Fiche du document numéro 31048

Num
31048
Date
Mardi 8 novembre 2022
Amj
Fichier
Taille
11560349
Pages
13
Titre
TJ de Paris, 17ème chambre, jugement n° 19270000330 [Guillaume Ancel relaxé du chef de diffamation publique envers Guillaume Victor-Thomas]
Nom cité
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Lieu cité
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Source
Type
Jugement d'un tribunal
Langue
FR
Citation
19270000330 jugement n°2

Tribunal Judiciaire de Paris

17e chambre correctionnelle

Jugement du : 8/11/2022
N° minute : 2
N° parquet : 19270000330

Plaidoiries : 23/09/2022

Prononcé : 8/11/2022

Guillaume VICTOR-THOMAS
C/ Guillaume ANCEL

MOTIFS

Sur les faits et la procédure

Les propos poursuivis s’inscrivent dans le contexte du génocide des Tutsi au Rwanda,
qui s’est déroulé entre avril et juin 1994 et plus précisément de l’opération Turquoise
menée par l’armée française.

Ce génocide a débuté immédiatement après l’assassinat, le 6 avril 1994, du président hutu Juvénal HABYARIMANA alors qu’il revenait en avion de Dar Es Salam, quelques mois après la signature des accords de paix d’Arusha, par un tir de missile dont l’origine a suscité de nombreuses controverses, le Front Patriotique Rwandais (FPR) et les extrémistes hutus étant principalement suspectés.

Avant cet assassinat, et depuis octobre 1990, une guerre civile avait éclaté au Rwanda entre le FPR, basé en Ouganda, composé majoritairement de Tutsi ayant fui le pays après les massacres perpétrés dans la suite de l’indépendance du pays en 1962, avec pour objectif de retourner au Rwanda et reprendre le pouvoir par la force, et les Forces armées rwandaises (FAR).

Juvenal HABYARIMANA avait alors demandé et obtenu de François MITTERRAND un soutien militaire, ainsi qu’une aide apportée au régime sous forme d'armement et de la formation de ses forces militaires, dans le cadre de la politique annoncée au sommet franco-africain intervenu du 19 au 21 juin 1990 à La Baule où François MITTERRAND proposa aux chefs d'États invités, en ce compris Juvénal HABYARIMANA, un soutien français dans tous les domaines en contrepartie d'une évolution de ces pays vers des formes de gouvernement démocratique.

Les accords de paix d’Arusha, en août 1993, signés par Juvénal HABYARIMANA, président rwandais, et le dirigeant du FPR Tutsi, Paul KAGAME, avaient pour objet de mettre un terme à cette guerre civile en permettant un partage du pouvoir et un retour des exilés Tuts1.

À la suite de l’attentat du 6 avril 1994, la première ministre du Rwanda ainsi que de nombreux partisans de l’intégration du FPR ont été assassinés. Le Gouvernement Intérimaire Rwandais (GIR) a alors été constitué, animé par le « Hutu Power », et de nombreux massacres de Tutsi ont été commis notamment par les Interahamwe, milices créées par le parti du président HABVYARIMANA.

Le 17 mai 1994, par sa résolution 918 (1994) du 17 mai 1994, le Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations Unies a décidé un embargo sur les armes au Rwanda, aux termes duquel « Les Etats empêcheront la vente ou la livraison au Rwanda, par leurs nationaux ou à partir de leur territoire, ou au moyen de navires battant pavillon ou d'aéronefs ayant leur nationalité, d'armements et de matériels connexes de tous types » (pièce n°9 en défense).
Le 22 juin 1994, le Conseil de Sécurité de l'Organisation des Nations Unies a autorisé, par sa résolution 929 (1994), la mise en place d’une opération temporaire visant à contribuer, de manière impartiale, à la sécurité et à la protection des personnes déplacées, des réfugiés et de civils en danger au Rwanda, afin d'atteindre des objectifs « humanitaires » notamment celui de « mettre fin aux massacres partout où cela est possible, éventuellement en utilisant la force ».

Ainsi, du 22 juin au 1er août 1994 a été menée « l'opération Turquoise », sous commandement français, qui avait pour base arrière et logistique l’aéroport de Goma, qui se situe au Zaïre.

Au cours de cette période, au mois de juillet 1994, le FPR continuait son avancée et des miliciens hutu, des membres des FAR et des membres du gouvernement hutu ont rejoint le Zaïre, où ils se sont installés dans des camps. L'armée française a quant à elle créé la la Zone Humanitaire Sûre (ZHS), située dans le sud du pays, à la frontière avec le Zaïre, comprenant la ville de Cyangugu et la région du même nom, dans laquelle elle a procédé à des actions de désarmement.

