Citation
The Independant : QUESTION.- Notre dernier entretien, monsieur le Président, date de juillet 1989, c'est-à-dire avant la chute du Mur de Berlin, l'effondrement de l'Union soviétique et l'unification allemande. Personne n'avait prévu, ne prévoyait et, semble-t-il, ne pouvait prévoir, ce qui allait se passer. Est-ce que ce degré d'imprévisibilité de l'Histoire ne doit pas remplir d'humilité, non seulement les observateurs et stratèges, mais aussi les chefs d'Etat ? Que devient la réalité du pouvoir d'un Président de la République lorsque la maîtrise supposée des événements lui échappe à ce point ?
- LE PRESIDENT.- Sans prétendre être devin, j'avais retenu l'hypothèse de la disparition de l'Union soviétique, d'où tout a découlé, et d'abord l'unification allemande. Dès mon élection de 1981, j'avais dit à mes collaborateurs, notamment à Pierre Bérégovoy, alors secrétaire général de la présidence : "Partez de l'idée que l'Union soviétique aura éclaté avant la fin du siècle". Je m'étais trompé de dix ans.
- QUESTION.- Sur quoi s'appuyait votre prévision ?
- LE PRESIDENT.- Tous les signes me paraissent le démontrer : l'affaiblissement du pouvoir central, le désordre, la crise économique interne dont les effets sont toujours sensibles puisque la plupart des pays de l'ex-URSS et la Russie elle-même ne sont pas encore remis d'aplomb. Avant la mort de Brejnev la décadence était visible.
- QUESTION.- En juillet 89, vous aviez sans doute envisagé l'éventualité d'une réunification de l'Allemagne, mais avec un certain nombre de réserves, sinon de réticences, et en tout cas peu d'enthousiasme.
- LE PRESIDENT.- Je n'aperçois pas cette réticence dans l'entretien que je vous ai accordé à l'époque. Nous avions précisément parlé de la réunification. C'était quatre mois avant la chute du Mur de Berlin. Et j'avais observé que cette réunification était légitime et qu'elle devait se faire démocratiquement et pacifiquement, c'est-à-dire que le peuple allemand aurait à se prononcer dans des élections libres et que les puissances exerçant un droit particulier en Allemagne auraient à se mettre d'accord. Cela s'est accompli en un temps raisonnable. En revanche j'ai toujours insisté pour que la frontière de l'est fut préalablement reconnue par les dirigeants allemands.
QUESTION.- Cependant, n'avez-vous pas été pris de court, comme chacun et comme tous, par l'émergence, dans cette nouvelle Europe, des vieux fantômes de l'explosion des nationalismes, qui rappellent ceux du XIXème siècle ? L'euphorie qui a suivi la libération de l'oppression bolchévique a été de courte durée, et vous avez semblé vous acharner à en prévenir les dangers, même à contre-courant de l'évolution historique.
- LE PRESIDENT.- Là encore, je ne vois pas ce que vous voulez dire. Il faut se souvenir qu'au cours du siècle se sont successivement effondrés en Europe, l'empire ottoman, l'empire austro-hongrois, deux empires allemands, deux empires russes et, au-delà, les empires coloniaux. Cela fait beaucoup. Partout où ces empires ont disparu, de multiples vocations nationales, jusque là étouffées, sont apparues, allant jusqu'à épouser les contours des ethnies. Je me souviens avoir déclaré fin 1989 que c'était beaucoup mieux parce qu'il était bon que les peuples fussent libres, mais que les difficultés d'un autre ordre allaient se multiplier. C'eût été une vue un peu courte que de considérer la liberté comme devant, d'elle-même, tout régler.
QUESTION.- Vous vous étiez mis d'accord avec le Chancelier Kohl pour que l'unification allemande soit accompagnée d'une accélération du processus européen...
- LE PRESIDENT.- Oui. Helmut Kohl m'a sans cesse affirmé : "Je ne conçois l'unification allemande qu'en symbiose avec l'unité européenne et avançant du même pas". Je ne pensais pas autrement.
- QUESTION.- Cette unité, dont le traité de Maastricht a été une étape importante, étant élaborée sur la base de réalités antérieures à 1989. Aviez-vous prévu l'ampleur et les effets de l'élargissement ?
- LE PRESIDENT.- Personne n'avait prévu qu'il serait si rapide.
