fil de ce livre, dans
le chapitre sur le Rwanda ou les approches thématiques. Il faut lire ou relire
l’ensemble, qui fait sens :
« La France ne cessa pas d’apporter [son soutien] au gouvernement intérimaire.
Certains responsables politiques français, menés par Mitterrand, étaient déterminés
à empêcher une victoire du FPR, même si cela devait signifier de continuer de
collaborer avec des tueurs en train de commettre un génocide ».
Le soutien français à Habyarimana provient d’un « raisonnement qui exhale les
passions coloniales du siècle dernier ».
« Il n’y a eu aucun récit sur le rôle joué par ces conseillers français [de l’étatmajor de l’armée, de la gendarmerie, etc., soit au moins 40 militaires] dans les premiers
jours de la crise, alors que les officiers qu’ils avaient entraînés, ordonnaient à leurs
soldats de massacrer les civils ».
« La France accorda au gouvernement intérimaire un soutien politique discret
mais vital ».
« Lorsque quatre ans après les événements, un haut responsable français
connaissant bien le dossier rwandais, était interrogé pour préciser si les pressions
venant de Paris avaient apporté des changements significatifs dans la politique du
gouvernement génocidaire, il rétorqua : “Quelles pressions ? Il n’y avait pas de
pressions” ».
« Pendant le génocide, le lieutenant-colonel Cyprien Kayumba passa vingt-sept
jours à Paris, pour tenter d’accélérer les fournitures d’armes et de munitions à
l’armée rwandaise. [...] Il rencontrait fréquemment [...] le général Jean-Pierre
Huchon ».
Pendant le génocide, Paul Barril est « engagé par le ministère rwandais de la
Défense pour diriger un programme de formation de 30 à 60 hommes [...] au tir et
aux tactiques d’infiltration, une unité d’élite. [...] L’opération avait reçu le nom de
code d’“opération insecticide”, signifiant que l’opération se destinait à exterminer
les inyenzi ou les “cafards” ».
« Aux Nations unies, les diplomates français qui essayaient d’obtenir un soutien
pour l’opération Turquoise, montrèrent pour commencer une carte qui proposait
une zone sous contrôle de la France, devant englober tout le territoire situé à l’ouest
d’une ligne qui partait de Ruhengeri au nord, puis qui descendait en direction du
sud-est, vers Kigali, et finissait sa course, dans une direction sud-ouest, à Butare.
Cette zone aurait compris Gisenyi, là où le gouvernement intérimaire s’était
réfugié, [...] d’où Habyarimana était originaire, comme beaucoup d’officiers de haut
rang [...], où les forces du gouvernement avaient concentré le gros des troupes et du
ravitaillement [...], le site idéal pour lancer une contre-offensive ».
« Les soldats français ravitaillèrent même en carburant, avant leur départ pour le
Zaïre, les camions de l’armée rwandaise chargés du butin pillé dans des maisons et
des magasins. Au Zaïre, des soldats français promenaient leurs collègues rwandais
dans des véhicules officiels ».
Durant l’opération Turquoise, « les Français pouvaient sauver des vies et le firent
quand cela servait leurs intérêts » 170.
Le rapport cite le journaliste Sam Kiley, accusant les soldats français d’avoir
évacué par avion le 2 juillet le colonel Théoneste Bagosora, chef d’orchestre
présumé du génocide. Il tient cette information d’un officier français de haut rang,
qui connaissait bien Bagosora 171. Mi-juillet 1994, les principaux responsables du
gouvernement intérimaire étaient à Cyangugu, en zone Turquoise, et reconstituaient
leur gouvernement. L’ambassadeur de France Yannick Gérard propose à Paris
qu’ils soient arrêtés. Bruno Delaye, le “Monsieur Afrique” de Mitterrand, s’y
oppose. En suite de quoi, le 17 juillet, l’état-major tactique de l’armée française a
provoqué et organisé l’évacuation de ce gouvernement vers le Zaïre 172.
En Belgique, la mission d’enquête parlementaire a fait un travail en profondeur.
. Ibidem, p. 742, 142, 764, 765, 768, 770, 774-775, 779, 798, 799.
. A French Hand in Genocide, 09/04/1998.
