Citation
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sous la direction de
Daniel C. Bach
La France
et
l'Afrique du Sud
Histoire, mythes et enjeux contemporains
Éditions KARTHALA CREDU
22-24, boulevard Arago PO. Box 58480
75013 PARIS NAIROBI
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CHAPITRE VII
Un système autonome de relations :
la France et l'Afrique du Sud
1963-1977
Daniel €. BACH
Les travaux consacrés aux relations franco-africaines sous les prési-
dences du général de Gaulle et de Georges Pompidou ignorent, la plupart
du temps, les rapports établis avec des États africains non colonisés par
la France. Parmi nombre d'exemples, on peut citer le traitement marginal
accordé aux interventions françaises dans la crise du Congo ex-belge, au
début des années soixante, ou, quelques années plus tard, dans la guerre
civile nigériane. Les rapports particulièrement étroits établis avec l'Afrique
du Sud durant toute cette période sont tout aussi peu étudiés. Pourtant,
loin de constituer de simples épiphénomènes, ces champs d'intervention
méritent d'être pris en compte de manière beaucoup plus systématique :
en premier lieu parce que les politiques menées ont eu un impact
significatif sur les zones et États concernés, mais aussi parce que ces études
de cas révèlent des modalités d'interaction inédites qui remettent en
question nombre d'idées reçues sur la politique africaine de la France.
Le cas sud-africain doit son originalité à la constitution d'un système
autonome de relations qui a perduré jusqu'au milieu du septennat de
Vailéry Giscard d'Estaing, Durant toute cette période, des relations
particulièrement fiables sont établies qui résultent de ce que chacun des
partenaires fait appel à l'autre pour se prémunir contre des pressions ou
politiques internationales qui vont à l'encontre de ses intérêts. L'Afrique
du Sud entend pallier les effets de lembargo anglo-américain de 1963
sur les ventes d'armements et, plus généralement, de la montée de
pressions qui tendent à l'isoler Pour leur part, les dirigeants français
cherchent à tirer profit d'une occasion inespérée d'atténuer les coûts de
recherche et de fabrication qu impose la pratique d’une politique d'indé-
pendance nationale en matière d'armements. Les bons rapports avec
Pretoria sont d'autant plus appréciés qu'ils impliquent également la
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174 LA FRANCE ET L'AFRIQUE DU SÜD
possibilité d'importer de l'uranium «libre d'emploi», nécessaire au
développement de la force nucléaire stratégique française.
Autonome face aux orientations préconisées par les « grands » acteurs
du système international, la coopération franco-sud-africaine l'est aussi
dans ses rapports avec l'Afrique. Peut-être parce que les intérêts de la
France sur le continent ne s'étendent guère à l'extérieur du groupe de
ses anciennes colonies, sans doute parce que ces dernières sont fortement
dépendantes de Faide française, les rapports entre Paris er Pretoria sont
à même de s'intensifier sans que ceci soit source de préjudice. Cette
situation persiste jusqu'au milieu des années soixante-dix : il faut attendre
la décolonisation portugaise en Afrique centre-australe pour que la
nécessité d’une plus grande prudence dans les engagements français
commence à se faire sentir. Jusqu'alors, l'assise et l'autonomie du système
de relations franco-sud-africain sonr telles que Paris et Pretoria peuvent
tenter de promouvoir ouvertement la cause sud-africaine auprès des États
francophones en 1968-197:. C'est l'épisode du « dialogue », une tentative
de multilatéralisation de l’assise des réseaux franco-sud-africains qui
marque l'apogée des convergences entre les deux États (chapitre IX).
Dans une première partie de ce chapitre, nous évoquerons les données
constitutives des relations établies au début des années soixante : achats
d'uranium, ventes et transferts d'armements contribuent alors à conférer
leurs traits spécifiques aux rapports bilatéraux, bientôt confortés par des
convergences monétaires et géopolitiques d’une portée plus globale. On
analysera ensuite comment les échanges établis ont été façonnés par le
poids des logiques étatiques et l'influence du complexe « militaro-indus-
triel » de chacun des partenaires, sans parler de la pénétration des réseaux
gaullistes par un lobby sud-africain particulièrement prospère. Parce
qu'elles témoignent d’un faible dynamisme à l'exportation, les entreprises
françaises manifestent une dépendance considérable envers les relations
interétatiques. Hors du cadre des contrats passés avec le secteur public
sud-africain dans des domaines souvent sensibles, il n'est point de salut
pour nombre d’entre elles, peu à même de s'imposer sur un marché
nouveau où elles ne bénéficient pas des protections et rentes de situation
coutumières en Afrique francophone.
On analysera enfin, comment, avec la fin du gauilisme d'État, s'amorce
lévolution des rapports en vigueur depuis près d'une décennie. Le
septennat de Valéry Giscard d'Estaing va de pair avec une tendance à
la banalisation des rapports franco-sud-africains, conséquence d'une évo-
lation qui touche aussi bien à la structure des échanges qu'au contexte
international dans lequel ils s'insèrent.
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UN SYSTÈME AUTONOME DE RELATIONS 175
1. Les termes de léchange
À origine du partenariat qui s'instaure en 1963 figure le « détour-
nement» de ressources dont la communauté internationale entendait
contrôler l'utilisation aux dépens des deux États : tandis que la France
fait échec à l'embargo anglo-américain sur les livraisons d'armes à
l'Afrique du Sud, cette dernière fournit à la France l'uranium à usage
militaire nécessaire au développement de sa force de frappe. Les relations
ainsi établies seront bientôt consolidées par l'autorisation faite à la France
d'établir sur le sol sud-africain une station d'observation satellite qui
permet un suivi autonome des programmes spatiaux civils et militaires.
Pour des motifs certes différents, les deux États préconisent avec une égale
conviction la réévaluation des prix de l'or ; ils vont d’ailleurs tenter, à
tour de rôle, de mettre en œuvre des stratégies de contestation de la
suprématie du dollar au sein du système monétaire international.
a) L'achat d'uranium « libre d'emploi »
Bertrand Goldschmidt, qui fut responsable des relations internatio-
nales du Centre d'études atomiques(CEA), raconte comment, en mars
1963, alors qu'il visitait les installations nucléaires sud-africaines, ses
interlocuteurs lui apprirent :
«… que leur gouvernement était décidé à ne pas discriminer entre les
trois puissances nucléaires occidentales et était prêt à autoriser ses
producteurs à passer avec le CEA un contrat pluri-annuel de vente.
H fut conclu quelques mois plus card et portait sur un tonnage de près
des deux tiers de la production annuelle de la France à cette date, à
un prix voisin du... tiers de celui proposé par les Canadiens dans la
négociation avortée de 1957... » (1).
En vertu de la politique de non-dissémination mise en place sous
l'égide de Washington, les États-Unis et le Royaume-Uni sont à cette
époque seuls habilités à acquérir de l'uranium « libre d'emploi » auprès
des producteurs du monde non communiste (2}. Depuis la crise de Suez,
les gouvernements successifs de la France ont, de ce fait, vainement tenté
de se procurer de l'uranium utilisable à des fins militaires — c'est-à-dire
non soumis à un contrôle d'utilisation par l'Agence internationale de
l'énergie atomique (AIEA). Cest dire toute l'importance de la décision
sud-africaine d'accepter de vendre de l'uranium « libre d'usage » au CEA.
(1) B. Goldschmidt, Le complexe atomique, histoire de l'énergie nucléaire, Paris, Fayard, 1980,
p. 302. Pour la date de cette visite, cf. Johannesburg Star, 19 mars 1963.
(2) C'est-à-dire l'Afrique du Sud et les producteurs arnéricano-canadiens qui fournissent
respectivement 15 et 76 % de la production des pays non commu Ô
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176 LA FRANCE ET L'AFRIQUE DU SUD
Ce faisant, Pretoria contrevient à la politique de non-proliférarion qui
affectait tout particulièrement la France, seul autre État du monde
occidental à disposer de l'arme atomique.
La portée de la décision sud-africaine ne peut qu'être appréciée par
le général de Gaulle qui accorde une priorité absolue au développement
d'une force nucléaire stratégique indépendante et manifeste son impa-
tience devant les retards successifs du programme français (3). Le
14 janvier 1963, le président français a, d'ailleurs, rejeté l'offre américaine
de fusées Polaris afin de conserver à la France son indépendance en
matière de défense. Six mois plus tard, lorsque le rapprochement
américano-soviétique consécutif à la crise de Cuba aboutit à la signature
du Traité d'interdiction des essais nucléaires dans l'atmosphère, la France
se refuse à le signer. En effer, contrairement aux États-Unis et à Union
soviétique, les progrès accomplis dans le développement de sa force de
frappe ne lui permettent pas encore de procéder à des essais souterrains,
seuls autorisés par le nouveau traité.
Il faudra attendre 1973 pour que l'hostilité américaine au programme
nucléaire français cède la place à une politique d'assistance et de colla-
boration de nature comparable à celle mise en place au profir de la Grande-
Bretagne (4). Pour lheure, informés des termes du contrat que la
Commission sud-africaine de l'énergie atomique et le CEA ont signé en
1964, les États-Unis en sont profondément et durablement irrités.
Toujours selon Bertrand Goldschmidt :
«… Washington, quelque trois ans plus tard [19674 fit sentir son
mécontentement à Pretoria en hésitant jusqu'au dernier moment à
renouveler l'accord décennal de coopération nécessaire pour alimenter
en uranium très enrichi le réacteur de recherches national [Safari T}
pourtant d'origine américaine et contrôlé par l'AIEA [Agence inter-
nationale de l'énergie atomique} S'i l'avait fallu alts, la France aurait
été prête à céder à ses fournisseurs d'uranium les quelques kilos
d'uranium 235 nécessaires à ce réacteur, à partir de sa production
militaire qui débutait dans l’usine de Pierrelatte (5). »
Le contrat initial de livraisons d'uranium sud-africain à la France a
été suivi d'autres — le gouvernement canadien ayant maintenu son
embargo sur la vente d'uranium « libre d'emploi », de nouvelles négo-
ciations ont échoué en 1965. Toutefois, au fil de la décennie, le caractère
p.452 er suiv. L'explosion des deux
lement en août 1968.
l'Allemagne fédérale q
en matière de fission. J.D.L. Moore, South Africa amd Nuclear Proliferation, Londres, Macm
1987, p. 82-95.
