Fiche du document numéro 31765

Num
31765
Date
Juin 2011
Amj
Auteur
Fichier
Taille
183596
Pages
12
Urlorg
Titre
Le marigot médiatique africain. Approches d'une information à rebours (2010-1960)
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Lieu cité
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Mettre un nom sur une menace,dévoiler les traits d’un adversaire invisible,
c’est là le scoop attendu lorsque la
presse s’attaque au monde du renseignement. Les exemples de recherche
effrénée d’informations sur les
hommes de l’ombre ne manquent pas.
La quête, par toutes les rédactions de
France et de Navarre, d’un portrait du
général Rondot aux premiers jours de
l’affaire Clearstream en a été la meilleure preuve. Bien souvent, le grand
public ne connaît au mieux que le nom
de ceux qu’il est convenu d’appeler populairement des « espions ». On cherche à associer à ces inconnus le sigle
d’une force spéciale ou d’un service secret pour donner un peu plus de cohérence politique et géographique à
leurs activités – sans réellement savoir
de quoi elles retournent. La frontière
entre initié et profane apparaît,en effet,
fortement palpable. Tout semble se
nouer autour de la délicate évaluation,
rendue compliquée par les chaussetrappes d’une seconde intention tou-

* Archiviste paléographe, agrégé d’histoire, École nationale des chartes, université Paris I-Panthéon
Sorbonne.
Le Temps des M édias

N °1 6 – Printemps 2011
63

© Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 15/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.140.133.85)

Jean-Pierre Bat*

tdm16-ok.qxd:MPTdM8

12/05/11

23:04

Page 64

© Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 15/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.140.133.85)

cas typiques d’éclairage relèvent d’un
dispositif narratif classique mais toujours payant lorsqu’il s’agit d’évoquer
cet univers : partir d’un événement
pour remonter le fil d’une histoire cachée.
L’annonce de la mort, le 22 novembre 2010, du colonel Abraham
Avi Sivan, ancien officier israélien devenu un pilier du régime de Paul Biya
(Cameroun), répond à ce scénario.
L’opinion publique camerounaise et
internationale ne connaît de ce militaire que l’éloge funèbre prononcé par
le vice-Premier ministre Moshe Yaalon :« Un grand capitaine,de ceux qui
tinrent le terrorisme en échec au cours
de la première Intifada. » Au sein des
cénacles d’initiés, on rappelle que ce
colonel, certes discret, n’a pourtant
rien de secret. Envoyé comme attaché
de défense à l’ambassade de Yaoundé
au début des années 1980, il passe rapidement sous contrat camerounais en
qualité de conseiller à la présidence.
Paul Biya lui confie l’organisation de
sa Garde présidentielle (GP)2. Le colonel Sivan devient en plus de deux décennies l’un des principaux verrous sécuritaires du régime.Il parvient même
à s’émanciper de la hiérarchie militaire
camerounaise en créant « sa » force spéciale : le Bataillon léger d’intervention
(BLI),renommé Bataillon d’intervention rapide (BIR). Cette « armée dans
l’armée » se transforme en fer de lance
de la restauration de l’ordre à travers
le pays (frontières du Grand Nord, litige de Bakassi, lutte contre les coupeurs de route, piraterie, etc.) Il faut

tation (SEDOC) fait figure de rempart
personnel pour le régime d’Ahidjo.
Son témoignage, longtemps attendu
pour éclairer l’histoire contemporaine
du Cameroun,a été recueilli peu après
sa disgrâce et publié après sa mort par
Frédéric Ekankam1. La médiatisation
d’une telle parole ne pouvait qu’être
sujet à polémique, comme l’a attesté
la querelle qui a opposé, dans un premier cercle, l’auteur aux enfants du
commissaire. L’essentiel est pourtant
là : toucher le service de sécurité d’un
président africain signifierait, plus
qu’ailleurs, toucher au cœur du pouvoir.
Il est aisé de comprendre que les outils médiatiques s’avèrent non seulement une interface privilégiée entre
monde secret et opinion publique. Ils
sont aussi et surtout un vecteur de parole à contrôler et maîtriser dans l’économie du renseignement.L’épiphanie
journalistique est alors à réinscrire, au
regard de l’historien, dans la dynamique d’une information à rebours.
Dès les indépendances, les facettes recouvertes par la presse s’avèrent autant
de miroirs orientés à dessein.
L’épiphanie médiatique
du renseignement, entre
révélation et dénonciation
La mort d’un maître espion,la chute
d’un régime, la décoration d’un
homme de l’ombre ou l’échec d’une
opération (syndrome de la Baie des cochons) sont quatre moments privilégiés de cristallisation médiatique. Ces
64

© Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 15/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.140.133.85)

DOSSIER : ESPIONNAGE

tdm16-ok.qxd:MPTdM8

12/05/11

23:04

Page 65

© Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 15/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.140.133.85)

de la Documentation et de la Sécurité
(DDS), dont les archives ont été
consultées et en partie publiées,sous le
nom d’« archives de l’horreur3 »,par les
soins de HRW entre 2001 et 2003.En
2005, HRW diffuse un rapport en
ligne intitulé « Tchad : les victimes
d’Hissène Habré toujours en attente
de justice ». Il dénonce la DDS et ses
agents4. La logique de cette médiatisation correspond à l’enlisement du
dossier judiciaire à Dakar,tandis qu’un
tribunal belge cherche à relancer l’affaire. Ce rapport entend susciter un
mouvement d’opinion international
pour faire pression sur les instances
tchadiennes (demande d’extradition),
sénégalaises (ministère de la Justice),
africaines (CEDEAO et UA) et internationales (UE et ONU) afin de hâter
le procès toujours suspendu d’Hissène
Habré et de dénoncer les anciens
hommes de la DDS reconvertis dans
les nouveaux Services tchadiens.
La quête de l’identification des
hommes de l’ombre correspond également à un jalon argumentaire dans
une grille d’analyse géopolitique sur
un mode classique : « Trouve l’espion
de tel service,et je te dirais quelle puissance agit dans ce pays. » À l’automne
2010 avec son enquête intitulée Carnages.Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique, Pierre Péan propose
son interprétation de la région des
Grands Lacs depuis l’épuisement de la
Guerre fraîche5. En déroulant la biographie de l’Américain Roger Winter, fidèle allié depuis la fin des années
1980 de Yoweri Museveni (Ouganda),

pourtant attendre la mort spectaculaire
de Sivan dans un accident d’hélicoptère pour dévoiler l’existence de ce
« Monsieur sécurité » au grand public
et pour lui consacrer des articles.
En écho à cet hommage funèbre
d’un genre particulier, la diffusion des
identités d’agents et d’officiers de renseignements peut répondre à une dialectique dénonciatrice plus incisive.En
pointant du doigt les Services d’un
gouvernement déchu, l’objectif est de
dénoncer un régime policier et ses
abus aux yeux d’une opinion publique
mondiale érigée en juré populaire.Les
services de renseignement et de sécurité sont ravalés au rang de « police politique »,c’est-à-dire de bras séculier du
pouvoir. L’ombre de la Gestapo ou du
NKVD plane aussitôt dans les esprits.
L’axiome qui préside à cette médiatisation est simple : protégés par leur
anonymat, les sicaires d’une administration déchue doivent être rendus
vulnérables par la diffusion internationale de leur identité et de leurs crimes.
Ils pourront ainsi être l’objet de recherches pour abus d’autorité ou
crimes de guerre selon les chefs d’inculpation retenus. C’est la tactique
choisie par Human Rights Watch
(HRW) contre Hissène Habré,chef de
l’État tchadien de 1982 à 1990,en exil
au Sénégal. En 2000, suite au précédent qu’a constitué l’arrestation de Pinochet à Londres, un collectif de victimes porte plainte auprès du tribunal
de Dakar contre le président déchu.
L’accusation se concentre sur les exactions de sa police politique,la direction
65

© Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 15/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.140.133.85)