Le 17 juillet 1994, l’essentiel du pays était contrôlé par les FPR, cette date étant généralement retenue comme la fin du génocide. Guillaume ANCEL, prévenu, est un ancien officier de l’armée française, spécialiste en guidage rapproché des frappes aériennes, qui a participé à l'Opération Turquoise aux mois de juin et juillet 1994.

Ayant depuis quitté l’armée, il a publié en 2018, un an avant les propos qui lui sont reprochés, un livre intitulé « Rwanda, la fin du silence », aux éditions BELLES LETTRES, ainsi que sur son blog « Ne pas Subir » dans lequel il témoigne de son expérience personnelle et questionne le rôle de la France, sur lequel il souhaite faire la lumière, estimant notamment que l’armée française, sous couvert de cette mission humanitaire, aurait apporté un soutien de fait au gouvernement génocidaire rwandais.

Guillaume VICTOR-THOMAS indique qu’il était, à l’époque, associé et salarié de la
société SPAIROPS, société de courtage aérien travaillant pour le ministère de la
Défense, sollicitée pour intervenir dans le cadre de l'Opération Turquoise afin
d'assurer l’affrètement d’avions nécessaires à la mission depuis la France vers
l'aéroport de Goma. Dans se cadre, il s’était rendu plusieurs mois à Goma afin
d’assurer la logistique de ces affrètements.

Les propos se situent dans le contexte de la commémoration des 25 ans du génocide
des Tutsi au Rwanda, à l'occasion duquel, le 5 avril 2019, soit deux mois avant la
publication litigieuse, Emmanuel MACRON a confié à l’historien Vincent DUCLERT
le soin de réunir une équipe pour analyser le rôle et l’engagement de la France au
Rwanda au cours de cette période.

L'article poursuivi, intitulé « Livraison d'armes à nos alliés au Rwanda, les génocidaires », est un article d’environ trois pages, publié sur le blog « Ne Pas Subir — Blog de Guillaume Ancel », introduit par les mots clés « Amiral Lanxade, Livraison d'armes, Opération Turquoise, RWANDA, Génocide des Tutsi » et mis en ligne le 28 juin 2019. Il est relatif aux livraisons d’armes au régime hutu au Rwanda.

Introduit par le chapeau « Quelques informations et beaucoup d'interrogations », il
s’ouvre sur les déclarations d’Hubert VEDRINE, l’ancien secrétaire général de
l'Élysée à cette époque, devant la commission de la Défense nationale en 2014 :

« Donc, il est resté des relations d'armement et ce n'est pas la peine de découvrir sur un ton outragé qu'il y a eu des livraisons qui se sont poursuivies. C'est la suite de l'engagement d'avant, la France considérant que, pour imposer une solution politique, il fallait bloquer l'offensive militaire. Ça n'a jamais été nié ça. Donc, ce n'est pas la peine de nous le découvrir, de le présenter comme étant une sorte de pratique abominable masquée. C'est dans le cadre de l'engagement encore une fois pour contrer les attaques, ça n’a rien à voir avec le génocide ».

Guillaume ANCEL indique que ces propos sont une réaction à son propre témoignage sur la livraison d’armes à laquelle il avait assisté pendant l’opération Turquoise durant la seconde quinzaine de juillet 1994, où il avait vu environ 10 camions porte- conteneurs quitter la base de Cyangugu, que l’armée française occupait avec la Légion étrangère, « pour livrer cette cargaison aux forces génocidaires qui se sont installées dans les camps de réfugiés au Zaïre, de l'autre côté de la frontière que nous contrôlons aussi ».
Il qualifie cette livraison de « faute extrêmement lourde », rappelant que l’armée française agit sous mandat humanitaire, qu’il existait un embargo de l'ONU et qu’à ce moment-là, « l'implication des forces gouvernementales (FAR, gendarmes et milices) dans le génocide des Tutsi » était connue puisque « celles-ci ne s'en cachaient même pas et affirmaient vouloir terminer le travail… ».

Guillaume ANCEL indique alors que vouloir apporter des précisions sur cette
livraison et « les nombreuses interrogations qui l'entourent ».