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UN SYSTÈME AUTONOME DE RELATIONS 177
sensible des achats à l'Afrique du Sud décline car, avec l'augmentation de
la production française et la montée en puissance de celles du Gabon et
du Niger, l'autonomie de l'Hexagone s'accroît. En 1971, le CEA est ainsi
placé dans une position de vendeur Si les achats se poursuivent, c'est
d'abord au regard des bas prix pratiqués et des garanties d'approvision-
nement offertes (voir chapitre XV). En contrepartie des livraisons sud-
africaines, la France, comme d'ailleurs les États-Unis et la Grande-
Bretagne, a, durant toute cette période, accueilli et formé à la recherche
nucléaire des étudiants et des stagiaires sud-africains.
b} Les transferts d'armesrent
De 1963 à 1975, la France et l'Italie se taillent la part du lion dans
les ventes d’armements et transferts de licences à l'Afrique du Sud, alors
engagée dans un gigantesque effort d'équipement. Les industriels français
sont en situation de quasi-monopole dans nombre de secteurs du fait du
retrait volontaire des fournisseurs anglo-américains à partir de 1964.
La France a, certes, voté, le 4 décembre 1963, l'appel du Conseil de
sécurité des Nations unies à un embargo sur les contrats de ventes d'armes
et de munitions à l'Afrique du Sud. Lors du vote, les représentants de
la France er de la Grande-Bretagne ont toutefois précisé qu'une distinction
serait opérée entre armements offensifs et défensifs, leurs États se
réservant le droit de fournir des matériels destinés à la protection de
l'Afrique du Sud contre une agression extérieure (6j. La position française
demeure conforme à celle définie par une circulaire du Premier ministre,
Georges Pompidou, qui, le 10 septembre 1962, avait interdit l'exportation
d'armements susceptibles d'être employés à des fins de répression interne,
les ventes d'armements lourds nécessaires à la sécurité du pays et à la
protection de la route du Cap demeurant seules autorisées. Ce faisant, on
n'a fait que reprendre la distinction introduite en 1955 par les Britan-
niques lors de la cession de la base de Simonstown au gouvernement de
FUnion sud-africaine. Pour la France, le dstingso autorise une large
palette d'interprétations et ne constituera guère un obstacle au dévelop-
pement des contrats et transferts de technologies sensibles. À titre
d'exemple, il faudra attendre 1970 pour qu'un embargo sur la signature
de nouveaux contrats de ventes d'hélicoptères soit annoncé par
G. Pompidou, à la suite d'une intervention du président zambien Kenneth
Ka unda, mandaté par lOUA pour faire valoir que € des hélicoptères vendus
à l'Afrique du Sud sont couramment utilisés dans les opérations anti-
guérilla en Rhodésie (7).
. Les contrats en @
, p.132.
17} Le Monde, 23 vctobre 1970
sont toutefois honorés ; À. Sampson, Black and Gold, Londres, Coronet,
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178 LA FRANCE ET L'AFRIQUE DU SUD
Ceci n'est guère surprenant quand on sait que ce sont les matériels
français de lutte anti-guérilla utilisés dans le conflit algérien qui ont attiré
l'attention des militaires sud-africains à la fin des années cinquante. À
l'époque, l'armée française innove dans le domaine tactique grâce à ses
hélicoptères d'attaque qui, conjugués avec l'utilisation de blindés légers,
confèrent une souplesse et une efficacité nouvelles aux opérations sur Le
terrain. Des officiers sud-africains (tel le futur ministre de la Défense
Magnus Malan) effectuent des stages auprès de l'état-major français afin
d'y observer la conduite des opérations anti-guérilla. En juillet 1960, une
mission du ministère sud-africain de la Défense se rend en France pour
inspecter les hélicoptères légers de fabrication française (8). En 1961, le
premier contrat d'achat de matériels français signé par l'Afrique du Sud
porte sur des automitrailleuses Panhard 245 AML-90 et AML-60. Signe
des temps, celles-ci proviennent des surplus des forces françaises en
Aigérie. Leur licence de fabrication est acquise par Pretoria un an plus
tard (9).
Entre 1960 et 1975, la France aurait vendu pour quelque 4 milliards
de francs de matériels militaires à l'Afrique du Sud (10). De manière
incontestable, de 1964 à 1968, l'Afrique du Sud devient le troisième client
de l'industrie aéronautique française, derrière Israël et les États-Unis, pour
un montant de 1,571 milliard de francs (11). Si les livraisons françaises
constituent une aubaine pour tous les partenaires concernés, la dépendance
croissante de PAfrique du Sud envers un seul fournisseur ne va pas sans
susciter certaines réticences à l'intérieur du pays.
En Afrique du Sud, la politique française au sein de l'OTAN occasionne
une certaine méfiance, malgré l'anglophobie commune aux deux parte-
naires. Comme le souligne le journaliste sud-africain Stanley Uys, au début
de l'année 1969 :
« Pour tant est qu'elle apprécie l'amirié du Président de Gaulle, elle
L'Afrique du Sud} est parfaitement consciente que la France est
marginale en Europe occidentale, er que être acceptée par les Français
ne signifie pas une acceptation par la communauté occidentale.
Er une acceptation par l'Occident est ce que le gouvernement Vorster
désire réellement (12). »
Afin d'inciter les gouvernements américain et britannique à reprendre
leurs livraisons, les dirigeants sud-africains font volontiers état, sur un
ton triomphaliste et provocateur, de la fiabilité du soutien français à «la
(8) Herald Tribune, 19 juillet 1960.
(9) L'Afrique du Sud, qu te alors avec un large éventail de pays, n'acquiert pas moins de
127 licences cette année Africa Institute Bulletin (Pretoria), novembre 1964.
(10) P Bernetel, Les enfants de Sowelo, Paris, Stock, 1977, p. 223.
(11) Le Monde, 22 juillec 1970.
(12) S. Uys in The Observer Foreign Service News (Londres), 2 janvier 1969, p. 2.
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UN SYSTÈME AUTONOME DE RELATIONS 179
défense de la route du Cap » (13). Leurs déclarations fracassantes, large-
ment reprises par les médias occidentaux, tendent même à se multiplier
à la fin des années soixante: durant l'année 1967, alors que le cabinet
Wilson débar de l'opportunité de répondre favorablement à une série de
commandes sud-africaines qui amélioreraient les comptes extérieurs de
la Grande-Bretagne ;: en 1969-70, lorsque la nouvelle administrarion
américaine amorce un assouplissement de sa politique envers l'Afrique
du Sud (14), tandis qu'en Grande-Bretagne, les conservateurs, de retour
au pouvoir, tentent de lever un embargo qui prive les industriels du pays
de fructueux contrats (15). Face à certe situation, les industriels français
de l'armement vont chercher à multiplier les cessions de licences (voir
chapitre XIV), et la conclusion de contrats à long terme. S'il est dans
l'intérêt de l'Afrique du Sud de se prémunir contre les risques de pressions
internationales ultérieures (16), les industriels français sont, pour leur
part, soucieux de pallier l'éventualité d’un retour en force des concurrents
anglo-américains sur le marché.
c) La station de Paardefontein
Pour remercier la France qui accepte de leur fournir des matériels de
guerre, les Sud-Africains ont accordé au Centre national d'études spatiales
le droit d'établir un centre de repérage de satellites à Paardefontein, au
nord de Pretoria (17). Cette station, dont le fonctionnement va être assuré
par des techniciens français de 1965 à 1974, permettra de ne plus dépendre
des stations américaines (dont l'une est implantée en Afrique du Sud)
pour contrôler la bonne exécution du programme spatial ambitieux mis
sur pied. En effet, Paardefontein fait partie d’une chaîne de six centres
de repérage installés par le CNES pour maintenir les liaisons et suivre
{13} Une déclaration du ministre sud-africain de:
particulièrement célèbre : « Qu été le sort de F'Afr
e forteresse du continent africain ? » AFP/ROA, 13 septembre 1967.
Autorisation sera ainsi donnée à la France de livrer à l'Afrique du Sud des Mystère 20,
ant dotés de moteurs Geeral Electric.
5) En 1970. les besoins de l'Afrique du Sud en armements pour les cinq années à venir
imé rds de FE Le Monde, 22 juillet 1970.
(16) Ea vente de « know-how » en matière de production est un transfert qui demeure en
SONT
1989, p. 17.
O7) J.Gce, Le Mirage, « arme secrète » de la politique francaise, Paris, Albin Michel, 1971,
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180 LA FRANCE ET L'AFRIQUE DU SUD
la trajectoire des satellites français (puis européens) lancés depuis la base
de Kourou (18).
d) La réévaluation du prix de l'or
Il a été fréquemment affirmé qu'un « facteur cé dans la volonré
française de fournir des armes [à l'Afrique du Sud} durant toutes les années
soixante... fut la politique gaulliste d'accroissement des réserves françaises
d'or comme alternative à une dépendance envers le dollar » (19). Pour
être séduisante, l'idée n'en est pas moins inexacte. Si le commerce franco-
sud-africain a pu contribuer à un accroissement des réserves d'or de ka
Banque de France et de la zone franc, il serait naïf de croire que le
commerce des armes n'était pas en soi suffisamment lucratif pour justifier
son développement indépendamment de toute autre considération. Ceci
étant dir, le solde négatif de la balance des échanges de l'Afrique du Sud
avec la France a permis à cette dernière de bénéficier de règlements en
or. Si la France a tiré profit d'une balance des échanges favorable, c'est
donc au même titre que n'importe quel État avec lequel l'Afrique du Sud
avait des comptes globalement déficitaires. Il convient de rappeler ici que
durant les années soixante, conformément aux mécanismes du geld
exchange standard, tout règlement peut être effectué en dollars, en livres
sterling ou en or — dont la valeur officielle est fixée à 35 dollars l'once
jusqu'en 1972. En conséquence, la Banque centrale (Reserve Bank)
d'Afrique du Sud procède régulièrement à des ventes d'or afin de financer
les déficits de ses comptes extérieurs.
Des convergences franco-sud-africaines bien réelles existent, toutefois,
quant à la nécessité d'une réévaluation des cours de l'or, préconisée de
longue date par l'économiste français Jacques Rueff, dont les idées sont
connues et populaires en Afrique du Sud. Ces vues acquièrent bien
évidemment un regain d'actualité après que le général de Gaulle a
préconisé, dans sa conférence de presse du 4 février 1965, un retour à
l'étalon-or et une réévaluation du prix de l'or. La position française rejoint
celle des milieux économiques, financiers et gouvernementaux de l'Afrique
du Sud d'où proviennent, à l'époque, près des deux tiers de l'or du monde
non communiste. Néanmoins, ceci ne donne pas véritablement lieu à des
initiatives communes, contrairement À ce que certains pouvaient espérer.