Le marigot médiatique africain. Approches d’une information à rebours (2010-1960)

tdm16-ok.qxd:MPTdM8

12/05/11

23:04

Page 66

© Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 15/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.140.133.85)

naires :le colonel Maurin,alias Gilbert
Bourgeaud. Derrière ces noms se
cache en fait Bob Denard.Le passeport
au nom de « Bourgeaud » avait été établi dans les années 1960 par les services
du colonel Maurice Robert,directeur
du secteur N (Afrique) du SDECE.
Afrique-Asie, utilise la publication de
ces faux papiers comme pièce centrale
de l’instruction médiatique soigneusement préparée pour dénoncer les
connexions internationales du complot.Sous-traitant des Services,Denard
a pu compter sur le soutien de l’ambassade de France au Gabon et sur la
complicité de chefs d’État tels que
Omar Bongo (Gabon), Hassan II
(Maroc) et le général Eyadéma (Togo).
Le scandale qui arrive en 1977 autour
du corsaire de la République se confirme en 1981 :à la faveur de la victoire
de la gauche,le tribunal de Paris ouvre
une information judiciaire contre le
mercenaire.
Quels que soient les motifs qui
poussent à se lancer dans la traque aux
hommes de l’ombre, cette dénonciation médiatique participe, dans l’imaginaire collectif, de la représentation
d’une Afrique qui serait par excellence
une terre à « barbouzes ». Cet univers
interlope s’avère un moyen privilégié
pour toucher la cellule africaine de l’Élysée et attaquer la politique africaine
de la France. L’expérience de la décolonisation de l’Afrique subsaharienne
francophone,dominée par la figure de
Jacques Foccart,est à la source de cette
grille de lecture.

Paul Kagame (Rwanda) puis John Garang (leader sécessionniste du SudSoudan), le journaliste-enquêteur ne
cache pas sa méthode. Considérant
Winter comme l’agent le plus important de la CIA dans cette région, il fait
de sa biographie le révélateur chimique de la politique officieuse conduite par les États-Unis.Conscient des
manques de sa démonstration et des
faiblesses de ses sources, Pierre Péan
veut alors voir dans la décoration de
Winter par Kagame, le 4 juillet 2010,
la preuve de la connexion entre l’ancien rebelle rwandais et la CIA. L’épiphanie doit avoir lieu. L’épiphanie,
pour Pierre Péan,a eu lieu :elle est immortalisée par une photographie officielle de cette cérémonie.
Enfin, le syndrome de la Baie des
cochons s’impose comme le quatrième archétype de révélation. Le 27
juin 1977, Afrique-Asie, magazine militant tiers-mondiste, publie un article
accusant la cellule africaine de l’Élysée de se trouver derrière l’agression
manquée du 16 janvier 1977 contre la
République populaire du Bénin6. Ce
jour-là,une équipe de mercenaires atterrit sur le tarmac de Cotonou pour
déposer le président socialiste Mathieu
Kérékou.Mais l’opération « Crevette »
échoue. Dans la précipitation de leur
retraite, les assaillants abandonnent
derrière eux une cantine… remplie
d’archives – alors qu’ils ne pensaient
perdre qu’une simple caisse de munitions. Les militaires béninois découvrent dans cette importante documentation le nom du chef des merce66

© Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 15/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.140.133.85)

DOSSIER : ESPIONNAGE

tdm16-ok.qxd:MPTdM8

12/05/11

23:04

Page 67

nonçant les activités brazzavilloises de
Jean Mauricheau-Beaupré, missus dominicus de Foccart, conseiller de Youlou et ancien rédacteur du Courrier de
la Colère de Michel Debré. Mauricheau devient ainsi le fil rouge classiquement employé par la presse pour
relier Foccart aux mercenaires (Katanga 1960-1963, Congo-Léopoldville 1963-1967, Biafra 1967-1970).
Ce parfum de scandale traverse la
Méditerranée pour s’installer dans certaines publications africaines. En écho
au Canard enchaîné français, le Tchad
voit naître Le Canard déchaîné.Ce journal, contrôlé par le pouvoir de N’Djaména, trouve en Foccart le bouc
émissaire de la crise politico-militaire
que traverse cet État en faillite en proie
à la rébellion. Foccart devient dans les
colonnes de ce journal satirique le
« Dopele au cou pelé » (charognard
africain).Le Canard déchaîné entretient
un climat hostile au « Monsieur Afrique » de l’Élysée selon les besoins politiques de Tombalbaye, le président
tchadien7.
Faut-il alors en conclure qu’il s’agit,
entre Foccart et les médias,d’une rencontre impossible ? Si,à l’exception de
procès intentés en diffamation contre
Minute,Aux écoutes, Le Canard enchaîné
et L’Humanité, il a pris l’habitude de
faire le dos rond et de supporter, il
n’ignore pas le poids politique de la
presse.Pour conserver le pouls des médias africanistes, il crée un Bureau de
documentation et de presse (BDP)8 au
sein de son Secrétariat général pour les
Affaires africaines et malgaches.Ce ser-