Sous l’intertitre « L'armée française ne peut pas livrer ses armes », il affirme que les armées françaises « sont équipées par la « délégation générale à l'armement » et ses arsenaux sont strictement surveillés par les services de l’Etat ». Ainsi, si l’amiral LANXADE ou le général LAFOURCADE avaient décidé de « rééquiper des protagonistes au Rwanda — les forces génocidaires dans le cas présent » ils n’avaient pas le pouvoir de livrer des armes de l’armée française ni d’acheter directement des stocks d’armes. De plus, « ce serait mal connaître l’organisation et la discipline militaire d'imaginer que livrer des armes confisquées » dans la ZHS « puisse relever d'une initiative locale », une décision « aussi sensible » ne pouvant être prise qu'avec l'autorisation de l’armée et notamment de l’amiral LANXADE.

Sous l’intertitre « Une livraison d'armes », Guillaume ANCEL développe : « C'est bien ce à quoi j'ai assisté. Car s'il s'était agi de rendre les armes confisquées dans la zone de Cyangugu, trois camions auraient amplement suffi et j'aurais remarqué la disparition du stock qui était sous surveillance de la prévôté militaire (…) sur la base même de Cyangugu ».

Il qualifie donc son témoignage de « véritable livraison d'armes, c'est-à-dire un stock d'armes acheminé volontairement ». Il précise : « Ces armes, achetées à l'étranger et transportées par avion, ont fait l'objet de transactions que l'armée française ne pouvait pas mener. Il fallait l'intervention de grands services de l'Etat, comme la DGSE, et surtout le visa de l'Elysée pour mener une telle opération d'acquisition et d'acheminement d'armes à des belligérants.

C'est le rôle du secrétaire général de l'Elysée, Hubert Védrine à cette époque, de s'assurer que les décisions de l'Elysée (son président ou un conseiller non contestable) soient réalisées. Donc c'est sans doute lui qui a visé les « consignes » d'autoriser l'ambassade rwandaise en France à violer l'embargo sur les armes, autoriser aussi une banque comme la BNP à enfreindre la législation en assurant le paiement de cette transaction et, enfin, autoriser des intermédiaires à contracter auprès de marchands d'armes internationaux ».

Sous l’intertitre « Le rôle de l'armée française », Guillaume ANCEL indique que « le problème des armes pour le Rwanda » n’est pas de les trouver ou de les payer, mais de les « transporter et les livrer sur un théâtre de guerre ». Dans la mesure où elles étaient acheminées par avion, elles ne pouvaient « donc être débarquées pendant l'opération Turquoise que Sur L'aéroport de Goma au Zaïre. Or Goma était la « base opérationnelle avancée » de l'armée française pendant cette intervention », de sorte que « aucun avion, et a fortiori aucune cargaison, ne pouvait être débarqués sur la base de Goma sans l'accord de l'armée française, et donc sans l'autorisation de l'amiral Lanxade, seul responsable opérationnel ».

L'article aborde la partie dans laquelle s’inscrivent les propos litigieux, graissés ici pour les besoins de la motivation :

« Par ailleurs, des témoignages précis, notamment celui de Walfroy Dauchy, montrent que certains transitaires » étaient installés à demeure sur la base militaire française, puisqu'ils assuraient aussi le fret de l'opération Turquoise… C'est ainsi que la société SPAIROPS, qui avait pour représentant Guillaume Victor- Thomas, assurait une partie du fret de l'opération militaire française. Et, parfois dans le mêmes avions, cette société faisait débarquer sur la base de Goma des caisses d’armes et de munitions à destination des forces que Paris avait choisi de continuer à soutenir, bien qu’elles soient en train de commettre un génocide.

L'implication de l'armée française continue ensuite dans le cas dont j'ai témoigné, puisqu'elle a dû assurer le transport par ses propres camions porte-conteneurs pour livrer cette cargaison à « bon port », en l'occurrence dans les camps de réfugiés au Zaïre qui deviendront ainsi des bases militaires arrières des forces génocidaires et qui leur permettront de continuer leur combat pendant des années.

Il est évident, mais je prends la précaution de l'écrire, que le chef d'état-major des armées n'aurait jamais pris une telle initiative, compromettant les militaires français dont je fais partie, sans l'autorisation du chef des armées — le président Mitterrand pour ces événements — et que cette décision devait être dûment confirmée, validée et suivie par Hubert Védrine, en tant que secrétaire général de l'Elysée ».

Il cite par la suite un extrait de son ouvrage « Rwanda, la fin du silence », dans lequel il indique avoir appris l’envoi d’un convoi de camions « pour transporter des armes vers le Zaïre », armes qui doivent être « livrées aux FAR qui se sont réfugiées au Zaïre » selon son commandant, « Garoh », qui précise « cela fait partie des gestes d’apaisement que nous avons acceptés pour calmer leur frustration et éviter aussi qu'ils ne se retournent contre nous », l’auteur soulignant à ce moment la contradiction entre le fait de désarmer les FAR puis de leur livrer des armes dans les camps de réfugiés.