- QUESTION.- Si les nouveaux candidats discutent les conditions d'entrée, l'Europe ne risque-t-elle pas de perdre sa substance ?
- LE PRESIDENT.- Le risque existe. S'agissant des quatre nouveaux arrivants, les conditions posées ne sont pas destructrices. Certes, des concessions ont été faites. Mais le traité de base, celui de Maastricht, n'a pas été déformé. Après tout, on avait accordé à l'Angleterre une longue période probatoire. On l'avait fait pour l'Espagne. L'essentiel dans ces élargissements consiste à ne pas altérer les structures de l'Union, à ne pas les vider de leur contenu. C'est un problème capital. La France a le devoir d'y veiller.
- QUESTION.- Les nouveaux arrivants, Finlande, Autriche, Suède, Norvège, ont de l'Europe la conception d'une zone de libre-échange plutôt que d'une union politique...
- LE PRESIDENT.- Certainement. Mais l'Europe elle-même est libre-échangiste et je regrette qu'elle le soit à l'excès. Cela évoluera, car on commence à se rendre compte que le libéralisme s'attaque aux systèmes sociaux et aggrave les inégalités. Voyez ce qui se passe en Lituanie, en Pologne, en Hongrie. Ces pays ne reviennent pas vers le communisme, mais ils abandonnent les partis libéraux et votent pour les anciens communistes devenus socialistes.
- QUESTION.- Le sentiment qui se développe dans les opinions publiques est que le traité de Maastricht est un pétard mouillé.
- LE PRESIDENT.- Vous exagérez. On fait de ce traité, très injustement le bouc émissaire de toutes les difficultés, de toutes les déceptions qui résultent de la crise. Or la crise ne vient pas d'Europe. S'il y avait à refaire un référendum le mois prochain sur le même thème, je le referais et, si tous partisans de l'Union européenne se mobilisaient, s'expliquaient, se battaient, alors qu'on ne les a pas beaucoup entendus depuis quelques temps, nous le gagnerions.
- QUESTION.- C'est un pari risqué.
- LE PRESIDENT.- Il l'était déjà en septembre 92.
- QUESTION.- La volonté de Bonn d'élargir l'Europe vers l'Est pour se retrouver entouré de pays amis est vue par certains comme l'expression d'une nouvelle hégémonie allemande.
- LE PRESIDENT.- On peut émettre toutes les hypothèses que l'on veut. Mais l'élargissement de l'Union européenne plaide plutôt pour l'attrait que celle-ci exerce autour d'elle. Ne nous en plaignons pas. L'Allemagne y joue, en effet, un grand rôle. La France aussi et d'autres pays encore. Je pense qu'à l'avenir de nouveaux élargissements exigeront une réelle fermeté de conception. Rien ne devrait être consenti qui affaiblirait les acquis de l'union. L'Allemagne et la France auraient, à cet égard, tout intérêt à coordonner davantage leur action.
QUESTION.- Voyez-vous des signes que l'Allemagne pourrait devenir moins européenne après le départ éventuel du Chancelier Kohl ?
- LE PRESIDENT.- Lors d'un voyage entre Stuttgart et Mayence, dans son train spécial, Willy Brandt, alors chancelier, m'avait dit : "Je risque d'être le dernier chancelier européen ; il y a d'abord eu un chancelier pour l'Ouest, Adenauer. Je me suis efforcé de faire en sorte qu'il y eut une Allemagne et une Europe tournées vers l'Est. Il est probable que mon successeur ou l'un de mes successeurs voudra faire une Europe pour l'Allemagne". Ce pronostic ne s'est pas révélé exact puisque Schmidt et Kohl ont été des Européens très engagés. Nous savons que l'Histoire se construit chaque jour.
- QUESTION.- Est-ce que, comme elle l'a écrit dans ses Mémoires, Mme Thatcher vous a proposé une alliance contre l'Allemagne ?
- LE PRESIDENT.- "Alliance" est forcer les termes. Mais à un certain moment, alors qu'elle était très hostile à l'unification de l'Allemagne, elle estimait que la France et l'Angleterre devaient empêcher cela. Je lui ai répondu que, si je désirais en effet que la République fédérale s'engageât clairement sur la garantie des frontières et sur les principes reconnus de l'équilibre européen, je ne renierais pas pour autant l'amitié franco-allemande, sans laquelle il n'y aurait pas de construction européenne. La France et l'Allemagne ont réalisé beaucoup de choses ensemble, alors qu'avec l'Angleterre de Mme Thatcher, nous en sommes restés aux projets, sauf pour le tunnel sous la Manche, bien sûr. Au demeurant, l'entente avec l'Allemagne n'exclut pas une entente avec l'Angleterre, également souhaitable.