Cest sans le soutien de l'Afrique du Sud que la France engage, ën
1965-66, son offensive contre le dollar, en dernandant à la Federal Reserve
{18} J: Goddard, « Space Tracking and Research in $ uthern Africa », South Africa Intereie
tional, Vol. HE, n°3, janvier 1973, p. 169. Deux autres stations fonctionnent également, à Harte-
bécsthoek (depuis 1961) er à Olifantéfontein, sous contrôle sud-africain pour le compte de la NASA
(19) R , J. Sicele, C. Gurney, The South African Connection, Western Javestment a
Apartheid, Harmondsworth, Pe: guin, 1973, p.135 ; certe thèse figure également dans R.W. Johnson.
How long will South Africa Survive ?, Londres, Macmillan, 1977, pp. 70-72.
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UN SYSTÈME AUTONOME DE RELATIONS 181
Bank américaine de convertir en or une proportion substantielle des
dollars détenus par la Banque de France (20). Dans le même temps, la
France procède à des achats massifs d'or sur le marché londonien (21).
En 1966, lorsque prennent fin les raids français sur l'or, les réserves de
la Banque de France atteignent l'équivalent de 5,3 milliards de dollars, soit
1/8 de l'or monétaire du monde non communiste (22). Le 1% février
1967, les restrictions qui pesaient sur les importations et exportarions
françaises d'or sont levées afin de favoriser le développement du marché
de Paris. Le gouvernement français espérait probablement inciter l'Afrique
du Sud à ne plus commercialiser son or sur la place de Londres. Pretoria
ne le fera jamais en dépit des rumeurs qui circuleront à diverses reprises
sur ce sujet (23). Les enjeux de la diplomatie de for ne sont pas les mêmes
pour chacun des deux États. En France, comme le souligne l'économiste
À. Fabre-Luce :
« Ce que le Général attend de Por. c'est un concours actif contre les
États-Unis. De sa préférence doctrinale, il tire à chaque instant des
conséquences tactiques. Le gouvernement français désapprouve le Gold
exchange standard: pourquoi faciliterait-il son fonctionnement ? Il
estime qu'on devrait reconsidérer le prix de l'or : pourquoi s'assacierait-
ä au pool de l'or pour maintenir ce prix ? (24) »
Les allégements de la dépendance française envers le dollar et jes
États-Unis sont, pour le président français, des objectifs intimement liés.
Au regard de sa production, l'Afrique du Sud dispose 4 priori des moyens
de déstabiliser le système monétaire international et de concourir à une
augmentation des prix de l'or Toutefois, une telle entreprise ne serait
pes sans risques au regard des menaces américaines de démonétisation
de l'or — qui représente pour Pretoria une importante source de revenus
à l'exportation.
En outre, la commercialisation de l'or sud-africain sur le marché
londonien est considérée comme un atout dans les relations que Pretoria
entretient avec Londres. Durant l’année 1967, la Grande-Bretagne est
confrontée à des difficultés de balance des paiements. La France n'y est
pas étrangère et contribue à la ruée sur l'or qui conduit à la dévaluation
de la livre sterling en novembre (25). Quelques jours plus tard, la presse
française révèle d’ailleurs que les autorités monétaires françaises se sont
{20) En février 1965, la France détient 3,7 milliards de dollars d'or er 1,3 milliard de dollars.
Durant l'année 1965 er pendant les 9 premiers mois de l'année 1966, la France convertit la majorité
serves dollars pour n'en conserver qu'un montant de 600 millions. T. Green, The World
of Gold, Londres, Michael Joseph, 1968, p. 142.
(21) GL. Weil & L Davidson, The Gold war, New York, Holt, 1970, p. 128-9.
(2) lbid, p.13.
23) G. Berridge, Ecomomic pouver in Anglo-South african Diplomacy, Basingstoke, Macmillan,
1981, p. 156 et appendice 10.
(24) À. Fabre Luce, L'or et la bombe, Pari
(25) Voir le récit détaillé de Gordon & Davidson, op. cs!
Calmann-Lévy, 1968, p.98.
p. 101-125.
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182 LA FRANCE ET L'AFRIQUE DU SUD
retirées du pool de l'or depuis juin et ont ainsi mis officiellement fin à
leur engagement de contribuer à la stabilité des prix sur le marché libre
de Londres. À l'inverse de la France, la Reserve Bank sud-africaine
poursuit durant toute cette période une politique de coopération et de
soutien monétaire à la Grande-Bretagne. Ceci est tour particulièrement
le cas lors du rush sur l'or qui précède la dévaluarion de la livre
sterling (26). La raison en est simple : au début de l'année 1967, Pretoria
a adressé à Londres une longue liste de fournitures militaires à propos
desquelles une réponse est attendue. Communiquée aux autorités sud-
africaines fin 1967, la décision britannique de maintenir l'embargo sur
les livraisons d'armes précède de peu le second rush sur le marché
londonien de l'or. Après une période initiale de prudence, durant laquelle
la Reserve Bank sud-africaine poursuit la commercialisation de son or sur
je marché de Londres, l'occasion d'une réévaluation de son prix paraît
trop belle à Pretoria pour ne pas être saisie. C'est Fheure des initiatives
qui peuvent aller de concert avec celles de la France.
Durant le mois de février 1968, diverses rumeurs circulent en Europe
qui affectent la crédibilité du pool de l'or : sont évoqués, en particulier,
un possible retrait des banques d'Europe continentale du pool de l'or et
l'éventuel transfert de la commercialisation de l'or sud-africain vers la
place de Paris (27). Début mars, une déclaration ambiguë du ministre sud-
africain des Finances E Diedrichs, sur ce dernier point, ne fait qu'aviver
la nervosité du marché. En réalité, la Reserve Bank sud-africaine n'a pris
aucune initiative, mais le mal est déjà fait: les transactions sur Por
s'emballent, épuisent les réserves du pool et conduisent la Banque
d'Angleterre à suspendre, le 15 mars, toutes les opérations sur le marché
londonien (28). Jusqu'à sa réouverture deux semaines plus tard, les
transactions sur l'or sud-africain s'effectuent à Zurich — et non à Paris
comme certains l'avaient espéré.
Réunis d'urgence à Washington, les représentants des sept pays
emeurés membres du pool de lor annoncent, le 17 mars 1968, sa
dissolution. La France et l'Afrique du Sud n'ont pas été associées aux
discussions et n'ont guère le loisir de se réjouir d'une telle décision au
regard des autres mesures rendues publiques. Un double marché est en
effet créé. Le premier, dit officiel, sera exclusivement destiné aux tran-
sactions des banques centrales et institutions financières, avec un cours
de l'or qui demeure fixé à 35 dollars l'once. Le second marché, dit libre,
sera destiné aux transactions privées et les cours y sont déterminés en
fonction de l'offre et de la demande.
L'Afrique du Sud est soudainement privée des garanties de prix et de
débouchés précédemment offertes à sa production d'or par l'existence d'un
cours officiel et la dermande des banques centrales. La « guerre de l'or »
(26) Voir Berridge, op. cie, p. 156-8.
QD The Sunday Times (Londres), 3 mars 1968 ; The Times, 4 mars 1968.
(28) Berridge, op. ct. p. 160-1.
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UN SYSTÈME AUTONOME DE RELATIONS 183
est déclarée entre l'Afrique du Sud et les États-Unis ; elle va durer jusqu'à
là fin de l'année 1969. Dans une première phase, l'Afrique du Sud
inrerrompt durant la majeure partie de l'année 1968 ses exportations puis,
dans un second temps, elle procède à une répartition de ses ventes entre
les marchés de Londres ec de Zurich, afin de tenter de provoquer une
flambée des cours (29). Face à cetre épreuve de force entre les États-Unis
et l'Afrique du Sud, la France apporte un soutien de principe à Pretoria,
sans être en mesure d'accroître ses stocks d’or (30). Le franc est entré
dans une phase de turbulences, jaionnée par le rétablissement à la hâte
du contrôle des changes, le 29 mai 1968, puis la crise du franc en novembre
suivant. L'économie subit le contrecoup des « événements de mai», la
France voit fondre les importantes réserves or qu'elle avait constituées.
Leur afflux sur le marché officiel contribue, en fait, à atténuer les effets
de la politique sud-africaine de rétention.
Certes, en octobre 1968, la France soutient l'Afrique du Sud en
refusant, seule, de s'associer au « compromis » que le groupe des Dix
décide de proposer à Pretoria. Le ministre sud-africain des Finances
effectue, après la réunion des Dix, une brève et discrète visite à Paris
pour se concerter avec Michel Debré, alors ministre des Affaires étran-
gères, et François-Xavier Ortoli, ministre des Finances. Visiblement bien
informé, Le Monde précise que :
« Ce compromis limitait singulièrement la liberté de manœuvre de
l'Afrique du Sud dans ses ventes d'or et refusait notamment au FMI,
sauf dans certaines conditions précises, d'acheter l'or sud-africain.
Le gouvernement français considère que le FMI doit acheter For qui
lui est offert par PAfrique du Sud. contrairement à l'interprétation
donnée par les États-Unis (31). »
L'Afrique du Sud devra finalement passer sous les fourches caudines
des États-Unis : le 30 décembre 1969, à l'issue d'une réunion du conseil
d'administration du FMI, un communiqué indique que, à la suite de
négociations entre les deux gouvernements, le Fonds pourra acheter de
l'or à l'Afrique du Sud si le cours sur le marché libre descend au-dessous
de 35 dollars l'once. La France s'est abstenue lors du vote qui représente
une bien maigre satisfaction pour Pretoria dont l'offensive contre les
États-Unis s’est soldée par un coûteux échec (32).
(29) Davidson er Weil, op. it, p. 131 et suiv. ; Green T., The World of Gold, Londres, Joseph,
1968.
(G0) Le Portugal
Igérie et le Zaïre sont les seuls États qui procèdent à des achats d'or;
d'éits 36
(31) Le Monde, 17 octobre 1968.
(32) T. Green, The New World of Gold, Londres, Weidenfeld & Nicholson, 1981, p. 119.
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184 LA FRANCE ET L'AFRIQUE DU SUD
2. L'intensification des rapports pendant la période du gaullisme
A tous égards, les rapports franco-sud-africains présentent les carac-
téristiques d’un système autonome de relations qui va aller en se
consolidant jusqu'à l'élection de Valéry Giscard d'Estaing, en 1974.