A la suite de la publication de cet article, le 25 septembre 2019, Guillaume VICTOR- THOMAS a déposé plainte avec constitution de partie civile devant le doyen des juges d’instruction de ce tribunal, du chef de diffamation publique envers un particulier, au visa des articles 23, 29 alinéa 1, 32 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881, à l'encontre de Guillaume ANCEL, estimant que le propos rappelé ci-dessus lui imputait des faits de complicité de génocide.

Il a fourni la preuve de la publication par constat d’huissier en date du 17 septembre 2019.

Le 15 juin 2020, une information judiciaire a été ouverte du chef de diffamation
publique envers un particulier.

A la suite de la réception de l’avis préalable à sa mise en examen, Guillaume ANCEL a confirmé le 7 juillet 2020 être l’auteur des propos litigieux, ainsi que le directeur de la publication du blog « Ne Pas Subir — Blog de Guillaume ANCEL », avec les observations complémentaires suivantes : « Cette publication concerne des faits qui présentent un intérêt général puisqu'ils concernent le rôle joué par la France pendant le génocide contre les Tutsi au Rwanda, dont j'ai été témoin et acteur. Dans le cadre de ces faits, j'ai été auditionné par l'office central de lutte contre les crimes contre l'humanité et les génocides (ci-après, « OCLCH ») le 23 juillet 2019. Comme mentionné dans l'article, Monsieur Walfroy DAUCHY a été témoin des faits que je rapporte il a témoigné aussi devant les enquêteurs de l'office ».

Il a été mis en examen le 6 août 2020 du chef de diffamation publique envers un particulier et renvoyé de ce chef devant le tribunal correctionnel par ordonnance du 21 août 2020.

À l'audience du 23 septembre 2022, le prévenu a soulevé la nullité de la plainte avec constitution de partie civile du 25 septembre 2019. Le ministère publie ainsi que la partie civile se sont opposés à l’exception de nullité, et l'incident a été joint au fond.

Guillaume ANCEL a été entendu.

Ancien officier de l’armée de terre envoyé au Rwanda pendant l’opération Turquoise, il a souligné qu’on ne revenait pas indemne « de cette guerre », dans laquelle il avait été « consterné de partir avec la mission de remettre en place un pouvoir génocidaire et ensuite de protéger leur fuite (…) et de réinstaller les génocidaires ». Ne pouvant accepter que cette information reste cachée à la société française il avait choisi, par l'écriture d’un roman puis en alimentant son blog, de participer au débat relatif au rôle de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda, question qui ne suscitait plus de débats depuis la remise du rapport de Vincent DUCLERT qui avait conclu à des responsabilités lourdes et accablantes de la France dans le génocide, par l'apport d’un soutien matériel, substantiel et prolongé au pouvoir génocidaire.

S'agissant spécifiquement des propos poursuivis, il a précisé que si la date habituellement retenue pour marquer la fin du génocide des Tutsi était le 17 juillet 1994, dès lors qu’il n’y avait plus de forces hutus organisées, les génocidaires étaient toujours là et les exactions continuaient.

À cette période, il était pour sa part basé à Cyangugu aux fins de rechercher des rescapés, et son commandant lui avait demandé de détourner l'attention des journalistes au motif qu’un convoi d’armes devait partir vers un camp au Zaïre : « j'ai vu passer un convoi d'armes : des kalachnikovs, des fusils d'assaut R4. Il n’y avait aucune confusion possible avec des armes de l'armée française », que l’armée rwandaise n’aurait pas su utiliser — il s’agissait donc d’armes utilisées par l’armée rwandaise, ce qui lui avait été confirmé par le colonel Jacques HOGARD.

Choqué par ces livraisons d’armes à des forces en train de commettre un génocide, il avait pris contact avec Clément HOUSSIN, officier sur la base de Goma, intégralement sous contrôle de l’armée française et seule base à même de recevoir des livraisons d'armes. Ce dernier lui avait confirmé « qu'il y avait bien un plan offensif et des livraisons d'armes régulières sur Goma ».

Plusieurs sous-officiers de l’armée de l'air lui avaient précisé que la société
SPAIROPS, mobilisée par l’armée pour apporter une capacité de transport avec des
avions très gros porteurs comme les Antonov et les Liouchines, se réservait « pour
eux » une partie de ce fret, constituée d'armes et munitions déchargées par l’armée
française et acheminées par elle aux forces du gouvernement hutu.