QUESTION.- En Europe aujourd'hui, on peut craindre de nouvelles dérives. Ainsi, en Italie, on voit apparaître des méthodes politiques qui relèvent du marketing : le président d'une grande société de communication utilise ses moyens privés et devient Président du Conseil.
- LE PRESIDENT.- Effectivement, c'est une approche de la démocratie à laquelle on n'était pas habitué et qui me paraît redoutable.
- QUESTION.- Et qui vous semble malgré tout démocratique ?
- LE PRESIDENT.- Le peuple italien s'est prononcé dans des conditions démocratiques. Encore faut-il que les moyens d'information des citoyens soient égaux et justes pour tous. C'est là que le bât peut blesser.
- QUESTION.- Est-ce le cas en Italie, à votre avis ?
- LE PRESIDENT.- Ce que je sais, c'est que quand on possède les plus importants moyens d'information, on a des chances d'impressionner, au moins provisoirement, l'opinion et donc de l'emporter dans des conditions équivoques.
- QUESTION.- Est-ce que l'exemple italien peut contaminer d'autres pays en Europe ?
- LE PRESIDENT.- J'éviterai le mot "contaminer". Mais c'est un modèle que d'autres essaieront d'imiter. Il y a là un risque d'altération grave pour la démocratie. Le moment est venu de dire "attention, danger".
- QUESTION.- Il y a aussi en Italie une banalisation d'idéologies qui furent condamnées après la Deuxième Guerre mondiale et qui réapparaissent.
- LE PRESIDENT.- Est-ce bien ainsi que la question se pose ? Il y a certainement en Europe des forces qui voudraient réhabiliter ce que j'ai connu de plus répréhensible dans ma jeunesse, le fascisme, la nazisme, le franquisme, etc. C'est l'apanage de groupes extrémistes. Mais je serais étonné que les partis appelés à gouverner le fissent sans modifier considérablement leur appareil idéologique. Bien que les Italiens aient donné beaucoup de suffrages au parti néo-fasciste, représenté au gouvernement de M. Berlusconi, ce parti est loin d'être majoritaire. Naturellement, s'il devait un jour dominer la politique italienne, tout serait à revoir. Faisons confiance aux Italiens.
QUESTION.- Que pensez-vous du reproche qui est fait à l'Europe d'être frappée d'immobilisme dès qu'il s'agit de politique étrangère commune ?
- LE PRESIDENT.- Le projet d'une politique étrangère commune date de Maastricht, qui n'a été ratifié qu'il y a quelques mois. Pour construire l'Europe il faut le souffle long, c'est une course de fond, pas un sprint. Cela dit, la guerre dans l'ancienne Yougoslavie et d'autres événements sont facteurs d'accélération. Le procès monté contre l'union européenne repose sur des dossiers truqués. C'est maintenant qu'on va savoir si notre ambition de Maastricht se réalise. Songez cependant qu'il nous faut vaincre pour cela plusieurs siècles de confrontations et de luttes d'influence qui ne disparaîtront pas en un jour. Cela dit, l'idée d'Europe sera l'idée-force des temps à venir ou bien elle se perdra. J'ai fait mon choix.
QUESTION.- Peut-on comparer la situation que la guerre d'Espagne créait en Europe et celle que crée aujourd'hui l'ex-Yougoslavie ?
- LE PRESIDENT.- Non. Dans la guerre civile espagnole, en 1936, le nazisme et le fascisme voyaient un banc d'essai pour leurs propres armements. Tel n'est pas le cas aujourd'hui en Bosnie. Ce sont la Serbie, la Croatie, la Bosnie qui sont en cause et non pas des puissances extérieures aux Balkans. Bien que cette situation soit dramatique, la comparaison est infondée.
- QUESTION.- Oui, mais la Bosnie met à l'épreuve la crédibilité des organismes internationaux, qu'il s'agisse des Nations unies ou de l'OTAN, sentinelles supposées du nouvel ordre mondial.
