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AU TERME de neuf mois d'enquête, la Mission d'information parlementaire sur le Rwanda devait publier, mardi 15 décembre, un volumineux rapport de mille huit-cents pages. La tâche des députés était de répondre aux multiples questions sur le rôle de la France dans la « première » guerre rwandaise (1990-94), qui a conduit au génocide des Tutsis et à l'élimination de Hutus modérés. Plus de cinq cent mille Rwandais sont morts en cent jours, au printemps 1994, et la France fut parfois accusée d'avoir été, par ses actions ou ses silences, « complice » du premier génocide reconnu par la communauté internationale depuis l'Holocauste.
Le rapport ne devrait pas répondre entièrement aux interrogations les plus cruciales soulevées ces dernières années par les ONG et la presse. « Nous sommes une instance parlementaire. Nous ne sommes ni des juges d'instruction ni des policiers », prévenait Paul Quilès, le président de la Mission d'information, à la veille de la publication du rapport. Les députés se sont attachés à analyser en profondeur « les objectifs de la politique française au Rwanda », les mécanismes d'une intervention militaire atypique hors du « pré-carré » traditionnel d'Afrique centrale et occidentale, à souligner les « carences » et les « erreurs » de cette action, ainsi qu'à « formuler des propositions pour ne pas répéter ces erreurs dans l'avenir », selon M. Quilès.
« L'étincelle »
Depuis la création de la Mission d'information au mois de mars, les députés ont officiellement auditionné quatre-vingt-huit témoins, des responsables politiques et militaires, des diplomates, des universitaires, des Rwandais. Les rapporteurs, Pierre Brana (PS, Gironde) et Bernard Cazeneuve (PS, Manche), ont poursuivi ce travail en entendant des dizaines de témoins supplémentaires, en effectuant des voyages à Bruxelles, à Washington et au siège des Nations unies à New York, ainsi qu'au Rwanda, en Ouganda, au Burundi et à Arusha (Tanzanie), où se trouve le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) qui juge les auteurs du génocide. Ils ont également lu et analysé des milliers de télégrammes diplomatiques et de documents militaires, qui ont été « déclassifiés » avec l'autorisation de l'Elysée et de Matignon, et qui seront publiés en annexe du rapport. Les compte-rendus des auditions à huis-clos de diplomates et de militaires vont également être publiés, sauf pour les officiers dépendant du Commandement des opérations spéciales (COS), qui s'y sont opposés.
Des recherches précises ont été menées sur certains sujets, notamment sur l'attentat qui coûta la vie, le 6 avril 1994, au président rwandais Juvénal Habyarimana, et qui marqua le début des tueries. « Nul ne sait si les massacres auraient eu lieu sans cet événement. Mais il est regrettable que personne n'ait enquêté depuis quatre ans sur l'étincelle qui a déclenché le génocide », commente Paul Quilès. Cinquante pages du rapport sont consacrées à cet attentat. Elles contiennent des « éléments nouveaux », selon M. Quilès, qui ne permettent toutefois pas de trancher le débat sur l'identité des coupables, les extrémistes hutus de l'entourage de Juvénal Habyarimana ou les rebelles tutsis du Front patriotique rwandais (FPR). « Nous avons mené loin nos investigations, affirme M. Quilès. Nous laissons à d'autres le soin de poursuivre ce travail ».
Les autres, c'est principalement le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière. Une information judiciaire a été ouverte le 27 mars 1998. M. Bruguière a été saisi du dossier après que l'une des familles des trois militaires français tués dans le Falcon 50 offert par François Mitterrand à son homologue rwandais a déposé une plainte en 1997. Le juge pourrait s'appuyer sur le rapport des députés afin de relancer son enquête.
Les députés ont par ailleurs surtout tenté, selon M. Quilès, de décrire les « enchaînements politiques » et les « responsabilités des uns et des autres » dans la guerre qui a mené au génocide. Le rapport devrait mettre en lumière les dysfonctionnements des canaux d'information et de décision politiques, diplomatiques et militaires. Entre l'état-major particulier et la « cellule africaine » de François Mitterrand à l'Elysée, les ministères de la défense et des affaires étrangères, la mission militaire de coopération, les services secrets et les ambassades, rien ne fonctionnait selon les schémas classiques.
Une question reste de savoir si les parlementaires sont parvenus à enquêter dans les eaux les plus troubles de la politique française au Rwanda. Y a-t-il eu, après l'arrêt officiel des livraisons d'armes, des équipements militaires envoyés aux extrémistes hutus ? Pourquoi Paris n'a jamais révélé les résultats des enquêtes des services secrets sur l'attentat du 6 avril 1994 ? Quelle politique appliquaient à Kigali, après le départ des troupes françaises fin 1993, des officiers de l'armée, des agents de renseignement et des personnages plus obscurs, comme l'ex-capitaine Paul Barril, impliqué aux côtés de la famille Habyarimana ?
« Propositions »
Les auditions publiques furent au printemps extrêmement controversées. Les députés ont entendu les hauts responsables politiques et militaires sans connaître le dossier, et accepté d'entendre des discours de justification sans réclamer de récits étayés. Ceux-là même qui devaient enquêter adressaient des sourires de connivence aux témoins, réservant leurs flèches assassines aux universitaires et aux journalistes désireux de découvrir la vérité.
L'expérience menée par la Mission d'information restera cependant historique, quelques soient les révélations contenues dans le rapport. C'est la première fois que le Parlement enquête sur le « domaine réservé » de la présidence de la République. De Charles de Gaulle à François Mitterrand, le chef de l'Etat pouvait décider seul d'intervenir en Afrique, sans avoir de comptes à rendre aux Français. La volonté de Lionel Jospin de réformer la politique africaine de la France et les travaux de la Mission d'information sur le Rwanda, s'ils ne résolvent certes pas tous les problèmes, devraient contribuer à clore un chapitre de la période post-coloniale.
Les députés devaient notamment proposer, en conclusion de leur rapport, que le Parlement soit informé des accords de défense et de coopération avec les pays alliés, ainsi que de l'envoi des soldats français à l'étranger. Actuellement, les parlementaires ne sont compétents qu'en cas de déclaration de guerre. Les « propositions » de la fin du rapport devaient concerner également des sujets aussi divers que le rattachement des officiers de la coopération au ministère de la défense ou la ratification nécessaire de la convention de Rome sur la création d'une Cour pénale internationale.
Le rapport Quilès est attendu avec intérêt par les ONG, qui furent à l'origine de la campagne pour une commission d'enquête sur le rôle de la France au Rwanda, par les Belges, qui ont été les premiers à s'interroger sur leur politique dans la région des Grands-Lacs, par l'ONU, dont la volonté farouche à garder précieusement ses secrets ne contribue guère à faire la lumière sur le génocide. Et il est attendu avec impatience, bien évidemment, par les Rwandais, notamment par les survivants du génocide qui gardent un profond ressentiment envers la France.