Fiche du document numéro 31382

Num
31382
Date
Dimanche 8 janvier 2023
Amj
Auteur
Fichier
Taille
1316992
Pages
4
Urlorg
Titre
La romancière franco-rwandaise Scholastique Mukasonga : “Pourquoi le Messie ne serait-il pas une femme ?”
Sous titre
Au cœur de son dernier livre, “Sister Deborah”, une femme prophétesse et guérisseuse. L’écrivaine se fait conteuse pour repenser l’histoire de son pays d’origine à travers la fiction. Le but ? Se relever d’un “génocide culturel” passé sous silence. Rencontre.
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Scholastique Mukasonga en juillet 2022. Photo Francesca Mantovani/Gallimard/opale.photo

Le mouvement Black Lives Matter en a fait un slogan : « I met God, she’s black » (J’ai rencontré Dieu, elle est noire). Pour Scholastique Mukasonga, auteure de Sister Deborah (éd. Gallimard), ce Messie féminin existe peut-être. Dans cette envoûtante uchronie, l’écrivaine franco-rwandaise donne vie à une ancienne croyance narrée par les mères aux jeunes filles : au début des années 1930, une prophétie annonçait l’arrivée d’une femme noire surgissant d’un lac, porteuse d’une graine miraculeuse qui ferait cesser la famine et chasserait les colons blancs. Sous la plume de Scholastique Mukasonga, la femme se nomme donc Sister Deborah, une Africaine-Américaine évangélique ayant traversé l’Atlantique pour rejoindre le Rwanda, sa terre promise.

Son œuvre, dans laquelle se mêlent spiritualités et rites de l’Afrique orientale, Scholastique Mukasonga l’a centrée sur sa propre histoire. En 1994, trente-sept membres de sa famille sont assassinés durant le génocide des Tutsi. Il lui faudra dix ans pour trouver le courage de retourner au Rwanda, après un exil forcé au Burundi puis en France. Un séjour cathartique, qui l’amènera à se plonger dans l’écriture pour se réapproprier les croyances ancestrales de son pays natal et les sauver de l’oubli.

Votre récit est utopique, fictionnel, pourtant il s’inspire de faits prétendument réels. Comment jonglez-vous entre réel et imaginaire ?

J’ai eu de la chance, comme beaucoup de petites filles africaines, de grandir auprès d’une mère qui me contait des histoires orales héritées de nos ancêtres. Il y a toujours eu dans la tradition rwandaise un personnage féminin puissant et vénéré, nommé Nyabinghi. Une sorte de thaumaturge qui aurait le pouvoir de se réincarner. Moi, j’ai grandi à une époque où les croyances étaient transmises mais les pratiques prohibées. Ces récits, que l’on pourrait qualifier de « folkloriques », contiennent une part de vérité. Au fil des années, je me suis documentée avec les bouts d’archives que je trouvais, mais surtout j’ai puisé dans l’héritage laissé par ma mère afin de devenir conteuse à mon tour. Je me suis mise à écrire par devoir de mémoire et de transmission.

Dans Sister Deborah, vous laissez plusieurs mots et expressions en kinyarwanda, la langue nationale du Rwanda, sans les traduire, et les références que vous glissez ne sont pas accessibles à tous. À qui le livre s’adresse-t-il ?

J’écris en français, langue qui me permet en effet de toucher plus de lecteurs. Pour autant, mes livres sont systématiquement parsemés de mots en kinyarwanda. Quand ce sont des mots forts qui n’ont pas de traduction, de définition équivalente, je les laisse dans la langue d’origine, pour le respect de ce que j’écris, mais l’explication en français suit toujours. Il est important pour moi de conserver la pureté du sens et de valoriser ma langue maternelle.

Dans votre œuvre littéraire, vous avez toujours magnifié la tradition rwandaise. Qu’est-ce qui a déclenché l’écriture de cette nouvelle histoire ?

Maillage entre spiritualité, violence de la colonisation et déracinement, cet ouvrage est une manière pour moi d’exorciser ce que j’ai vécu par le passé. Je suis issue d’une génération où l’on a complètement effacé toute trace de ce qui était notre culture religieuse précoloniale, et qui était le fondement même de la société rwandaise. Le génocide a été une onde de choc à tous les niveaux. Il a fallu se reconstruire, psychologiquement, mais également réhabiliter notre propre récit national. C’est un processus long que j’ai entamé à la suite de mon retour au Rwanda, et que je tente de partager à travers mes livres.