- LE PRESIDENT.- Oui, à rude épreuve. Mais nier le rôle, l'utilité des Nations unies qui organisent la négociation, qui envoient des forces d'interposition, qui empêchent la généralisation du conflit, c'est aussi, sous un discours apparemment pacifiste, envenimer la guerre. Sarajevo respire, Gorazde aussi, grâce à qui ?
- QUESTION.- Après quelles tragédies ?
- LE PRESIDENT.- La Bosnie souffre d'un grand malheur mais les zones de sécurité ont été finalement respectées et devront continuer de l'être. A Gorazde, du temps a été perdu, donc de la crédibilité. Je le déplore. Au total, la politique des Nations unies s'est imposée. Condamner la négociation, revient à préférer la guerre, et cette guerre s'étendra, soyez-en sûr.
- QUESTION.- Des intellectuels vous reprochent de penser ainsi et de ne pas soutenir les Musulmans de Bosnie qui sont dans leur droit quand ils demandent la levée de l'embargo sur les armes. On ne peut à la fois refuser d'envoyer combattre à leur côté nos forces militaires et leur refuser les armes dont ils ont besoin.
- LE PRESIDENT.- L'argument est sérieux. Cette demande de levée de l'embargo que m'avait soumise M. Izetbegovic a été examinée. Elle n'a pas eu de suite de la part des membres permanents du Conseil de Sécurité, après une réflexion approfondie. On a craint une aggravation probable du conflit. Et je crois, en fin de compte, que c'était sage. Aujourd'hui les chances d'un apaisement apparaissent. Il faut les saisir.
QUESTION.- La France ne pouvait-elle faire plus pour la Bosnie ?
- LE PRESIDENT.- Elle a fait plus que quiconque. Mais j'ai annoncé, il y a deux ans, que je n'enverrais pas notre armée dans l'ancienne Yougoslavie, sinon pour des raisons humanitaires. On m'a critiqué. Je n'ai trompé personne.
- QUESTION.- En France, une grande partie de la majorité parlementaire semble pourtant favorable à un retrait des Casques bleus.
- LE PRESIDENT.- La question se poserait si la conférence à laquelle participeront les Américains, l'Union européenne et les Russes tardait à se tenir. Cette proposition française aura pour objet de mettre autour de la table, avec les intéressés, les trois grandes puissances qui, jusqu'à maintenant, se sont exprimées séparément.
- QUESTION.- Est-ce que les conflits balkaniques peuvent déborder ?
- LE PRESIDENT.- Ils le peuvent. Mais maintenant qu'il existe une bonne entente entre les grandes puissances européennes, j'espère qu'elles empêcheront la contagion et qu'elles n'ont pas oublié les leçons du passé.
- QUESTION.- Français et Allemands n'ont pas eu les mêmes positions en 1991 à la veille de la reconnaissance de l'indépendance de la Croatie et de la Slovénie.
- LE PRESIDENT.- A toutes les époques de ce siècle, les Allemands et les Français ont eu des vues différentes dans cette région du monde. Mais ces divergences ne sont plus prétexte à conflit entre eux. Elles nous incitent, au contraire, à discuter entre nous, à coordonner nos démarches, à préparer des solutions conformes à l'intérêt de notre union européenne.
QUESTION.- Pensez-vous que les Etats-Unis voient d'un bon oeil l'émergence d'une politique commune européenne, progressive et lente ?
- LE PRESIDENT.- Au départ, les Etats-Unis ont été très favorables à l'Europe du Traité de Rome. Ils se sont refroidis par la suite, craignant je ne sais quelle concurrence. Au moment où l'Europe communiste s'est effondrée, ils ont vu la possibilité de réduire leur présence militaire sur notre continent, ce qui correspondait au voeu d'une large partie de leur opinion publique et du Congrès. Mais ils ont cherché à compenser ce moins militaire par un plus politique. D'où leurs initiatives sur les nouvelles missions de l'OTAN. Tout projet qui risque, à leurs yeux, de remettre en cause le rôle de l'OTAN les inquiète. Ainsi, ils n'ont pas aimé le projet de Confédération européenne que j'ai présenté le 31 décembre 1989 et que je n'abandonne pas pour autant. En revanche, la CSCE qui englobe les Etats-Unis et le Canada, leur convient très bien. Le partenariat pour la paix qu'ils ont imaginé répond à leur vraie pensée. Mais les Américains restent réservés à l'égard d'un renforcement de l'Europe communautaire. Il serait bon qu'ils soutiennent le Pacte de stabilité, d'initiative française. J'attends du Président Clinton une ouverture d'esprit qui modifiera le climat actuel.