L'intensification des échanges bilatéraux renvoie à des convergences
constitutives d’une autonomie face aux pressions extérieures de toute
nature — certaines sont d'origine anglo-américaine, d'autres issues du
continent africain. Les réseaux franco-sud-africains sont, en outre, confor-
tés par les soutiens particulièrement fermes que la politique française sait
susciter en Afrique francophone. À ceci vient s'ajouter la faible mobili-
sation de l'opinion publique française. Cela ne peut que contribuer à la
prospérité du lobby sud-africain dont l'influence au sein des réseaux
gaullistes contribue encore au renforcement des réseaux de relations.
a) De fortes convergences géopolitiques
À la fin des années soixante, les relations franco-sud-africaines sont
on ne peut plus confiantes et donnent désormais lieu à des manifestations
publiques qui dépassent le bilatéralisme étroit du début de la décennie.
Placés sous le sceau de la «raison d'État», les rapports franco-sud-
africains se nourrissent d’une volonté commune de maintien du statx quo
sur le continent africain et du souci d'assurer la sécurité de l'océan Indien,
sur fond d’hostilité à l'emprise des deux Grands dans les rapports
internationaux et d’anglophobie amoureusement cultivée.
Durant la présidence de Georges Pompidou, les relations deviennent
moins discrètes, sont l'objet de déclarations françaises plus fréquentes et
même d'initiatives communes en Afrique. Lorsqu'en juin 1970 John
Vorster se rend en Europe, la France est le seul État démocratique qui
accepte alors de le recevoir. Bien que la visite soit qualifiée de « privée »
et entourée d’une certaine discrétion afin d'apaiser les critiques, le chef
du gouvernement sud-africain n'en rencontre pas moins son homologue
français, Jacques Chaban-Delmas (33). De passage à Paris un mois plus
tard, le ministre sud-africain de la Défense (et futur président) PW. Botha
est enthousiaste :
« Nous n'oublierons jamais que la France a été et demeure prête à nous
croire lorsque nous affirmons que nous n'avons pas d'intention agres-
sive contre un pays quelconque. L'Afrique du Sud est ainsi en mesure
de conserver sa position stratégique sur la route maritime La plus
importante pour le monde libre (34). »
(33) Également maire de Bordeaux dont l'agglomération abrite les établissements Dassaule
(4) AFP/BQA, 11 juiller 1970.
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UN SYSTÈME AUTONOME DE RELATIONS 185
Alors que l'Afrique du Sud s'inquiète des effets de l'entrée de la
Grande-Bretagne dans le Marché commun, la France fait également figure
d'alliée providentielle. Contactés par des journalistes sud-africains, deux
conseillers de l'Élysée n'affirment-ils pas, en janvier 1971, que la France
n'a aucune objection de principe à la négociation d'un accord spécial CEE-
Afrique du Sud (35) ?
Le 27 juin de la même année, un accord entre les Établissements
Dassault, la SNECMA et la société sud-africaine Atlas est rendu public.
I porte sur le transfert à l'Afrique du Sud de licences d'assemblage de
Mirage ol et F-1 et prévoit également la possibilité de procéder ultérieu-
rement à leur fabrication sur place, à partir de composants locaux G6).
La nouvelle suscite des réactions quasi euphoriques en Afrique du Sud :
le correspondant du quotidien Die Burger, proche du gouvernement, se
fait l'écho des responsables de la défense du pays pour qui un tel accord
signifie que « l'Afrique du Sud et la France ont virtuellement établi une
alliance militaire » (37). Non moins enthousiaste, le Sunday Times
n'hésite pas à voir dans le contrat signé « le prélude à... la formation d'un
nouveau bloc stratégique dans l'hémisphère Sud ». Les Français, poursuit-
il, « ont fait le pari de trouver en Afrique le pouvoir et l'influence qu'ils
ont perdus au Moyen-Orient et en Asie. L'objectif est de construire une
alliance, à la fois militaire et économique, en Afrique australe » (38). I
m'est guère étonnant que de telles finalités en viennent à être attribuées
à la coopération franco-sud-africaine au regard de l'importance des
transferts de technologies sensibles qui sont alors en cours. Depuis 1968,
l'Afrique du Sud contribue au financement des dépenses de mise au point
du missile sol-air à basse aititude Crotale (baptisé Cactus en Afrique du
Sud) dont les premiers exemplaires seront livrés en décembre 1971 (39).
En Afrique australe, la France s’accommode parfaitement du maintien
de la présence portugaise en Angola et au Mozambique (chapitre X). Face
à l'UDI (Unilateral Declaration of Independence) rhodésienne, les posi-
tions françaises témoignent d'une égale ouverture. Il faut attendre la
réunion du Conseil de sécurité du 29 mai 1968 pour que la France accepte
de voter les sanctions économiques contre la Rhodésie — Paris avait
jusqu'alors considéré que cette affaire relevait de la seule compétence de
la Grande-Bretagne tout en affirmant appliquer la résolution votée le
16 décembre 1966 (40). En fait, malgré ces engagements, des matériels
(85) AFP/BQA, 7-8 janvier 1971.
(36) En le programme Mirage de Fusine de l'Atlas Corporation prendra fin en 1977 sans
que le stade de l'assemblage à partir de pièces importées ait pu être dépassé. En 1977, Atlas érait
capable de construire Gavions par mois en utilisant des unités pré-assemblées en France. Les
livraisons françaises seront interrompues après le 1‘ octobre. Landgren, 69. cit. ; p. 71-35
(37) Die Burger (Le Cap}, 29 juin 1974.
(G8) Sanday Times (Johannesburg), 4 juiflec 1971.
{39} L'Afrique du Sud a financé 85 %; des dépenses de développement ; Le Monde, 28 décembre
1971.
(40) AFP/BOA, 20 et 21 décembre 1967 ainsi que 29-30 mai 1968.
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186 LA FRANCE ET L'AFRIQUE DU SUD
de guerre (chars Panhard et hélicoptères) parviennent en Rhodésie,
directement ou via l'Afrique du Sud (41). À Paris même, un Office
rhodésien d'information existe de fait depuis 1965 et sert de couverture
à une mission commerciale. Celle-ci effectue les transactions et trafics les
plus variés jusqu'à sa fermeture en février 1977 sur ordre du gouverne-
ment français. En dépit de l'influence dont elle dispose alors au Gabon,
la France ne manifeste aucune réticence face à l'utilisation croissante de
Libreville pour ie transit du fret rhodésien vers les aéroports européens
(chapitre IX). Les entreprises françaises qui travaillent en Rhodésie sont
toutefois peu nombreuses : Total participe à ’approvisionnement de la
Rhodésie en carburant (42), Peugeot établit une chaîne de montage sur
place, UTA dispose d'un bureau à Salisbury. Cette présence française est,
somme toute, bien modeste au regard de celle d'autres pays: en 1978,
sur un total de 593 compagnies aceusées par les Nations Unies de non-
respect des sanctions, 444 sont originaires de Grande-Bretagne et 92 des
États-Unis. Une seule société française, Toral, est mentionnée (43).
Au début des années soixante-dix, la France dispose à Dakar et à
Diégo-Suarez de bases navales qui facilitent sa présence dans l'Atlantique
Sud et dans l'océan Indien, mais aussi sur la route du Cap, par laquelle
transite une part accrue des approvisionnements pétroliers occidentaux
depuis la fermeture du canal de Suez. On est d'autant plus sensible en
France à l'importance de cette artère que la marine soviétique maintient
une présence permanente dans la zone depuis 1969. La Grande-Bretagne
a, comme on le sait, décidé en 1967 de retirer progressivement ses forces
à l'est de Suez. Cette même année, des manœuvres navales franco-sud-
africaines se sont d'ailleurs déroulées dans l'océan Indien (44).
Réparties entre le sud de l'océan Indien et Djibouti, les forces
françaises ont pour double mission d'honorer les accords conclus avec
Madagascar et de garantir la souveraineté française sur la Réunion, les
Comores, les Terres australes et la Côte des Somalis (45). En fait, la
présence navale française dans la zone demeure des plus discrètes au
regard de la nécessité d'assurer la protection du centre d'expérimentation
nucléaire du Pacifique : sur les 9 avisos-escorteurs équipés pour loutre-
mer dont dispose alors la marine française, un seul séjourne dans l'océan
Indien (46). Est-ce pour cette raison que, de passage à Madagascar en
(41) The Times (Londres), 1 mai 1970 ; The Guardian, 7 décembre 1973.
{42} De 1968 à 1973, la compagnie française effectue, en outre, des livraisons depuis Île
Mozambique pour le compte de la Filiale sud-africaine de Shell qui réapprovisionne les stocks de
la compagnie française en Afrique du Sud. Mis au courant de la situation dès 1968, le gouvernement
britannique ne fera rien pour ÿ mettre fin. The Observer (Londres), 25 juin 1978, et Foreign and
Commonwealth Office, Report on the supply of Petroleum and petroleum products to Rhodesia,
Londres, HMSO, 1978, p. I01-1IL.
(43) AFP/BQA, 1 septembre 1978.
t44) Des manœuvres anglo-sud-africaines se tiennent alors annuellement aux termes de
l'accord de Simonstown.
(45) André Foures, Au-delà du sanctuaire, Paris, Economica, 1986, p. 62.
(46) Ibid.
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UN SYSTÈME AUTONOME DE RELATIONS 187
juiliet 1971, le ministre de la Défense, Michel Debré, souscrit pleinement
au développement de la coopération entre Tananarive er l'Afrique du
Sud (47) ? Lorsqu'en mars 1972 le même ministre annonce un renfor-
cement du dispositif naval français à Madagascar, à Djibouti, aux Comores
et à la Réunion, il s'affirme fermement convaincu de la nécessité d'une
« concertation avec tous les pays attachés à la stabilité dans cette partie
du monde » (48). Pour les journalistes sud-africains qui l'écoutent, le
message est on ne peut plus clair (49). Quelques semaines auparavant,
le ministère sud-africain de la Défense s'est, pour sa part, déclaré favorable
à la reprise de manœuvres navales franco-sud-africaines — il n'y en a
pas eu depuis 1967 (50).