Foccart et la tradition
barbouzarde à travers la presse
déchaînée

© Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 15/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.140.133.85)

Il suffit de se remémorer les articles
du Canard enchaîné pour visualiser
l’image de la « grande barbouze de
MonGénéral », aux activités africaines
débridées. Supposé « être au parfum »
dans l’affaire Ben Barka (selon la déposition d’un indicateur du SDECE),
Foccart devient,dans la presse,l’archétype de l’homme de l’ombre tirant les
ficelles.Le tir a commencé à l’extrême
droite,dans les rangs antigaullistes proOAS (Pan !, Minute,Aux écoutes), pour
être relancé par la gauche et l’extrême
gauche (Le Canard enchaîné, L’Humanité). Sculptée en creux, la silhouette
médiatique de Foccart inquiète : policier suprême et secret de la République gaulliste,il lui suffit d’actionner
ses fameux « réseaux » pour réaliser ses
desseins. Différents journaux s’en
prennent à lui via les activités de mercenaires français, vétérans des guerres
coloniales qui se sont souvent compromis, par sympathie ou par engagement,en faveur des tendances ultra de
l’Algérie française. Reste à trouver la
connexion qui permette leur association avec le conseiller présidentiel.Elle
se noue autour de la figure d’une « barbouze » africaniste, vue comme un
homme de main de Foccart. Le 28
août 1963, le Canard enchaîné décoche
une flèche précise dans un article intitulé « Les petits amis de l’abbé Fulbert ».Le papier salue la chute du président congolais Fulbert Youlou en dé67

© Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 15/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.140.133.85)

Le marigot médiatique africain. Approches d’une information à rebours (2010-1960)

tdm16-ok.qxd:MPTdM8

12/05/11

23:04

Page 68

© Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 15/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.140.133.85)

précis sur les forces insurgées et préparer l’opinion publique au retour politique de Moïse Tshombé – leader du
Katanga en exil à Madrid. Cette dernière idée lui est soufflée par Mauricheau qui a déjà travaillé avec ce personnage lors de la sécession de sa province katangaise (1961-1963). Il veut
cette fois l’installer sur le fauteuil de
Premier ministre pour en faire l’atout
français en Afrique centrale. Il convient pour cela de lui tailler une stature
d’homme providentiel, de créer les
conditions favorables à son rappel
comme Deus ex machina11.
L’équipe de Mauricheau travaille à
le présenter, à travers la presse occidentale, comme le seul Congolais capable d’endiguer la rébellion et empêcher la désagrégation de l’État central.Il s’agit de montrer que cette troisième voie Tshombé,soutenue en coulisse par la France,est la seule apte à solder le chaos congolais.Étienne Allarde
brosse le portrait de l’homme politique
idéal garantissant la synthèse nationale
entre tous les partis (Combat, 21 juin
1964). Dans un registre plus martial,
Jean-François Chauvel, très proche de
Bob Denard,s’emploie à montrer dans
ses papiers que les mercenaires de Tshombé constituent la seule force efficace pour réduire les rebelles. Revenu
à Léopoldville le 26 juin 1964, Tshombé est nommé la semaine suivante
Premier ministre. La campagne de
presse,partie essentielle de l’action psychologique orchestrée par Mauricheau
et interprétée par des initiés du monde
du renseignement, a porté ses fruits.

vice entretient des contacts avec plusieurs journalistes – notamment ceux
de l’association des journalistes
d’outre-mer ou les correspondants de
grands titres nationaux– et établit une
revue de presse quotidienne exhaustive. Jean Mauricheau-Beaupré, plus
que quiconque dans l’entourage de
Foccart, joue à l’envi des ficelles médiatiques. Ancien journaliste et activiste gaulliste, il est resté en contact
étroit avec d’anciens confrères de la
droite nationale, tels que Paul Ribeaud9, Jean-Marc Kalflèche, Max
Clos ou Jean-François Chauvel. Pour
la plupart,ces grands reporters sont liés
au monde du renseignement,via Mauricheau, les Services, ou les deux guichets à la fois:Ribeaud et Chauvel sont
ainsi connus dans le marigot africain
comme des honorables correspondants du SDECE et des hommes du
missus dominicus de Foccart10.
Au printemps 1964, Paul Ribeaud
se lance dans une série d’articles sur la
crise de l’ancienne colonie belge, en
proie aux rébellions d’inspiration lumumbistes. Il choisit de l’intituler à
dessein « Congo zéro zéro ». À cette
date, le Congo-Léopoldville (Congo
ex-belge) est devenu le point de fixation de la Guerre froide en Afrique :
les forces de l’Est soutiennent les rebelles lumumbistes tandis que les
Américains protègent le gouvernement central d’Adoula. En réalisant
son enquête sur la rébellion, Paul Ribeaud répond à un triple objectif :
réussir un scoop en accédant aux zones
rebelles, recueillir des renseignements
68

© Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 15/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.140.133.85)

DOSSIER : ESPIONNAGE

tdm16-ok.qxd:MPTdM8

12/05/11

23:04

Page 69

© Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 15/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.140.133.85)

guerre civile acceptable. La résistance
biafraise passe nécessairement par une
prise de conscience internationale,car
le rapport de force (malgré l’aide matérielle française organisée depuis le
Gabon) reste totalement asymétrique.
En 1968,le colonel Robert imagine
alors de frapper les esprits en diffusant
dans la presse le terme de « génocide »
pour qualifier les victimes des massacres et la famine,consécutive au blocus alimentaire décrété par les forces
gouvernementales nigérianes13. Le
Monde reprend l’expression. De nombreux journalistes et intellectuels s’emparent de ce vocabulaire – sans en
connaître l’origine. La campagne est
accompagnée du chiffre éloquent d’un
million de victimes biafraises. Il est
censé trouver un écho auprès des six
millions de Juifs exterminés par le régime nazi.La silhouette d’enfants anémiés, aux portes de la mort, se grave
dans les mémoires à grands renforts
d’affiches criant au génocide. Ainsi
s’opère le transfert de mobilisation vers
un « devoir moral » d’assistance au
peuple biafrais.Les impératifs géostratégiques de Foccart sont ainsi relégués
au second rang aux yeux de l’opinion
publique, alors qu’il s’agit d’une opération tactique comparable au soutien
à la sécession katangaise.
Au-delà de collaborations ponctuelles, que ce soit avec MauricheauBeaupré ou les Services, de véritables
professionnels du renseignement sont
nés dans le cadre de la lutte anticommuniste. Au titre de l’information
(confidentielle ou médiatisée),ils se ni-

Tout au long du mandat de Tshombé
(juillet 1964-octobre 1965), l’opération médiatique se poursuit pour asseoir sa légitimité politico-militaire.
Au point que plusieurs journalistes anticommunistes, de talents divers, voudront tenter leur chance, avec plus ou
moins de succès,auprès de ce nouveau
héraut de la Guerre froide12.
La période est à la guerre psychologique. Elle a connu en Algérie son
heure de gloire avec les 5e Bureaux.
Loin d’abandonner ce savoir-faire, les
services spéciaux le redéploient en
Afrique. Devenu conseiller du président Houphouët-Boigny et informé
par Jean-François Chauvel,Jean Mauricheau-Beaupré s’intéresse de très
près au cas du Biafra. Fin 1967, il fait
son rapport à Foccart. La thèse qui en
sort est claire : la France ne peut pas
s’engager ouvertement en faveur de la
sécession de cette province nigériane.
En revanche,Foccart reconnaît tout le
bénéfice géopolitique qu’il voit dans
l’implosion de ce mastodonte d’Afrique occidentale. Politiquement, la
sécession se traduirait par la faillite des
États fédéraux au profit de la « balkanisation » préférée par la décolonisation française.Stratégiquement,cela signifierait le renforcement du poids de
la Côte d’Ivoire dans la sous-région
tout en luttant contre la pénétration
soviétique.Économiquement,cela aurait enfin pour conséquence de permettre à Elf de mettre un pied dans le
cœur pétrolifère nigérian situé en pays
Ibo (Biafra). Reste encore à « vendre »
auprès de l’opinion publique une
69

© Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 15/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.140.133.85)