. Cf. HRW-FIDH, rapport cité, p. 795-796.
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Son rapporteur, Guy Verhofstadt, est devenu Premier ministre. Son jugement est
sans appel :
« La France a soutenu avant et pendant l'opération de la MINUAR [Mission des
Nations unies au Rwanda] le régime d'Habyarimana, puis le gouvernement de
transition responsable du génocide. [...] C'est très clair. Nos comptes-rendus et nos
documents le prouvent. Mais il faut en savoir plus, et c'est une affaire française 173».
Tares constitutives
Le Monde est bien placé pour traiter de cette affaire française où lui-même a été
pris en défaut. Dans un éditorial du 17 décembre 1998, il tire Les leçons d’un
rapport :
« Comme ce sont toutes les institutions qui gèrent la politique de la France en
Afrique qui se sont révélées défaillantes, on mesure, à la lecture du rapport [Rwanda
] , sa responsabilité dans les drames d’un continent. [...]
Modifier la Constitution [...] est une nécessité pour en finir avec ce secret
présidentiel, digne de pratiques monarchiques, qui entoure depuis trop longtemps
[...] la politique française dans le pré-carré africain ».
Ainsi sommes-nous moins seuls à mesurer la « responsabilité de la France dans
les drames d’un continent ». Et il n’est d’autre remède que radical : en finir avec la
monarchie républicaine.
C’est beaucoup plus facile à dire qu’à faire. Le mélange du mépris monarchique
et colonial est encore vécu, dans les cercles dirigeants français, comme une
exception culturelle à sauvegarder. D’autant plus qu’elle serait menacée par les
donneurs de leçons du Nord de l’Europe, « ces Bataves et ces Scandinaves » dont la
seule évocation déclenche une animosité incroyable.
Tout cela finit par avoir un effet boomerang. J’ai exposé le difficile
accouchement de la Cour pénale internationale (CPI). Un ensemble de pays s’étaient
ligués contre le sabotage de la France et l’obstruction des États-Unis : les likeminded, « ceux qui partageaient le même état d’esprit ». On y trouve le Canada,
l’Australie, la grande majorité des pays de l’Union européenne. Ils conservent un
souvenir exécrable des manœuvres de la diplomatie française. Ils la retrouvent lors
des négociations sur le règlement de procédure et de preuve. L’image de la France
est devenue telle que la moindre de ses suggestions, même excellente et dénuée de
toute arrière-pensée, est interprétée comme un coup tordu et déchaîne un tir de
barrage. Un demi-siècle après René Cassin et la Déclaration universelle des droits de
l’homme, tel est le résultat obtenu par les politiques africaines de MM. Chirac,
Pasqua, Védrine et compagnie.
. Cité par Le Monde du 10/07/1998.
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Grandeur, où es-tu ?
« L’intérêt de puissance et de richesse d’une nation doit disparaître
devant le droit d’un seul homme » (Marie-Jean Caritat, marquis de
Condorcet).
« Il n’existe pas de plus haute loi morale que la défense des intérêts
nationaux » (Armand du Plessis, cardinal de Richelieu).
« Pour les intérêts de notre pays, il ne faut pas avoir peur de mettre la
main dans celle du diable » (Jacques Foccart).
Ces trois grandes figures de l’histoire de France résument deux courants de
pensée et d’action. Ils ont fait ce qu’ils ont dit. Condorcet n’a cessé de faire
prévaloir le droit de chacun, par l’instruction publique en particulier, et il a fini par
payer de sa vie son attachement au droit. Richelieu et Foccart ont dessiné une
certaine image de la France, promouvant son empire au nom d’une conception
étroite et volontiers cynique des « intérêts » de la Nation.
Le chercheur américain Douglas Andrew Yates nous rappelle utilement ce qu’il
en est de ces « intérêts nationaux » : il s’agit des « intérêts des groupes de l'élite
dominante, c'est-à-dire de ceux qui sont en position de définir la politique étrangère
d'un pays ». Ainsi, par exemple, « les intérêts nationaux américains et français en
Afrique centrale sont ce que les élites en disent, en Amérique et en France ». Il s'agit
d'intérêts matériels (y compris la corruption) et immatériels. Telle la fameuse
« grandeur », définie par ces élites 174.