Sur le continent africain et dans les îles de l'océan Indien, la diplomatie
du «dialogue» avec l'Afrique du Sud est le résuirat d'un faisceau
d'initiatives franco-sud-africaines qui témoignent de l'importance des
convergences durant cette période. Lorsqu'en avril 1971 le président
ivoirien Houphouët-Boigny lance son appel aux États modérés du
continent, Radio-Johannesburg considère que :
« Désormais l'Afrique du Sud. est au seuil d'une percée vitale dans
le cœur de l'Afrique francophone...
L'Afrique du Sud, parce qu'elle est de l'Afrique, peur mieux contribuer
à accroître et compléter le rôle de la France en Afrique. L'Afrique du
Sud... peut fournir un vaste réservoir d'assistance technique spécialisée.
H se pourrait bien que l'histoire à veñir montre que l'Afrique du Sud
et la France n'ont pas été des rivaux et concurrents mais de parfaits
partenaires dans la recherche de la paix, de la stabilité et du progrès
sur une vaste zone du continent géant qu'est l'Afrique (51). »
En fair, le sommet de l'OUA qui se tient à Addis-Abeba quelques
semaines plus tard va condamner sans appel le « dialogue » et provoquer
un réalignement quasi général sur les positions traditionnelles de l'or-
ganisation panafricaine. Le président Houphouët-Boigny tente, certes, de
poursuivre sa politique de contacts avec Pretoria mais ses avances perdent
rapidement toute crédibilité devant le refus sud-africain d'envisager la
moindre ouverture politique.
b) Une opinion publique faiblement mobilisée
En France, dans les années 1960, ii n'existe pas de courant d'opinion
(47) AFP/BQA, 45
(48) AFP/BQA, 23 mars 1972.
(49) Rand Daily Mail, 24 mars 1972.
(50) AFP/BQAÀ, 12 février 1972.
{52 Radio-Johannesburg en anglais le 3 mai 1971, in BBC Monitoring Service, Middie East
and Africa, 3675/B/3-6.
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188 LA FRANCE ET L'AFRIQUE DU SUD
à même de contester efficacement les rapports privilégiés établis avec
l'Afrique du Sud. Les activités du mouvement anti-apartheid n'ont qu'un
impact marginal au regard de celui des lobbies favorables au développe-
ment des relations avec l'Afrique du Sud. Ces groupes de pression sont
d'autant plus efficaces qu'ils opèrent en symbiose de plus en plus étroire
avec les milieux gaullisres.
Au lendemain des tragiques événements de Sharpeville (69 personnes
tuées et 180 blessées) de mars 1960, l'opinion publique française est restée
largement étrangère à la montée du courant anti-apartheid qui se fait jour
en Grande-Bretagne comme aux États-Unis. Les contacts entre la France
et l'Afrique du Sud sont traditionnellement insignifiants et la guerre
d'Algérie mobilise toute l'attention des forces politiques de gauche. Certes,
en juin 1963, l'écrivain Jean-Paul Sartre annonce la formation d'un Comité
anti-apartheid, mais ses activités seront sans grand impact sur l'opinion
publique. Sept ans plus tard, le représentant de là Fondation sud-africaine
à Paris demeure on ne peut plus serein :
« La vision distante que la plupart des Français ont de l'Afrique du Sud
est plus rafraîchissante [refreshing] qu'irritante. Elle va habituellement
de pair avec une ouverture d'esprit et un refus de prêcher qui en
découlent. Le fait est que l'Afrique du Sud n'est pas et ne donne aucun
signe de devenir un problème important dans la vie publique en
France (52). »
On l'a bien vu quelques mois auparavant, lorsque la France était
plongée dans la campagne pour l'élection présidentielle de 1969. Le
ministre sud-africain de la Défense PW. Botha s’est alors rendu au Salon
aéronautique du Bourget puis à Satory, avant d'aller assister à des essais
du missile Crotale dans les Landes, sans que ceci suscite la moindre
controverse entre les deux candidats à la présidence de la République (53).
Il faudra attendre l'élection présidentielle de 1974 pour que les ventes
d'armes à l'Afrique du Sud soient évoquées publiquement et soient Fobjet
de déclarations des candidats (54).
Si la politique de la France lui vaut quelques difficultés aux Narions
unies et à l'OUA, celles-ci ne sont guère préoccupantes avant 1970. Aux
Nations unies, la position française consiste à réprouver l'apartheid tout
en s'abstenant lors du vote de résolutions visant à l'adoption de mesures
concrètes d'isolement du régime sud-africain (55). La France considère que
(52) D. Colborne in Sozth Africa International, Vol. 1, n° 1, 1970, p. 45.
(53) Le Monde, 5 et 14 juin 1969.
(54) L'élection du « conservateur libéral » Valéry Giscard d'Estaing mblée certaines
inquiétudes sud-africaines dont le représentant de la Fondation sud-africaine à Paris se fait Fécho
in South Africa International, Vol. V, n L, juillet 1974, p. 47-48.
(55) En février 1967, le gouvernement français décide coutefois de verser 30 000 dollars au
Fonds d'affectation spéciale des Nations unies pour l'Afrique du Sud ; République française, La
: de ls France, Textes et documents 1 semestre 1967, Paris, 1967, p. 10.
politique étruns
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UN SYSTÈME AUTONOME DE RELATIONS 189
l'Assemblée générale n'est pas compétente pour prendre des sanctions
contre ses membres et que la discrimination raciale en Afrique du Sud
ne crée pas une situation susceptible de « mértre en danger la paix et
la sécurité internationale » (56). En 1970, lors du sommet de OUA à
Addis-Abeba, puis de la conférence des pays non alignés à Eusaka, Le
soutien traditionnel des pays francophones « modérés » s'avère impuis-
sant à éviter une condamnation de la politique française en Afrique
australe — Le FRELIMO mozambicain dénonce, pour sa part, la parti
cipation de firmes françaises au projet de construction du barrage de
Cabora Bassa sur le Zambèze (chapitre X)}.
c) Un lobby sud-africain prospère
Les lobbies favorables au développement de relations étroites avec
l'Afrique du Sud ont toute latitude pour s'organiser et développer leurs
activités en France durant les années soixante. Trois mois après les
événements de Sharpeville, un « Groupe parlementaire France-Afrique du
Sud » s'est constitué à l'Assemblée nationale. Il est placé sous la présidence
de Raymond Schmitiein, par ailleurs président du groupe UNR et Fun
des vice-présidents de l'Assemblée nationale (57).
Depuis le début de la crise algérienne, l'Afrique du Sud a accordé un
soutien indéfecrible à la France aux Nations unies, s'opposant systéma-
tiquement aux résolutions présentées ou refusant de prendre part aux
votes. Outre cela, la politique de développement séparé que le régime sud-
africain entend mettre en œuvre suscite un certain intérêt chez ceux qui
ne peuvent se résoudre à une évolution de l'Algérie vers l’indépen-
dance (58). Le général Salan reconnaîtra lui-même, quelques années plus
tard, avoir pensé « d'une certaine manière orienter opinion en France
dans le sens d'une solution comparable à l'Afrique du Sud — une sorte
d'apartheid pour Algérie » (59).
L'Algérie une fois indépendante, nombre de gaullistes en viendront
à reconnaître la clairvoyance du général de Gaulle en matière de
décolonisation. Dans l'imaginaire des nostalgiques de l'Algérie française,
une image derneure toutefois accolée à l'Afrique du Sud, celle d’un poste
avancé, vital pour la défense des valeurs et intérêts de l'Occident face aux
défis du « marxisme international » (60). Intellectueilement plus présen-
156) M.-CL Smouts, La France à l'ONU Paris,
dent d'honneur du groupe est
Monde, 28 juin 960.
(58) En 1961,
Presses de la FNSP, 1979
ncien président du Con
; Le
ant de li préparation du pursch des généraux, certains d'entre eux sondent
manière informel e des représentants sud-afric: éventu: leur action. Une
de maté ors été vaguement pror à un subordonné du général Challe : À Horne,
À Savage War of Peace, Londres, Mac n, 1977, p. 445.
(59) Entretien avec Horne, op. cëe., p. 45.
(60) T. Soustelle, « L'Afrique du Sud et Le destin de l'Occident », La Revue des deux mondes,
septembre 1986.
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190 LA FRANCE ET L'AFRIQUE DU SUD
table, une telle approche suscite nombre d'adhésions prestigieuses.
Comme on va le voir, ces idées sont de celles qu'encourage la Fondation
sud-africaine dont les activités parisiennes connaissent alors une expan-
sion spectaculaire.
La Fondation, dent l'établissement remonte à 1959, a eu d'emblée pour
mission de contrecarrer la montée des pressions internationales suscitées
par la politique d'apartheid — mise en œuvre par le parti national depuis
son arrivée au pouvoir en 1948 (61). Certe initiative de milieux sud-
africains qui appartiennent au monde des affaires ou de la diplomatie
recueille vite accord de personnalités étrangères qui vivent ou travaillent
en Afrique du Sud. Selon l'ancien directeur de la Fondation, Louis Gerber,
c'est à leur demande que la Fondation décide d'étudier sérieusement la
possibilité « … d'organiser les personnes influentes et bien disposées à
l'étranger en comités, clubs ou groupes afin de disséminer l'information
concernant l'Afrique du Sud et encourager les visites, le commerce,
l'investissement et l'émigration vers l’Union » (62).
Suivant les recommandations d’un consultant en relations publiques
qui s'est inspiré du People-to-People's programme de Eisenhower, la
Fondation va décider de mettre en place une politique d'invitation de
personnalités étrangères en Afrique du Sud. Ce sera la tâche principale
des comités nationaux dits « d'Homme à Homme » (Man-10-Man où
MM) qui sont alors mis en place. Initialement au nombre de 19, ces
comités rassemblent sur une base nationale des personnalités d'un même
pays qui sont tout à la fois influentes et bien disposées envers l'Afrique
du Sud. Le nombre des comités correspond à celui des principales
communautés étrangères représentées à Johannesburg. En dépit de leurs
bases exclusivement nationales, les comités MM n'en appartiennent pas
moins à la nébuleuse de la Fondation sud-africaine : dans le courant des
années soixante, leurs présidents vont être constitués en un comité central
qui deviendra quelque temps après un sous-comité consultatif de l'exécutif
de la Fondation. Selon L. Gerber, les réunions de cet organe, présidé par
le diplomate suédois Lief Egeland, « ressemblaient à celles d'une orga-
nisation internationale » (63). Toujours selon la même source, à la fin des
années soixante, l'activité des comités MM est devenue « … si étroitement
intégrée au programme de la Fondation» que leur travail est alors
« impossible à distinguer de celle-ci et que certains des projets les plus
significatifs de la Fondation ont été suscités et, dans une large mesure,
mis en œuvre par les comités MM » (64). Ces comités doivent leur
efficacité aux moyens financiers dont disposent les sociétés qui soutiennent
(61) Sur cet événement cf. T.R.H. Davenport, Soxth Africa A Modern History, Basingstoke,
Mäcmillan, 3° éd., 1987.