Le marigot médiatique africain. Approches d’une information à rebours (2010-1960)

tdm16-ok.qxd:MPTdM8

12/05/11

23:04

Page 70

tion au Congo-Brazzaville, avec une
haute main sur l’agence congolaise de
presse qu’il fait créer.
Concepteur et contrôleur de ces canaux d’information de masse, « Vincent » participe à l’orientation et à la
politisation des consciences congolaises.Son travail de propagande fonctionne, selon lui, comme un travail de
contre-propagande anticommuniste.
Le combat idéologique auprès des alliés africains du pré-carré se joue aussi
bien avec un stylo qu’un fusil. « Vincent » est ainsi conduit à surveiller les
agissements de ses « confrères » de
l’Agence Chine Nouvelle ou d’Izvestia –
couverture traditionnelle d’agents de
renseignements chinois et soviétiques
–, installés à Léopoldville, de l’autre
côté du fleuve. Il est amené, par ses
fonctions, à côtoyer de très près les résidents du SDECE et à participer à des
opérations sensibles.Mieux,il se taille,
par sa position,une place unique :il est,
pour Paris, un agent d’influence officieux (avec les avantages et les inconvénients de son indépendance par rapport aux Services) dans cette économie de la lutte anticommuniste. À sa
mort en 1964, seul un journal pleure
« Monsieur Vincent » : Est & Ouest.
Cela ne doit rien au hasard car le
conseiller pour l’Information de l’abbé
Youlou était membre de la célèbre
« Maison Albertini ».Fondée en 1948,
officiellement intitulée association
d’Études et d’Information politiques
internationales, elle est mieux connue
sous le nom d’Est & Ouest15. Georges
Albertini, ancien membre de la SFIO,

chent plus que quiconque au carrefour
des médias et du renseignement depuis
que l’Afrique est devenue le nouveau
théâtre de la Guerre froide aux indépendances.
Les spécialistes de l’Information :
l’expérience originelle de la
propagande anticommuniste

© Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 15/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.140.133.85)

« Monsieur Vincent » est en apparence un personnage peu visible dans
l’ordre protocolaire de l’entourage de
l’abbé-président Youlou,lorsque Brazzaville est le bastion du renseignement
français en Afrique centrale (19591963). Ce conseiller dispose toutefois
d’une marge de manœuvre personnelle et d’une autorité qui méritent de
s’attarder sur son cas. Responsable de
la communication du régime congolais,il est le chef du service d’Information et de Propagande, opérant entre
son bureau de la présidence et le ministère de l’Information. Après une
première mission d’observation en
1959, il revient à Brazzaville en mars
1960 prendre les rênes du journal officiel du régime, L’Homme nouveau
[Kongo ya Sika].Il organise les tournées
présidentielles à travers le pays et procède à leur mise en symphonie : édition de brochures, rédaction d’une
biographie populaire arrangée de Youlou,photographies officielles de l’abbé
en père protecteur de la nation14. À
l’échelle internationale, il valorise son
rôle de potentiel arbitre politique des
crises d’Afrique centrale. Enfin, il régule toute l’économie de l’informa70

© Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 15/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.140.133.85)

DOSSIER : ESPIONNAGE

tdm16-ok.qxd:MPTdM8

12/05/11

23:04

Page 71

© Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 15/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.140.133.85)

de l’indépendance. Il s’initie au continent avec le Cameroun des années
1950, en proie aux agitations nationalistes. En 1956, il rencontre dans les
couloirs de l’officine anticommuniste
Fulbert Youlou, emmené par un officier du SDECE soucieux de son devenir politique.
Les connexions entre Est & Ouest et
les Services appartiennent à l’économie française de la Guerre froide.
Lorsque les analystes du SDECE manquent de matériau sur les ingérences
soviétiques, égyptiennes ou chinoises
en Afrique,il n’est pas rare de les y voir
venir chercher des informations : le
centre leur ouvre sa bibliothèque et les
guide, au besoin, de ses conseils. Nicolas Lang,spécialiste de l’Afrique,dispense quelques formations et analyses.
Les contacts de Georges Albertini
s’élèvent jusqu’à un très haut niveau
politique,ne négligeant pas un crochet
par l’influent cardinal Tisserand au Vatican. Au total, cet organisme fonctionne comme un véritable centre de
documentation, au sens accordé à ce
mot dans les années 1950 – c’est-à-dire
un centre de renseignement.

