Fiche du document numéro 31361

Num
31361
Date
Lundi 27 octobre 2003
Amj
Auteur
Fichier
Taille
30644
Pages
4
Urlorg
Titre
Qui a tué Jean Hélène ?
Sous titre
Le correspondant de RFI à Abidjan a été assassiné le 21 octobre, son meurtrier arrêté et le chef de la police limogé. Mais bien des questions restent sans réponse.
Nom cité
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Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Mardi 21 octobre, 19 h 30, quartier du Plateau à Abidjan. Jean Hélène, 50 ans, correspondant de Radio France Internationale, gît dans une mare de sang devant sa voiture rouge. Il a été achevé, sur le bitume, de deux balles de kalachnikov en pleine tête, après avoir été frappé à coups de crosse dans le dos. Un meurtre de sang froid commis, dira l’enquête, par un individu calme, posé, n’ayant absorbé aucune substance chimique, alcoolisée ou hallucinogène. Et qui, son crime accompli, est allé tranquillement en rendre compte à ses chefs.

Retour sur un assassinat



Le meurtrier a un nom : celui du sergent Théodore Sery, 28 ans, né à Sassandra, sur la côte, à l’ouest d’Abidjan, non loin de San Pedro. Comme le chef de l’État Laurent Gbagbo, il est d’ethnie bété.

Sery fait partie de ces jeunes recrues incorporées dans la police, en 2001, par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Émile Boga Doudou (assassiné lors de la tentative de putsch du 19 septembre 2002) sur une base avant tout régionaliste. Affecté à la Brigade spéciale de protection des personnalités constituée dans sa quasi-totalité de ressortissants bétés, didas ou apparentés, il prend rapidement du galon. Nommé sergent, il rejoint la Direction générale de la police nationale. C’est devant le siège de cette même DGPN, alors qu’il attendait pour les interviewer la libération de onze militants du parti d’Alassane Ouattara arrêtés quelques jours plus tôt, que Jean Hélène a été abattu.

Présents ce soir-là dans le bâtiment, Joseph Djablé, le directeur des Renseignements généraux, et Désiré Adjoussou, le directeur général adjoint de la Police (et supérieur direct du sergent Sery), avaient pourtant signifié à ce dernier de « laisser travailler » le journaliste. Un ordre dont Sery n’a tenu aucun compte. Peut-être parce que Adjoussou est un Baoulé réputé proche de l’ex-président Bédié, alors que lui est bété, l’ethnie du « grand boss », très échauffée depuis le 19 septembre. Dans une Côte d’Ivoire empoisonnée par les crispations tribales, l’appartenance communautaire prime désormais la hiérarchie, la haine tient lieu de ligne de conduite et la mort violente est un phénomène quotidien.

L’enquête officielle sur cet assassinat a été confiée au procureur militaire Ange Kessi, que l’on a déjà vu à l’oeuvre dans l’affaire « IB ». Cet Agni originaire de la même région que Pascal Affi Nguessan, le président du Front populaire ivoirien, est certes un fidèle du régime, mais il sait qu’il joue dans ce dossier sa crédibilité, sa réputation et sa place dans l’histoire contemporaine du pays ce qui n’est pas rien. Une première sanction est tombée le 23 octobre, sous la forme du limogeage du directeur général de la Police nationale, le général Adolphe Baby, un Dida.

Gbagbo ne pouvait pas faire moins. Il n’est pas sûr qu’il fasse plus. Gbagbo : coupable ou responsable ? Personne ne peut croire et personne n’a dit que le président ivoirien avait personnellement donné l’ordre de liquider Hélène. Pas plus, vraisemblablement, qu’aucun membre de son entourage. Pour Gbagbo, ce drame tombe au plus mauvais moment, alors qu’il comptait se rendre dans un mois en visite officielle en France et qu’il était parvenu à rendre les ex-rebelles des Forces nouvelles en partie responsables de l’impasse dans laquelle se trouvent les accords de Marcoussis. Mais même si l’enquête révèle que Sery a agi seul ce qui est probable, la responsabilité directe du chef de l’État se trouve engagée. Pour plusieurs raisons.

Ce meurtre démontre à quel point les forces de l’ordre et les diverses milices qui quadrillent le « Gbagboland » (la zone Sud) recèlent en leur sein des éléments incontrôlés, recrutés à la hâte et sans aucune formation civique, voire militaire, amplement pourvus en armes de tous calibres et toujours capables du pire. Ce qui est arrivé à Jean Hélène arrive chaque jour, ou presque, à des ressortissants ivoiriens enlevés aux check-points, dans la rue ou chez eux, pour délit de patronyme ou sympathies supposées envers les rebelles et l’opposition non armée. Ce meurtre s’inscrit également dans un contexte maintes fois décrit de dérapages médiatiques de toute nature, d’appels à la haine véhiculés par des journaux proches du pouvoir dont les effets sont dévastateurs sur une partie de la population « sudiste », exaspérée, désespérée, en proie au syndrome de l’assiégé. Ce meurtre, enfin, n’aurait sans doute pas été commis sans le climat d’impunité qui sévit en Côte d’Ivoire, de part et d’autre de la ligne de démarcation.