(62) L. Gerber, Friends and Influence. The Diplomacy of Private Enterprise, Purnell, Cape
ement directeur adjoint puis directeur de la Fondation
{63} Gerber, op. cit, p. 62-3.
(64) Ibid. p.65.
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UN SYSTÈME AUTONOME DE REÉLATIONS 191
leurs activités, à la motivation des participants et au caractère élitiste de
leur recrutement.
Le comité MM français rassemble des responsables de grandes
entreprises qui travaillent en Afrique du Sud, mais aussi des représentants
d'organes d'information, tel le correspondant de l'Agence France Presse
en Afrique du Sud (65). La discrétion qui entoure la construction et le
fonctionnement de ces réseaux d'influence évoque à certains égards le
broederbond dont les membres sont, il est vrai, tous des Afrikaners, les
objectifs recherchés étant, par ailleurs, essentiellement d'ordre interne.
La composition et l'assise des comités de la Fondation sud-africaine
en font des instruments d’une valeur inestimable pour la mise en œuvre
d'initiatives aussi discrètes qu'efficaces. Ainsi, aux Pays-Bas, le comité MM
intervient auprès du gouvernement à la suite du vote en 1965 d'une
subvention destinée au Defence and Aid Fund (66) : des démarches sont
effectuées auprès de membres du gouvernement afin de discréditer le
mouvement qui ne recevra jamais l'aide promise. En République fédérale
d'Allemagne, le comité MM allemand organise en 1967 une première
conférence économique germano-sud-africaine, qui sera suivie d’autres,
afin d'encourager les relations entre milieux d’affaires des deux pays (67).
À l'époque où la Fondation sud-africaine ne disposait pas encore d’un
bureau parisien, les membres du comité, « mettant à profit leurs contacts
variés et leur grande expérience, furent capables de fournir des informa-
tions précises sur les nouveaux réseaux de pouvoir en France qui était
alors engagée dans un processus de renaissance qui en faisait la principale
nation d'Europe occidentale » (68). La mission du comité MM consiste
le plus souvent à alimenter le programme d’invitations de la Fondation
en suggérant :
«le nom de personnalités clés de leurs pays qui pourraient être
incitées À visiter l'Afrique du Sud en tant qu'invités de la Fondation,
à aider à la planification de telles visites. Outre le fait de s'occuper
des VIP en visite, ils [les comités MM] ont joué un rôle encore plus
important, quoique moins spectaculaire, en facilitant la visite d'un
nombre important d'individus privés qui se rendaient en Afrique du
Sud... Ces personnes ont reçu une assistance sous la forme de conseils,
d'entretiens, de distractions, de rendez-vous et d’excursions vers des
(65) lbid.
(66) Ibid, p. 64.
(67) Ibid, p.65.
(68) lbid., p.126. Ces propos flatteurs renvoient à ceux, nettement moins amènes mais
beaucoup plus célèbres, que le Premier ministre sud-africain, Jan Smuts, avait coutume de tenir
sur la France durant la Seconde Guerre mondiale. En 1943, il considérait que « La France a disparu.
Si jamais elle renaît ce ne sera qu'au prix d'un long et pénible effort... », après avoir déjà affirmé,
trois ans plus tôr, « Si seulement Dieu lui envoyair une femme! Une autre Feanne d'Arc, car ses
s l'ont trahie ! ». Tous propos d'autant moins appréciés par le général de Gaulle qu'il furent
en d'autres occasions. Voir R. Lacour-Gayet, Hävoire de l'Afrique du Sud, Paris, Fayard,
1970, p. 370-L
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192 LA FRANCE ET L'AFRIQUE DU SUD
lieux intéressants ; afin d'assurer la continuité, ils ont été placés sur
une « mailing list » afin de permettre à la Fondation et aux membres
du comité dé rester en rapport avec eux après coup sur une base
personnelle « d'Homme à Homme fman-to-man ou MM] » (69).
À la suggestion du comité français, la Fondation invite ainsi des
académiciens (Jacques Chastenet}, d'anciens ministres tel Wilfred Baum-
gartner, en 1963 (70), des parlementaires, des hauts fonctionnaires parmi
lesquels nombre d'inspecteurs des finances (71), des journalistes, des
banquiers, des militaires — dont le général Beaufre er le général
Béthouart. Indépendamment des invitations qu'elle prend entièrement à
sa charge, la Fondation est à même d'apporter une assistance aux
personnalités qui se rendent en Afrique du Sud: à l'ancien président du
Conseil Antoine Pinay, mais aussi «aux présidents de deux grandes
banques françaises et à plusieurs députés et sénateurs ainsi qu'à de
nombreuses autres personnalités issues du monde des affaires, de pro-
fessions libérales ou du milieu universitaire » (72).
À Paris, le suivi de ces échanges est confié à un journaliste, Paul
Giniewski, employé comme «attaché de presse » et « représentant à
temps partiel » par le comité français de la Fondation entre 1962 et 1966.
Paul Giniewsky publie plusieurs ouvrages sur l'Afrique du Sud (73), ainsi
que «de nombreux articles, essentiellement dans la presse de province,
mais aussi, au bout d'un certain temps, dans les quotidiens nationaux, voire
dans des journaux de gauche comme Combat ». Il est également respon-
sable de la publication du bulletin France-Afrique du Sud qui a pour
«objectif fondamental de promouvoir les affaires entre les deux
pays » (74).
L'ouverture d'un bureau parisien de la Fondation, en septembre 1966,
marque une nouvelle étape dans le développement de ses activités en
France. Aucun nuage ne paraît alors susceptible de menacer les relations
franco-sud-africaines : le mouvement anti-apartheid est encore marginal
(69) Gerber, ap. cit, p.63.
{70} Cest en soulignant que, « comme Maurice Couve de Mur
membre de la petite m: lente communauté protestante franç:
Tbid., p. 127.
CD Robert Lacour<
sroire. Dans Î
s la parution de l'ouvrage c
lon L. Gerber op. #2, p. 131.
(72) Hbid., p. 133.
(73) Dans son premier ouvrage
la créar:
ce», W. Baumgartner est «un
roquée.
e » que l'invitation est
est ainsi invité à se rendre en Afrique du Sud pour y préparer un
prit de la Fondation d'Afrique du $ agit de lancer une « contre-
que d'Ania Francos sur l'Afrique des Afribaners (Paris,
ait un parallèle entre
P. Giniewski, Une astre Afrique du
Sad, Paris, Berger Levrault, 1962, p. 9-10. Selon L. Gerber, « le fait que l'auteur était juif et sioniste,
à une époque où malheureusement de nombreux Français voyaient l'Afrique du Sud en termes
me er de “Herrenvolk”, donnait un poids supplémentaire aux ouvrages et articles de
1»; Gerber, op. cit, p. 127.
lbid., p. 127.
** Page 22 **
UN SYSTÈME AUTONOME DE RELATIONS 193
et les relations d'Érar à État reposent sur des bases particulièrement
fermes. Le nouveau représentant de la Fondation à Paris n'en à pas moins
pour mission « d'établir un large cercle d'amis de l'Afrique du Sud à même
de constituer un lobby qui interviendrait en faveur des contacts franco-
sud africains s'ils venaient à être l'objet de pressions » (75). Dans cette
tâche, il n'est guère à court d'appuis. Ceux-ci sont apportés, au premier
rang, par les membres du comité France-Afrique du Sud alors placé sous
la présidence de l'industriel Jacques Segard (76). Des concours appréciés
sont, en outre, fournis par le personnel de l'ambassade d'Afrique du Sud
et les sociétés sud-africaines représentées à Paris (77).
La politique antérieure d’invitations et de relations publiques a déjà
porté ses fruits, ce qui facilite la tâche du représentant de la Fondation.
Très actif, il publie, ou fait publier, des articles dans la presse française
et multiplie les conférences — dans les Lyon's et Rotary Clubs, en
particulier. Il s’agit de dépassionner la perception que les Français peuvent
avoir de l'Afrique du Sud, et « tout ce qui est à même d'ajouter des nuances
et d'atténuer l'image de l'Afrique du Sud est souligné » (78). L. Gerber
explique ainsi que le bureau parisien de la Fondation s'attache aussi bien
à la diffusion des photos de Miss Afrique du Sud dans la presse parisienne
(en 1967) qu'à la publication d'informations sur le chirurgien Christian
Barnard (79) ou à l'évocation des « liens historiques » avec la France. À
travers les Huguenots ou les Boers, l'évocarion du passé contribue à lutter
contre les perceptions négatives suscitées par l'institutionnalisation de
Fapartheid :
« Dans de nombreuses parties du monde où les Boers étaient considérés
comme des héros il y a soixante-dix ans, leurs descendants sont placés
au ban des nations [are regarded as international vilains] — ceci n'est
pas vrai en France où les Français attribuent toujours aux Afrikaners
certaines des qualités qu’ils admiraient chez les Boers au tournant du
siècle — de ce fait, les références aux vielles amitiés ne sont pas
purement formelles (80). »
À l'évocation et à la réinterprétation des faits historiques, s'ajoute, bien
évidemment, là publication d'articles qui soulignent l'importance écono-
mique et politico-stratégique de l'Afrique du Sud (81). Lors d’un débat pour
la télévision suisse à la fin des années soixante, le représentant parisien
de la Fondation s'en tire paraît-il à merveille «en parvenant à faire
} lbid., p. 129
se rend en 1968 (voir chapitre EX).
80)
(815 Divers journaux sont in Hhid., p. 62.
** Page 23 **
94 LA FRANCE ET L'AFRIQUE DU SUD
glisser la discussion des questions politiques vers les questions économi-
ques » (82). Toujours selon l'ancien directeur de la Fondation sud-
africaine, de tels arguments, « ainsi que celui de l'importance stratégique
de l'Afrique du Sud, soulignée par les discussions du rôle de l'or dans les
fisances internationales... er... les conséquences de la fermeture du canal
e Suez pour le trafic autour du Cap, constamment soulignées par la
Fondation, ont été de plus en plus reconnus en France à la fin des années
1960 » (83). Ces thèmes ne peuvent qu'être bien accueillis par les milieux
et réseaux gaullistes : le général Beaufre rappelle l'importance de la route
du Cap ; la Revue de Défense nationale publie régulièrement des articles
qui tournent autour de ce thème ou montrent l'importance des matières
premières stratégiques de l'Afrique du Sud.