a suivi Marcel Déat dans la voie du
néosocialisme par conviction anticommuniste. Membre du cabinet du
chef du RNP pendant l’Occupation,
il est inquiété à la Libération. En prison, il rencontre le banquier Hyppolite Worms qui le recrute en 1948, à
son élargissement de la centrale de
Poissy. Albertini prend la direction
d’un bureau d’analyse sur la menace
communiste et appelle autour de lui les
meilleurs spécialistes du monde marxiste : ils sont pour la plupart des anciens socialistes ou communistes,compromis pendant la guerre pour avoir
choisi la voie collaboratrice au nom de
la priorité absolue qu’ils accordent à
la lutte anticommuniste.Henri Barbé,
ancien dignitaire du PCF passé au PPF
de Jacques Doriot,devient le bras droit
d’Albertini à Est & Ouest.
Il recommande de recruter Émile
Bougère,un ancien Kominternien qui
a dirigé le réseau des rabcors16 depuis
L’Humanité au début des années 1930.
Communiste repenti, Bougère a rallié
le PPF dont il a été un des piliers du
bureau central de presse du parti
(1936-1944). Après un passage par la
case prison à la Libération, il reprend
du service auprès d’Albertini mais préfère changer de nom pour passer plus
inaperçu.Il opte pour « Monsieur Vincent ». Après avoir mené une campagne de presse contre Hô Chi Minh
et le viêt-minh, il s’attelle à la comptabilité des mairies communistes de la
ceinture rouge de Paris, avant de s’intéresser à la médiatisation de personnalités politiques africaines à la veille

Un marigot régénéré ?
Dès les indépendances,chaque chef
d’État africain soucieux de son image
s’est attelé à la constitution d’un service de presse,d’information et de documentation directement rattaché à
son autorité et placé sous la responsabilité d’un homme de confiance.Houphouët-Boigny a finalement dévolu ce
71

© Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 15/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.140.133.85)

Le marigot médiatique africain. Approches d’une information à rebours (2010-1960)

tdm16-ok.qxd:MPTdM8

12/05/11

23:04

Page 72

© Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 15/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.140.133.85)

franco-africain. Internet a également
offert une tribune innovante pour les
mouvements de contestations de tous
bords :les oppositions africaines au sein
des diasporas y ont souvent trouvé un
biais pour communiquer. Le scandale
de WikiLeaks a rappelé que l’épiphanie médiatique peut aussi venir de la
toile,longtemps considérée comme un
support trop instable pour être réellement inquiétante.
Si,à l’aube du XXIe siècle,les azimuts
politiques se sont démultipliés à la faveur de l’émergence d’une nouvelle
géopolitique africaine, l’économie du
rapport entre les médias et le monde
du renseignement n’a pas fondamentalement changé. La guerre psychologique, fortement marquée par les séquelles de la décolonisation,a officiellement vécu. Les Psyops et les campagnes de presse orientées restent
pourtant plus que jamais d’actualité.
Si l’information, nourrie de droits de
réponses seulement intelligibles des
initiés, s’en trouve enrichie, elle n’en
est pas nécessairement plus claire. Les
quatre archétypes épiphaniques évoquées dès l’ouverture s’inscrivent donc
eux-mêmes dans une dynamique de
communication, à laquelle il convient
d’appliquer avec une attention redoublée la critique des sources. Le génocide rwandais et les polémiques médiatiques qui l’entourent en sont aujourd’hui l’exemple africain le plus
éloquent.

rôle à une femme, Claude Gérard, qui
a fondé à Paris,rue Lafayette,le Centre
de recherche et de documentation
africaine (CRDA), lieu de passage incontournable des africanistes jusqu’à sa
fermeture à la fin du XXe siècle Houphouët-Boigny a compris précocement l’étroite connexion entre information et influence politique. Dès
1944, il a noué des liens intimes avec
Roger Perriard,un journaliste français
devenu l’un de ses plus proches
conseillers. En 1993, à la mort du
« Vieux », Perriard est aux manettes
pour orienter la succession en faveur
de Bédié et non Ouattara.
Avec le virage de la fin de la Guerre
froide et l’étiolement concomitant de
la logique du pré-carré, de nouvelles
dynamiques émergent sous la plume
renouvelée des spécialistes de l’information.La place des questions économiques a considérablement augmenté
à partir des décennies 1980-1990. De
nouvelles références journalistiques
sont apparues à cette période. Le
groupe Africa intelligence, qui se compose de bureaux thématiques et géographiques, s’est imposé au sein des
publications confidentielles comme
l’une des meilleures références.Pas une
ambassade, un grand groupe économique,ou un spécialiste ne se prive de
la lecture des différentes Lettres bihebdomadaires. Absentes des rayons des
bureaux de presse, ces publications
confidentielles n’en restent pas moins
le carrefour médiatique du village