Quelle place le religieux occupe-t-il dans la culture de votre pays ?

L’Église catholique a eu un rôle considérable dans l’histoire du Rwanda, tant sur le plan politique que religieux. Les colonisateurs se sont appuyés sur les missionnaires, chargés de l’éducation, qui avaient le devoir de « civiliser les sauvages ». Mais dans un pays devenu très chrétien – en apparence –, avec les missions catholiques puis protestantes, on n’oubliait pas les croyances héritées des anciens. Beaucoup pratiquaient une forme de syncrétisme, invoquant par exemple Marie en même temps que Nyabinghi. Ma mère faisait des rituels, mais jamais en public. L’Église et la religion catholique étaient devenues notre état civil… pas notre identité.

La religion serait « l’opium du peuple » au Rwanda, et plus largement en Afrique ?

Traditionnellement, sur le continent africain, la spiritualité a toujours été forte et continue de l’être aujourd’hui. Les peuples ont besoin de croire à des puissances invisibles. Au Rwanda, les courants religieux se sont multipliés au lendemain du génocide, à un moment où les gens étaient plus pauvres que jamais, dépossédés de tout. De nos jours, des Églises indépendantes de tendance pentecôtiste naissent quasiment quotidiennement dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne, en République démocratique du Congo, en Ouganda ou encore au Nigeria, pour ne citer qu’eux. Et ses cultes peuvent s’exporter au sein des diasporas. Il n’existe plus de monopole du religieux, comme cela a pu être le cas il y a plusieurs décennies.

Certains discours affirmant que l’émancipation des peuples noirs devrait forcément se faire par un retour à une culture précoloniale ou préesclavagiste, et donc par une rupture avec les religions abrahamiques (judaïsme, christianisme et islam) (1). Qu’en pensez-vous ?

On nous a fait croire qu’en Occident la misère n’existait pas ! Désormais, il nous faut nous défaire de tout ce qu’on nous a raconté et entamer un cheminement pour retrouver nos racines. Pourquoi Nyabinghi serait-elle honteuse ? Pourquoi vouer un culte au mythique héros Ryangombe serait-il honteux ? Pourquoi rejeter la médecine traditionnelle ? Nous devons impérativement entreprendre un retour à nous-mêmes, et nous libérer du discours religieux qui nous a été inoculé : « Vous ne savez pas qui vous êtes, ce que vous pensez connaître n’a pas de valeur, ce qui a de la valeur c’est ce que nous allons vous raconter. »

Sister Deborah prend également la forme d’un conte afro-féministe. Est-ce l’un des autres messages que vous avez souhaité transmettre ?

Beaucoup de journalistes me demandent si je suis féministe. Je ne peux pas répondre à cette question, car pour moi ce mot est polyphonique, chacun peut le définir à sa manière. Mais en effet, les femmes sont omniprésentes dans mes ouvrages, toujours fortes et puissantes. J’aime transmettre une image de la femme en tant que mère de l’humanité, portant en elle beaucoup de sérénité. Pourquoi le Messie ne serait-il pas une femme ? Aujourd’hui, dans la plupart des pays, les femmes assument les mêmes fonctions que les hommes. Au Rwanda par exemple, bien qu’il subsiste encore quelques inégalités – comme dans tous les pays –, elles sont à la tête de la plupart des ministères.

Finalement, Sister Deborah est-elle une héroïne ou une antihéroïne ?

Sister Deborah est une guérisseuse et prophétesse qui a été élue pour prêcher la liberté du peuple opprimé. Elle porte avec elle un message d’espoir, mais qui est de toute évidence voué à l’échec. Et, selon moi, c’est justement la condition sans laquelle il n’y aurait plus d’espérance. C’est pourquoi je dis à travers le personnage de Sister Deborah : « Je le sais maintenant, l’esprit ne reviendra jamais. Et pourtant malgré tout, il faut toujours l’attendre, et j’annonce la venue de celle qui ne viendra jamais, car si l’un ou l’autre des esprits tenait sa promesse, il n’y aurait plus rien à attendre, tout s’arrêterait. »

(1) Une idéologie notamment défendue par le kémitisme, mouvement spiritualiste qui promeut le « retour aux sources », c’est-à-dire aux valeurs et croyances ancestrales comme seules conditions pour la renaissance de l’Afrique.

Sister Deborah, éd. Gallimard, coll. Blanche, 160. p, 16€.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024