Côté Forces nouvelles, ni le massacre des gendarmes de Bouaké, en septembre 2002, ni l’assassinat, au mois de mars à Touleupleu, d’un journaliste ivoirien de l’agence de presse officielle n’ont donné lieu à la moindre enquête. À Abidjan, depuis le péché originel de la tuerie de Yopougon, en octobre 2000, jusqu’aux escadrons de la mort dénoncés, il y a neuf mois, par une commission spéciale de l’ONU, aucune sanction n’a été prise.

La ligne de défense choisie par Gbagbo au lendemain du drame paraît à cet égard et pour reprendre son expression « un peu courte ». Certes, la Côte d’Ivoire est en état de guerre civile et ce n’est pas lui qui l’a déclarée. Certes, toute guerre charrie son lot de « comportements irrationnels » et de bavures inévitables. Mais, sauf à le placer sur un pied d’égalité avec les rebelles, ce qu’il refuserait évidemment, Gbagbo est un président élu, donc investi de responsabilités particulières, militant socialiste de surcroît et partisan déclaré de l’État de droit. Il est donc indéfendable qu’au nom du pseudo-respect de la liberté d’expression, le camarade Gbagbo ait pu laisser des journaux qui lui sont proches (Notre Voie, Le National, Le Temps) mais aussi des médias d’État et certains membres de son entourage user et abuser d’arguments à forts relents xénophobes. Même s’il convient d’éviter certains amalgames lus ou entendus ces derniers jours à Paris (ainsi, critiquer la politique ivoirienne de la France, comme l’a fait tout récemment et non sans excès Affi Nguessan, relève de son droit et ne signifie pas pour autant qu’il a justifié par avance la mort de Jean Hélène !), rien ne peut expliquer pareil renoncement. Si ce n’est le souci, purement démagogique, de ménager une base de plus en plus étroite et radicalisée.

Quelles conséquences sur les relations franco-ivoiriennes ? Pour Laurent Gbagbo, on l’a dit, il s’agit là d’une catastrophe. D’autant que, survenant à la veille du voyage de Jacques Chirac au Niger et au Mali, ce meurtre a en quelque sorte contraint le président français, assailli par les journalistes à Niamey et à Bamako, à parler haut et fort, alors que sa réaction, en temps ordinaire, n’aurait sans doute pas dépassé le communiqué officiel de condamnation. À mots à peine voilés, Chirac s’en est directement pris à son homologue ivoirien et l’on ne voit pas, dans ces conditions, comment ce dernier pourrait être reçu comme prévu à l’Élysée, à la mi-novembre. Cette affaire va sans doute quelque peu durcir la position française, laquelle, plus que jamais, devrait prôner l’application intégrale des accords de Marcoussis, y compris dans ce qu’ils ont de plus désagréable pour Gbagbo.
Les ex-rebelles des Forces nouvelles, et particulièrement leur chef, Guillaume Soro, plutôt mal vu ces derniers temps à Paris, où on lui reprochait de bloquer le processus de désarmement et d’avoir « inspiré » les braqueurs de l’agence de la BCEAO à Bouaké, fin septembre, pourraient mettre à profit ce retournement de situation. La région qu’ils contrôlent (plus de la moitié du territoire) vit déjà en état de sécession de fait. Cette « République de Côte d’Ivoire Nord » a été divisée par ses nouveaux maîtres en six zones dotées de préfets de région et de police, d’une Direction de la mobilisation des ressources fiscales, minières et énergétiques, d’une télévision, d’une radio et même d’un Journal officiel. Quant à la base arrière des rebelles, elle se situe désormais davantage à Bamako qu’à Ouagadougou.

Au-delà, et puisqu’il apparaît que l’intervention militaire française en Côte d’Ivoire sera beaucoup plus longue (et coûteuse) que prévu, Paris va très certainement chercher à l’internationaliser au maximum. D’ores et déjà, les diplomates français bataillent à New York pour que l’opération Licorne soit transformée en une mission de paix de l’ONU, assumée financièrement et militairement par la communauté internationale, à l’instar de celles en cours au Liberia et en Sierra Leone. Une hypothèse très éloignée, on le voit, du scénario idyllique de sortie de crise défini, au mois de janvier, à Linas-Marcoussis. À moins que la mort de Jean Hélène n’entraîne chez les acteurs du drame ivoirien une sorte de sursaut, de prise de conscience au bord du gouffre. On peut en rêver. Et ce serait là le plus bel hommage posthume qui puisse être rendu à ce journaliste exemplaire.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024