72

© Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 15/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.140.133.85)

DOSSIER : ESPIONNAGE

tdm16-ok.qxd:MPTdM8

12/05/11

23:04

Page 73

Notes
1

© Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 15/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.140.133.85)

Fenkam,Frédéric,Les Révélations de Jean Fochivé, le chef de la police politique des présidents
Ahidjo et Biya, Paris, Minsi, 2003.
2 Paul Biya n’a plus confiance dans sa Garde
républicaine, compromise dans le putsch de
1984. Il décide de la dissoudre et de la remplacer par la Garde présidentielle.
3 http://www.hrw.org/legacy/french/theme
s/habre.htm.Dioh,Tidian,« Les archives de
l’horreur », Jeune Afrique, 12 mars 2003. Le
choix de ce titre n’est pas sans rappeler « El
archivo delTerror »,qui désigne les archives du
plan Condor dont la découverte est à la base
de l’instruction contre Pinochet.
4 http://www.hrw.org/fr/reports/2005/07/
11/tchad.Les annexes 1 et 2 de ce document
contiennent la liste et les fiches individuelles
des anciens responsables et agents de la DDS.
5 Péan, Pierre, Noires fureurs, blancs menteurs,
Paris, Mille et une nuits, 2005. Péan, Pierre,
Carnages. Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique, Paris, Fayard, 2010.
6 « Publication des archives oubliées des mercenaires de Bob Denard sur l’opération de
janvier 1977 au Bénin voulue par Journiac »,
Afrique Asie, n° 138, 27 juin 1977.
7 Dès la décennie 1960,différents organes de
presse africaines révolutionnaires,sur le modèle du titre algérien Révolution africaine,
prennent pour cible les menées de Foccart
en Afrique. Entre 1963 et 1968, à Brazzaville, les éléments révolutionnaires radicaux
visent de manière systématique la France par
la voix de leur journal Dipanda [Indépendance] – financé par Pékin. La plume au vitriol de l’éditorialiste N’Dalla Graille dé-

nonce les menées des services secrets français à l’encontre de la Révolution,BDIC,Dipanda, (1966-1968).
8 AN, 5 AG FPU (fonds public Foccart),
BDP 1-95.
9 Son frère,Guy Ribeaud,est avec Léon Delbecque l’un des activistes gaullistes essentiels
de la crise du 13 mai 1958 à Alger.
10 Entretien de l’auteur avec Philippe Lettéron,adjoint de Mauricheau,le 17 juin 2005.
11 AN, 90 AJ (fonds Lettéron), 61-68, Congo-Léopoldville, 1960-1971.
12 AN, 5 AG FPU (fonds public Foccart),
260.Télégramme de l’ambassade de France
au ministère des Affaires étrangères, Léopoldville le 16 mars 1965. François Duprat
– licencié d’histoire,ancien collaborateur de
Tam et du Bled (5e Bureau en Algérie),d’Europe Action, des Cahiers universitaires et de la
Lettre de Paul Deheme (publications nationalistes anticommunistes), et futur penseur de
l’extrême droite révolutionnaire anticommuniste– tente sa chance dans le Congo en
1965.Il n’y connaît qu’un succès fort mitigé.
13 Renaud, Alain et Robert, Maurice, Maurice Robert,« ministre » de l’Afrique,Paris,Seuil,
2004, p. 180-181.
14 La Documentation française,publications
du ministère de l’Information (CongoBrazzaville).
15 BnF, FOL-JO-6123, Est & Ouest
16 Rabotcheskii correspondants,correspondants
ouvriers. Il s’agit d’un réseau d’information
de L’Humanité qui évolue en réseau d’espionnage économique à la discrétion de
l’URSS.

© Nouveau Monde éditions | Téléchargé le 15/03/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.140.133.85)

Le marigot médiatique africain. Approches d’une information à rebours (2010-1960)
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024