QUESTION.- Etes-vous d'accord pour admettre la Russie, comme elle le demande, dans le groupe des Sept Pays industrialisés ?
- LE PRESIDENT.- L'associer, oui. C'est ce qu'on fait déjà. A Naples elle sera là et ce sera très bien. Pour le reste il conviendra qu'elle se stabilise et amorce carrément son redressement économique. Elle le peut.
- QUESTION.- Etes-vous d'accord pour associer les Russes à un système de sécurité européen ?
- LE PRESIDENT.- Oui, la Russie est d'Europe, elle est en Europe et elle doit appartenir aux structures européennes.
QUESTION.- Dans cette optique, peut-on envisager un jour de mettre la force nucléaire française au service de l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- La dissuasion française est faite pour protéger le territoire national et pour défendre les intérêts vitaux de la France qui ne sont pas définis à l'avance mais dont l'interprétation dépend du chef de l'Etat. Si l'Europe arrive au point où on pourra la considérer comme un territoire assez uni pour être défendu contre les mêmes dangers, au nom des mêmes intérêts vitaux, alors je serai, au nom de la France, disposé à engager une telle négociation. Cela supposera, il ne faut pas se le dissimuler, beaucoup de progrès à faire en Europe. L'un de mes successeurs aura, un jour, à trancher.
- QUESTION.- Le principe de la dissuasion française était du faible au fort. Certains pensent aujourd'hui que la confrontation Est-Ouest étant terminée, il convient désormais de recourir à une dissuasion du fort au fou, face à des pays comme l'Irak ou la Corée du Nord, qui cherchent à se doter de l'arme atomique. Y croyez-vous ?
- LE PRESIDENT.- Celui qui répond au fou de cette manière est fou lui-même. On ne va quand même pas régler les guerres civiles et les conflits régionaux et ethniques à coup de bombes atomiques. Quant aux guerres préventives, on voit comment ça commence mais pas quand ça finit. En tout cas je vous dis catégoriquement non.
QUESTION.- Est-ce que ce qui se passe en Algérie représente une menace pour l'Europe ?
- LE PRESIDENT.- Oui, assurément. On a le droit de redouter la victoire de l'intégrisme. Certes, le peuple algérien fera ce qu'il entendra faire. On ne peut pas être démocrate chez soi et contester à un autre peuple le soin de décider de son destin. Je souhaite que la crise économique qui frappe durement le peuple algérien ne lui fasse pas confondre les causes de son mal et que par une réaction contre les difficultés de sa vie quotidienne, il ne rejette pas tout ce qui fait de lui un peuple d'avenir et de progrès.
- QUESTION.- Est-ce que les renseignements que vous avez sur la situation algérienne vous inclinent à penser que nous sommes en mesure, la France ou les pays latins, de favoriser un dialogue entre les parties en présence ?
- LE PRESIDENT.- La guerre d'indépendance a laissé des traces dans les esprits. Le concours de la France peut être utile et même nécessaire mais toute forme de paternalisme ou de moralisme doit être absolument proscrite. La France est un pays libre qui s'adresse à un pays libre et digne. Cela doit être la règle de nos relations. Restons prêts à aider l'Algérie si elle le souhaite, quand elle le souhaite.
- QUESTION.- La situation en Algérie provoque déjà et pourrait provoquer encore une immigration non plus économique mais politique dans le sud de l'Europe, et en France en particulier. Ne pourrait-on accorder plus librement visas et droit d'asile ?
- LE PRESIDENT.- On ne peut pas encore parler d'un mouvement d'immigration. Mais les personnes menacées dans leur vie - et surtout parce qu'elles optent pour le progrès - devraient pouvoir trouver aide et secours chez nous.
- QUESTION.- Puisque le système des blocs n'existe plus, en quoi l'existence de régimes intégristes de l'autre côté de la Méditerranée gênerait-elle nos échanges économiques et nos relations politiques ?