La décision de la Fondation sud-africaine d'ouvrir un bureau à Paris
en 1966 avait été justifiée par l'évolution prometteuse des échanges
franco-sud-africains, mais aussi par des considérations d'une portée plus
globale : beaucoup plus que la Grande-Bretagne, l'État français prétend
conserver et développer son influence en Afrique sub-saharienne, ce qui
ne peut laisser indifférents les Sud-Africains (84). Aussi, lorsque, en 1968-
1969, la diplomatie du «dialogue» s'engage avec les pays africains
francophones (chapitre IX), le bureau parisien de la Fondation sera
particulièrement ouvert aux contacts qui s'établissent.
3. Vers une banalisation des relations
En mai 1972, un coup d'État met fin au régime du président Tsiranana
à Madagascar. L'échec du dialogue est patent et la diplomatie française
fait prévaloir des consignes de prudence qui paraissent d'autant plus
impératives que les relations franco-sud-africaines sont l’objet de critiques
de plus en plus vives. Deux ans plus tard, le secrétaire sud-africain à
l'information, Eschel Rhoodie, s'en aperçoit lorsqu'il tente de relancer
depuis Paris les contacts avec la Côte d'Ivoire et le Sénégal et ne peut
obtenir aucun soutien des milieux officiels français (85). Les temps
changent : désormais, et de manière croissante, les engagements français
sur le continent africain pèsent sur les relations avec l'Afrique du Sud.
Pour le nouvel occupant de l'Élysée, la méfiance à l'égard des réseaux
gaullistes est de mise, ainsi qu'en témoigne, en mai 1974, le départ de
Jacques Foccart qui occupait le poste de secrétaire général pour les Affaires
(82) Ibid, p. 1334.
(83) Hbid.
(84) Selon Ibid, p. 128.
(85) CE interview rapportée in Fucts and Reports (Amsterdam), 31 août 1979, p. 20-22.
** Page 24 **
UN SYSTÈME AUTONOME DE RELATIONS 195
africaines et malgaches depuis plus d'une décennie (86). Ceci est porteur
d’'incertitudes pour Pretoria où J. Foccart avait établi des rapports suivis,
s'y rendant fréquemment et acquérant un capital de confiance (chapitre
IX).
Nombre des éléments constitutifs de la spécificité des relations franco-
sud-africaines sont alors en voie de dilution: depuis le début de la
décennie, le CEA est à même de disposer d'uranium « libre d'emploi »
sans faire appel à des partenaires extérieurs ; on l'a vu, les relations franco-
américaines dans le dornaine de la recherche nucléaire sont entrées dans
une phase plus sereine. Les convergences monétaires franco-sud-africaines
n'ont plus de raison d’être. En Afrique australe, la sécurité de la route
du Cap demeure, certes, une source de préoccupations communes mais
ceci n'est pas spécifique aux rapports franco-sud-africains. Enfin et surtout,
l'Afrique du Sud est en passe d'avoir satisfait la plupart de ses besoins
en armements terrestres et aériens. Seul, l'équipement de la marine sud-
africaine laisse encore entrevoir quelques perspectives de grands contrats
en 1975. En fait, comme le souligne un haut fonctionnaire français de
la DREE qui effectue alors une mission en Afrique du Sud, «les ventes
d'armes françaises à l'Afrique du Sud sont en déclin depuis les sommets
atteints il y a environ trois ans ». Et d'ajouter : « Nous voulons désormais
nous concentrer sur le commerce général (87). »
a) Les flux d'échanges
En France comme dans les autres pays industrialisés, depuis le choc
pétrolier de 1973, les matières premières « stratégiques » de l'Afrique du
Sud suscitent un regain d'intérêt. Dès juin 1974, un axe énergétique Paris-
Téhéran-Pretoria se dessine afin de concourir à la sécurité des trois États.
En effet, ceux-ci disposent d'uranium (Afrique du Sud et Namibie), d'une
technologie nucléaire avancée (France) et de pétrole (Iran). De manière
plus générale, entre 1974 er 1976, les exportations sud-africaines de
minéraux vers la France entrent dans un cycle de croissance sans précédent
(+98 %).
À ses partenaires économiques extérieurs, l'Afrique du Sud est en
mesure d'offrir des débouchés d'autant plus substantiels que le pays est
solvabie et lance d'importants projets d'équipement. Malgré l'excellence
des relations inter-gouvernementales, les échanges civils non sensibles
(86) «Jacques Foccart disposait de plus de 150 collaborateurs, sans compter les dizaines
d'Honvrables Correspondants q nt les administrations des jeunes États africains ou l'étage
supérieur des entrepr adapter aux temps nouveaux. la France avait alors.
un chef de musique e baguerre Matignon, le Quai ao ay, a rue Monsieur
dans une certaine mesure, les services”, D.ST. ou S.D.E.CE.. » J.-M. Kälflèche in Géopoñitique
africaine, mars 1986, p. 13-14.
(87) J.Joutard in The Sur (Johannesburg), 12 avril 1975.
** Page 25 **
196 LA FRANCE ET L'AFRIQUE DU SUD
entre la France et l'Afrique du Sud sont demeurés peu significatifs (88).
La progression des exportations françaises vers FAfrique du Sud peut, de
prime abord, sembler spectaculaire (89). En réalité, comme le soulignent
es camemberts 1 et 2 (voir p. 198/9), les échanges civils non sensibles
avec la France sont demeurés fort modestes au regard de la progression
globale du commerce extérieur sud-africain ou des résultats obtenus par
Allemagne fédérale, le Japon et les États-Unis.
Selon les statistiques disponibles, la part de la France dans les
importations sud-africaines est passée de 2,1 % à 28 % entre 1960 et
969. À titre de comparaison, les importations provenant d'Italie s'élèvent
durant cette même période de 2,8 à 4 %, celles d'Allemagne fédérale de
0 % à 13,7 %, tandis que celles du Japon croissent spectaculairement
e 3,6 % à 8,8 %. Ce sont ces trois partenaires qui sont principalement
responsables de l'érosion des positions commerciales de la Grande-
Bretagne et, dans une moindre mesure, des États-Unis durant cette
période. Toujours selon les statistiques sud-africaines, entre 1970 et 1975
la part de la France dans les importations sud-africaines s'est quelque peu
améliorée pour passer de 3,4 à 44 %. Cette augmentation doit toutefois
être mise en rapport avec celle des importations d'origine japonaise qui
ont progressé sur la même période de 8,6 % à 11 %, tandis que celles
d'Allemagne fédérale croissaient de 14,7 % à 18,6 % (90). En résumé,
jusqu'en 1975, les relations commerciales entre la France et l'Afrique du
Sud doivent leur importance aux ventes d'armements qui n'apparaissent
pas dans les statistiques sud-africaines.
La part des investissements français en Afrique du Sud stagne autour
de 6 % du total des investissements étrangers durant cette même période
1960-1975 (91). En 1969, les avoirs français, qui s'élèvent à 16 milliard
de francs, sont constitués pour moitié d’investissements indirects dans des
sociétés cotées à la Bourse de Paris — les fameux placements de
portefeuilles dans les mines d'or sud-africaines. Ici encore les données
statistiques brutes sont trompeuses : les investissements de portefeuilles
représentent 66 % du total des investissements français. Sans témoigner
d'un quelconque dynamisme, ces investissements indirects valent néan-
moins à la France de figurer au troisième rang parmi les investissements
étrangers.
(88) La notion d'« échanges c non sensibles » permet de garder à l'esprit que les données
statistiques douanières sud-africaines ne comptabilisent pas les transactions sur l'or, Furanium, le
pétrole ec les armements.
(89) Selon les données sud-africaines, les exportations françaises vers l'Afrique du Sud ont
augmenté de 656% entre 1960 et 1970 souligne ainsi M. Noël; « L'évolution des relations
économiques entre fa France et l'Afrique du Sud », Revue française d'études politiques africaines,
n° 74, février 1972, p. 43-44.
{90} Republic of South Africa,
années. L'érosion des positions britanniques se traduit par un déclin de 22 %,
du marché sud-africain.
(91) Le Monde, 27 août 1974.
tatsstical Yearbook, Bureau of Statistics, Preroria, diverses
19,7 % des parts
** Page 26 **
UN SYSTÈME AUTONOME DE RELATIONS 197
À partir de 1974, les missions économiques françaises se succèdent
en Afrique du Sud pour tenter de tirer profit d'une conjoncture politique
dont on estime à Paris qu’elle avait été insuffisamment exploitée. Services
officiels er ministères français engagent une offensive tous azimuts pour
la prospection de grands contrats. Le Centre français du Commerce
extérieur (CFCE) dans une érude qu'il consacre à l'Afrique du Sud, en mai
1975, s'en fait l'écho. La France, peut-on lire, «est sans doure le pays
aujourd'hui le mieux placé pour développer ses relations avec l'Afrique
du Sud ». En effet, elle :
«est considérée comme le seul véritable soutien de l'Afrique du Sud
parmi les grands pays de l'Occident. Non seulement elle lui fournit
l'essentiel des armements nécessaires à sa défense, mais elle s'est
montrée bienveillante, sinon un allié, dans les débats et les votes des
Ofganisations internationales (92). »
Une telle présentation des choses n'est pas sans susciter un cer-
tain agacement au sein du secteur privé sud-africain si l'on en juge par
ce qu'écrit quelques semaines plus tard le représentant parisien de la
Fondation sud-africaine. Dans la rubrique régulière qu'il rédige pour Sos
Africa International, tente, lui aussi, de percer les raisons qui font
que «les relations économiques franco-sud-africaines, au regard de tous
les encouragements prodigués, ne se sont pas développées aussi rapide-
ment qu'elles l'auraient pu ». Les hommes d'affaires sud-africains, expli-
que-t-il :
<... ont parfois l'impression que les Français considèrent que, parce que
la France a vendu des armes à l'Afrique du Sud, les compagnies sud-
africaines devraient favoriser de manière déraisonnable les milieux
d'affaires français. Les Sud-Africains se demandent également parfois
si leurs nombreux visiteurs français ont pleinement saisi les modes de
fonctionnement de l'économie sud-africaine, à maints égards moins
centralisée et contrôlée par l'État que celle de la France. En outre, les
Sud-Africains se plaignent de temps à autre de ce que les Français.
pe peuvent pas communiquer efficacement en anglais (93). »
Si l'Afrique du Sud devient, en 1976, le premier client de la France
dans le monde pour le secteur des biens d'équipements, c'est par suite
de la signature d'importants contrats entre des entreprises françaises et
des établissements publics sud-africains : l'ESCOM (centrale nucléaire de
Kocberg), SASOL (unité d'oxygène), les Soth African Raihways (ligne
Sishen-Saidanah, fourniture de locomotives électriques) les Postes (maté-
1975, p. 13.
p. 46-7.