Selon moi, selon nous, la France de Condorcet est plus grande que celle de
Richelieu et de Foccart. Dans l’Hexagone, arrêter la Françafrique passe finalement
par une reconquête démocratique et citoyenne de ce que Fernand Braudel appelle
L’identité de la France - le titre de son ultime ouvrage. Tout dépend de ce qu’on a
dans la tête, et dans le cœur. Par quoi et par qui accepte-t-on de se laisser séduire ?
Une certaine Autriche impénitente, distraite et frileuse, peut s’identifier aux
fantasmes véhiculés par un Jörg Haider. Une certaine Russie peut s’identifier à
Vladimir Poutine.
Selon un sondage publié en mai 1999, deux Français sur trois estiment que
Jacques Chirac est « le président de tous les Français » et jugent son bilan « dans
l’ensemble plutôt positif ». Il est donc incontestablement légitime.
Pourtant, il reste la principale tête de réseau de la Françafrique, dont les
ingérences ont fait le drame du Congo-Brazzaville, ont concouru à la tragédie de la
région des Grands Lacs et en attisent les conflits. Comme elles l’ont fait en GuinéeBissau et en Sierra Leone. Comme elles le font en Angola. Cette Françafrique
continue de coloniser le Gabon, le Tchad, les Comores, Djibouti... Jacques Chirac
veut faire croire à la légitimité de la dictature togolaise. Il s'en va au Cameroun
relégitimer un régime autocratique et prédateur.
Au long du procès de Bob Denard, la France officielle n’a cessé d’expliciter un
message : elle ne considère pas ses ex-colonies d’Afrique subsaharienne comme des
États vraiment indépendants, ce sont pour elle des zones de non-droit, hors la loi.
Elle considère légitime d’y intervenir à tort et à travers, par mercenaires, barbouzes
ou Elf interposés.
Il n’est pas facile pour des ressortissants d’un pays démocratique, considérant la
légitimité du pouvoir élu, de s’opposer sans faiblir à une politique illégale,
dangereuse et souvent criminelle, commise ou permise en leur nom avec
l’assentiment tacite d’une majorité de l’opinion.
Une majorité de Français, pourtant, préfère probablement Condorcet à Foccart.
Encore faut-il que cette majorité s’exprime dans les urnes, et surtout dans
l’interpellation des pouvoirs élus qui, abandonnés à leurs penchants, retomberont
. Central Africa : Oil and the Franco-American Rivalry (Afrique centrale : le pétrole et la rivalité francoaméricaine), in L'Afrique politique, 1998, p. 205.
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inévitablement dans le schéma élitiste des « intérêts de la France ».
Une telle fermeté d’expression ne paraît pas possible sans une prise de
conscience. Mgr Desmond Tutu, président de la Commission sud-africaine Vérité et
Réconciliation, en a observé la difficulté :
« L'apartheid en tant que système a été conçu au bénéfice des Blancs. À travers la
commission, ils ont découvert ce qui a été entrepris en leur nom. Ce n'est pas très
agréable. [...] Les Blancs qui se sont opposés à la commission ont attaqué le
messager, parce qu'ils refusaient le message 175».
Pour l’Afrique, je me contenterai de citer Nelson Mandela :
« Quand je serai chez moi à Qunu, aussi vieux que les collines des alentours, je
continuerai de nourrir l’espoir qu’une nouvelle race de dirigeants est apparue dans
mon pays, sur mon continent et dans le monde, qui ne permettra pas que l’on prive
quiconque de la liberté, comme nous en avons été privés si longtemps ; qui ne fasse
de personne un réfugié, [...] [un être] condamné à la famine [...] [ou] privé de sa
dignité humaine, comme nous l’avons été 176».
L’espoir l’a fait vivre, et ç’a été contagieux.
Je rêve aussi, nous rêvons, en France, en Europe, en Afrique, de femmes et
d’hommes qui se souviennent de leur métier de citoyens.
. Cité par Libération du 04/06/1998.
. Discours à l’ONU, 21/09/1998. Cité par L’Humanité du 10/12/1998.
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