- LE PRESIDENT.- Je ne prétends pas que l'intégrisme veuille s'en prendre aux pays européens. Ce n'est pas son intérêt. Il est difficile d'imaginer ce que les leaders intégristes feraient de leur politique extérieure. Ils ne pourraient pas s'isoler. Ils comprendront peut-être que nul ne peut imposer sa foi sans manquer à ce qui fait la noblesse de toute croyance ; le respect de l'autre.
QUESTION.- Revenons en France. Quel est le bilan que vous dressez de l'expérience des socialistes au pouvoir ? Quelles sont les erreurs majeures qui ont été commises ?
- LE PRESIDENT.- Votre question exigerait vraiment une longue explication. D'abord, il faut dire que les socialistes sont minoritaires en France, traditionnellement minoritaires, comme la gauche dans son ensemble. Il faut des circonstances extraordinaires dans le vrai sens du mot pour que les socialistes l'emportent. Il s'en produira de nouveau comme en 1981 et 1988. Mais les forces conservatrices restent maîtresses des grands moyens d'information, des grands moyens de l'argent, et l'administration reste nourrie de leur idéologie. Sans doute nous sommes-nous trop peu imposés à cette administration. Les équipes qui arrivent au pouvoir sans en avoir l'expérience ont de la peine à réorienter les choix fondamentaux. Dans le domaine économique et financier surtout. Voilà un reproche que je nous fais. Conséquence : nous avons abouti à des accommodements qui ont donné le sentiment inexact que les socialistes n'étaient plus socialistes. Mais il ne faut pas exagérer. Beaucoup a été fait qui porte notre marque et qui ne pourra être aboli. Nous avons transformé, et heureusement transformé le paysage français : libertés, culture, lois sociales, recherche scientifique, décentralisation et j'en passe. Mais nous avons eu à affronter la crise la plus grave depuis les années 30 et cela a réduit nos marges de manoeuvre. En outre la construction européenne, thème socialiste s'il en est, s'est développée en un temps où la plupart de nos partenaires obéissaient à des conceptions libérales. Cela dit, je suis fier de l'oeuvre accomplie par les gouvernements socialistes.
- QUESTION.- Quelle a été la plus grande erreur que vous jugez avoir commise dans votre vie politique ?
- LE PRESIDENT.- Ma vie politique n'est pas close. Nous ne sommes pas à l'heure du bilan. Les historiens s'en chargeront. Mon plus grand regret (je ne dis pas ma plus grande erreur) a été d'avoir dû gouverner la France au pire de la crise et de ne pouvoir mettre un terme, ou du moins faire reculer le chômage, pas plus que ne l'avait pu mon prédécesseur, pas plus que ne l'ont pu les autres gouvernements occidentaux, quelle qu'eût été leur couleur politique.
- QUESTION.- Qu'est-ce qui différencie la droite de la gauche, aujourd'hui ?
- LE PRESIDENT.- Ce sont ordinairement les gens de droite qui posent cette question. Pour moi la distinction est évidente. Sans reprendre la vulgate marxiste, je pense que ce que Marx a écrit (et il n'est pas le seul !) sur les classes sociales reste vrai. Il y a des gens qui veulent conserver, il y a des gens qui veulent transformer. Il y a ceux qui tirent profit du travail des autres. Il y a ceux qui souffrent de l'exploitation par les autres. Il y a ceux qui ne veulent pas voir que les femmes au travail sont sous-payées, fût-ce à qualification égale. Il y a ceux qui veulent corriger cette grave injustice etc... etc... comme chante Sardou. Il reste beaucoup à faire pour l'égalité des chances. La gauche a fait un peu de ce chemin, pas assez, dans cette direction. La droite ne peut, par nature, que persévérer dans son être. Au terme de sa gestion on le constatera.
QUESTION.- Pensez-vous qu'il y ait une crise de la représentation démocratique, une mise en cause de la politique et de ses représentants : un succès du populisme et de sa démagogie ?
- LE PRESIDENT.- C'est ce que tout le monde dit. Mais moi, qui ai 77 ans j'ai toujours entendu ce refrain. Je l'ai entendu dans ma famille quand j'avais 7 ou 8 ans puis quand j'étais étudiant. Je l'ai entendu pendant la guerre. Je l'ai entendu sous la IVème République. Le refrain n'a pas changé. Naturellement cette critique est parfois fondée. N'en faisons pas une théorie.
- QUESTION.- On s'exprimait naguère dans les mêmes termes ?