(92) Moniteur officiel du Commerce international, 23
(95) D. Colbarne in South Africa International, juillet 1975, n°
** Page 27 **
1 — LA PART DE LA FRANCE DANS LES IMPORTATIONS SUD-AFRICAINES, 1960-1976
RFA
18
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JAPON
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28 %
1976
N.B.: La taille des camemberts rend compte de l'augmentation de fa valeur globale des échanges.
861
** Page 28 **
2 — LA PART DE LA FRANCE DANS LES EXPORTATIONS SUD-AFRICAINES, 1960-1976
JAPON
13 %
FRANCE
LÉ
AUTRES RFA h USA ÿ
53 % 4% G-B 10 %
USA A%
1% 0e
RS
FRANCE GB.
4% 28 %
AUTRES
42 %
661
Source : Republic of South Africa, £a 14, Bureau of Scatistics, Pretoria, passim. 1976
** Page 29 **
200 LA FRANCE ET L'AFRIQUE DU SUD
riel télécommunications), les South African Airways (Airbus). Toutefois,
force est de constater, un an plus tard, que « le développement des affaires
avec le secteur public sud-africain n'a exercé aucun effet d'entraînement,
même limité, sur les ventes au secteur privé sud-africain » (94). Les ventes
françaises aux groupes miniers et chimiques sud-africains, dont les besoins
d'équipement sont alors considérables, sont demeurées « inexistantes »,
tandis que stagnait la part des exportateurs privés français dans les
domaines plus traditionnels des biens de consommation, du petit outillage
ou des produits chimiques.
Malgré les relations politiques particulièrement étroites qui se sont
développées entre la France et l'Afrique du Sud depuis le début des années
soixante, la percée des entreprises françaises sur le marché sud-africain
est demeurée des plus limitées en dehors des champs d'activité balisés
par des organismes publics où para-publics sud-africains. Parce qu'elles
sont souvent liées au transfert de technologies sensibles, les exportations
françaises demeurent largement dépendantes du maintien de relations
confiantes au niveau des États.
b) Un catalyseur : le contrat de Koeberg
À la suite de l'annonce de l'attribution du contrat de Koeberg, fin
mai 1976, la politique française va devoir se durcir et, en l'espace d'un
an, s’aligner sur celle des autres pays occidentaux. S'il constitue une bonne
affaire sur le plan commercial, le contrat de Koeberg vaut en effet à la
France des critiques d'autant plus vives qu'il a été annoncé deux semaines
avant que les événements de Soweto ne viennent soulever l’indignation
de la communauté internationale (95).
Ce sont des considérations politiques qui, en 1976, militent en faveur
de l'attribution au consortium Framatome-Alsthom-Spie Batignole du
contrat pour la construction de la centrale nucléaire à Koeberg (6 milliards
de FF). Annoncée fin mai, la décision constitue alors une surprise par
rapport à la présélection initiale d’un consortium composé d'intérêts
américains et néerlando-suisses. Ils ont finalement été exclus au regard
d’inquiétudes suscitées par la montée, aux États-Unis et aux Pays-Bas, de
controverses autour de ce contrat (96). La fiabilité du soutien français à
l'Afrique du Sud semble à toute épreuve, ainsi qu'en témoigne l'annonce
(94) « Présence française sur le marché sud-africain », in Afrique du Sud, réserve stratégique
de matières premières, Paris, Agefi, octobre 1977, p. 17.
(95) Le 16 juin,la police tire sur des étudiants et en tue plusieurs alors qu'ils protestaient,
à Soweto, contre l'introduction de l'enseignement obligatoire en afrikaans dans toutes les écoles
Une vague d'agitation, sans précédent depuis la période de Sharpevillé, va
s'ensuivre jusqu'en 1980,
(96) HS , « How France and South Africa did the nuclear deal », African Development,
août 1976, p. 7845.
** Page 30 **
UN SYSTÈME AUTONOME DE RELATIONS 201
quasi simultanée, faite à Paris, de la vente de deux avisos-escorteurs armés
de missiles Exocet.
Certes, la France à abandonné un an auparavant sa traditionnelle
distinction entre armes offensives et défensives : en août 1975, Valéry
Giscard d'Estaing a annoncé, durant une visite officielle au Zaïre,
l'établissement d'un embargo sur les livraisons d'armes « continentales et
aériennes » à l'Afrique du Sud. Toutefois, la portée de cet engagement
(destiné à atténuer les critiques aux Nations unies er à satisfaire les clients
potentiels de l'aéronautique française en Afrique noire) s’est vire révélée
largement symbolique. La plupart des armements placés sous embargo
sont désormais fabriqués sous licence en Afrique du Sud ; en outre, ni
les contrats en cours, ni les livraisons d’armements navals —— secteur où
d'importantes commandes sont envisagées par l'Afrique du Sud — ne
seront concernés.
c) La montée des pressions africaines
Les risques de détcurnement du contrat de Koeberg à des fins
militaires, la multiplication des interventions françaises sur le continent
et la poursuite de ventes d'armements à l'Afrique du Sud valent désormais
à la France d'être violemment critiquée dans les instances internationales.
Devant cette situation, on tente, à Paris, de dédramatiser l’acceptation
du contrat en l'assortissant de solides garanties : le 6 août, la signature
intervient après que le consortium français a fait examiner le contrat par
Agence internationale pour l'énergie atomique (AÏEA). En vertu d'un
accord, signé par les gouvernements français et sud-africain en décembre
de la même année, l'Afrique du Sud va s'engager à n'utiliser la centrale
qu'à des fins pacifiques. L'AIEA est, en outre, chargée, dans le cadre d'un
accord qu'elle signe avec l'Afrique du Sud en janvier 1977, de contrôler
la mise en service et l'utilisation de la centrale, ainsi que le rapatriement
vers la France de tous les déchets à retraiter (en vue de la récupération
du piutonium).
Mais ceci ne touche guère aux problèmes de fond. Au début du mois
d'août 1977, à la veille d'entreprendre un périple destiné à engager une
normalisation des rapports avec les États de la Ligne de Front, Louis de
Guiringaud annonce un embargo total sur les livraisons d'armes à l'Afrique
du Sud (chapitres X et XIV). Mal accueillie à Pretoria, cette décision ne
remet pourtant pas en cause les contrats en cours, à savoir la livraison
de deux sous-marins Agosta et de deux avisos-escorteurs (97). En Afrique
comme aux Nations unies, la diplomatie française n’en est pas moins
contrainte de derneurer sur la défensive : objet de vives critiques lors de
son passage en Zambie et au Mozambique, le ministre français des Affaires
(97) Le Star de Johannesburg (11 août 1977) vitre par exemple : « Le cynisme français, dans
ce qu'il a de meilleur ou de pire ».
** Page 31 **
202 LA FRANCE ET L'AFRIQUE DU SUD
étrangères a décidé d'interrompre son voyage en Tanzanie pour protester
contre l'accueil qui lui avait été fait. Parallèlement, alors que s'amplifie
la rumeur de préparatifs d'une explosion nucléaire sud-africaine, la France
est (à tort) tenue pour responsable de l’état d'avancement de TAfrique
du Sud dans ce domaine. Le ministre français des Affaires étrangères réagit
alors violemment en faisant pression sur l'Afrique du Sud, informée qu'une
éventuelle explosion nucléaire « pourrait avoir des conséquences graves
sur les relations entre les deux pays » (98).
Trois mois plus tard, la France vote la résolution 418 du 4 novembre
1977 par laquelle le Conseil de sécurité de ONU impose un embargo
sur toutes les ventes d'armes à l'Afrique du Sud (99). Afin de bien
souligner sa volonté de rupture avec le passé, la France réitère le
30 novembre, dans une note verbale adressée au secrétaire générai des
Nations unies, son engagement d'appliquer sans restriction l'embargo
qu'elle a voté. Conformément à cette résolution, toutes les commandes
sud-africaines en cours sont annulées, ce qui, à court terme, remet en cause
la livraison des deux avisos-escorteurs, alors imminente (ils seront
finalement vendus à l'Argentine). La décision est d'autant plus mal reçue
en Afrique du Sud que la France s'était engagée à fournir ces deux avisos
à l'époque des négociations du contrat de Kocberg. Qui plus est, cet
engagement n'avait pas été remis en cause par le ministre français des
Affaires étrangères lors de son annonce d'un embargo sur les futurs
contrats, en août. Dans le port de Lorient, l'un des deux navires a atteint
le stade des essais : il bat déjà pavillon sud-africain (bien que n'ayant pas
encore été réglé en totalité) et son équipage, venu d'Afrique du Sud, en
a pris possession. Outre cela, la construcrion sous licence du Mirage
F-1 doit alors être abandonnée (voir s#pra).
Venant s'ajouter aux pressions exercées après l'annonce d'une possible
explosion nucléaire sud-africaine, le dédit français de novembre 1977 a
mis brutalement fin aux relations spéciales que les États français et sud-
africain entretenaient depuis 1963. La France, déclarera plus tard l'am-
bassadeur de France à Pretoria, avait « de nombreux autres engagements
etdes responsabilités en Afrique er nous commencions à donner l'impression
d'avoir deux politiques qui étaient plus ou moins contradictoires » {100}.
De fait, le réajustement de la politique suivie en Afrique australe peut
être considéré comme une conséquence directe de la politique giscardienne
d'ouverture à des partenaires africains extérieurs à la sphère d'influence
traditionnelle de la France. Ce faisant, la politique française s’est alignée
sur le modèle de relations que les autres grands États occidentaux
entretiennent avec l'Afrique du Sud. C'est la fin des relations spéciales,
ce n'est pas celle, du moins l'espère-t-on, des grands contrats touchant
aux secteurs civils et para-militaires.
(98) L. de Guiringaud, in Le Monde, 24 août 1977.
(99) AFP/BQA, 1-2 novembre 1977.
(100) The Star, 18 € 1978.