- LE PRESIDENT.- Quasiment. J'habitais, enfant, dans une petite commune de Charente où le curé, qui était d'ailleurs un homme excellent possédait un cochon et un boeuf. Le cochon s'appelait "Herriot" et le boeuf "Painlevé". Ce n'était pas très respectueux pour les institutions démocratiques. Ca n'a pas empêché le curé de devenir un grand résistant qui, à la fin de sa vie, me disait : "il n'y a rien de mieux que la République".
- QUESTION.- Est-ce que les classes politiques sont destinées à avoir d'autres modes d'expression que les partis politiques ?
- LE PRESIDENT.- La vie démocratique ne peut s'exprimer autrement que par des groupements d'hommes et de femmes qui se réunissent autour d'une idée centrale, d'un idéal, d'un projet. Cela s'appelle un parti ou un mouvement, un programme et une idéologie. Ils sont indispensables à la République. Qu'ils aient à se débarrasser de mauvaises habitudes assurément. Maintenant que les lois présentées sous mon autorité par le gouvernement de Michel Rocard ont créé les conditions d'une moralisation de la vie publique, ils n'auraient aucune excuse de ne pas le faire.
- QUESTION.- La société d'images ne change-t-elle pas les qualités qui sont demandées à un homme politique ?
- LE PRESIDENT.- Il faut acquérir des qualités supplémentaires de communication. Pour le reste l'Ecclésiaste, qui n'est pas d'hier, vous répond : "rien de nouveau sous le soleil".
- QUESTION.- Propos plutôt sceptiques, monsieur le Président !
- LE PRESIDENT.- Non. Le soleil est toujours là, heureusement.
- QUESTION.- Vous trouvez que l'histoire est litanique ?
- LE PRESIDENT.- Non. Les situations changent, mais les grands thèmes, les grands combats, les grands mouvements historiques demeurent. C'est le même combat à travers le temps.
QUESTION.- Parmi les hommes politiques que vous avez connus, y en a-t-il qui vous ont laissé un souvenir fort ?
- LE PRESIDENT.- J'ai connu des hommes de très grande intelligence politique comme le Chancelier Kreisky, en Autriche, que j'ai admiré, un homme dont le rôle a été décisif pour l'évolution du monde moderne comme Gorbatchev, un autre, Willy Brandt qui a eu une vision d'une acuité particulière, comme avant lui Schuman et Mendès-France. J'ai aimé Léon Blum. J'ai peu connu de Gaulle et Churchill. Leur trace historique parle pour eux. Ailleurs, Mohammed V, Gandhi, Ben Gourion, Mandela ont prouvé qu'on pouvait, qu'on devait toujours espérer. Je garde un souvenir fort de Mao et de Fidel Castro. Je ne parlerai pas de nos voisins européens encore responsables de leur pays. Mais il en est qui marqueront notre temps. On le sait déjà.
- QUESTION.- On dit que la fin du communisme, de l'utopie communiste qui était une expression extrémiste de la raison, a mis en crise la raison elle-même et que donc on va vers une forme de messianisme.
- LE PRESIDENT.- Je crois, comme vous, que les formes de messianisme vont se développer mais, par une sorte de dialectique permanente, les forces de la raison aussi.
- QUESTION.- Cela sera une grande confrontation ?
- LE PRESIDENT.- Le grand débat, comme toujours ! J'ai confiance dans la victoire finale de la raison.
- QUESTION.- Il y a trois ans, à l'UNESCO, vous aviez souligné votre joie de voir les peuples libérés du communisme. Après avoir vécu les changements de cette fin de siècle, conservez-vous votre optimisme et votre foi dans l'homme ?
- LE PRESIDENT.- Je n'étais pas brouillé avec lui, mais je l'ai toujours jugé semblable à lui-même.
- QUESTION.- Voulez-vous dire qu'il est tristement constant ?
- LE PRESIDENT.- Constant, sans adverbe.
- QUESTION.- Que vous inspire l'évolution du monde ?
- LE PRESIDENT.- Je crois beaucoup aux institutions. Il n'y aurait pas de paix civile dans un pays sans institutions, sans élus, sans justice, sans règles morales, sans défenseurs des droits. Ou bien, que de cas semblables à celui du Rwanda, cette honte, qu'il appartient précisément à la plus haute des institutions mondiales de sauver de son propre désastre.