Walfroy DAUCHY lui avait également parlé du représentant de cette société sur
place, Guillaume VICTOR-THOMAS, information qu’il avait recoupée en
interrogeant un pilote de transall, un officier logisticien et deux officiers en charge des
opérations de fret sur la base, qui n’avaient pas souhaité témoigner publiquement.

Le prévenu a indiqué, au sujet de la partie civile « Je n'ai jamais dit qu'il était décideur de cette société, mais qu'il était là au titre de cette société, j'ignore quel était son rôle au sein de cette société (…) je n'ai rien contre lui, je ne le connais pas ». Les seules choses qu’il savait à son sujet était qu’il était en civil mais portait une arme, qu’il était voyant et organisait des soirées pour des gens pouvant l’aider dans la logistique, que sa mission était de vérifier le bon acheminement du fret, ce dont il se vantait sur la base de Goma. Il se défendait de lui imputer une participation au génocide, déduction qu’il qualifiait de « glissement sémantique qu'[il] n'[acceptait] pas », précisant que la partie civile n’était pas la cible de son propos, qui visait à dénoncer le positionnement des autorités françaises qui seules avaient pu autoriser ou tolérer ces livraisons d’armes.

Il a précisé avoir déjà cité le nom de Guillaume VICTOR-THOMAS dans son
livre « Rwanda la fin du silence », ainsi qu’au juge CHOQUET, sans que cela ne
suscite de réaction, à l’inverse de son article, à la suite duquel il avait été entendu par l'OCLCH.

Interrogé par le conseil de la partie civile sur les « incohérences » du témoignage de Walfroy DAUCHY, postérieur d’un mois à la livraison que Guillaume ANCEL disait avoir observée, et qui faisait état de livraisons d’armes réalisées par des avions C130, qui sont des avions français et non par les avions affrétés par la société SPAIROPS, il a répondu qu’il l’avait recoupé avec d’autres témoignages comme celui du pilote de Transall, indiquant par ailleurs « le fret aérien c'est très compliqué ; les opérations de troc sont assez fréquentes », les avions pouvant arriver « d’un autre pays d'Afrique car ils sont obligés de faire des sauts de puce ; [Walfroy DAUCHY] a vu aussi des frets descendre d'autres avions ».

François GRANER, témoin cité par la défense, entendu, a indiqué s’être intéressé au Rwanda et avoir rédigé plusieurs ouvrages à ce sujet, d’abord à partir de sources publiques, puis grâce aux archives auxquelles le Conseil d'Etat lui avait donné l’accès. Il a replacé les faits dans le contexte plus global de la stratégie de la France visant à préserver une zone d'influence en Afrique et à maintenir au pouvoir des régimes qui lui sont favorables, ce qui avait amené les autorités françaises à soutenir les forces rwandaises pendant et après le génocide.

Il a souligné que dans ce cadre les livraisons d’armes étaient avérées et n’étaient contestées par aucun des chercheurs, ses propres sources provenant du ministère de la défense, de l’ambassade de France, de responsables rwandais de l’époque ainsi que de membres des renseignements.

La société SPAIROPS avait été contactée par le ministère des armées et avait servi d’intermédiaire pour acheter des armes au marchand d’armes Viktor BOUT. Il a rappelé qu’une plainte était en cours, relative à ces livraisons d’armes, importante « à cause de l'effet de ces livraisons sur les commissions des crimes », relevant à ce titre le soutien moral et symbolique qu’elles constituaient, outre qu’elles avaient permis à un gouvernement de se maintenir, au génocide de se perpétrer — 20 % des personnes ayant été tuées par arme à feu — puis, après le génocide, avaient contribué au réarmement et à l'impunité des génocidaires.

Walfroy DAUCHY, également cité comme témoin par la défense, n’à pas été entendu en raison de son refus de prêter le serment prévu à l’article 446 du code de procédure pénale, afin de préserver ses droits dans la perspective d’une proche audience à venir.

Guillaume VICTOR-THOMAS, partie civile, a été entendu.

Il a indiqué être là « pour aider à faire la lumière sur l’histoire », précisant avoir en commun avec le prévenu d’avoir participé à un événement tragique et exceptionnel, dont personne ne rentrait, effectivement, indemne.

Il s’est présenté comme le fils « de quelqu'un qui a travaillé longuement en Afrique, d'abord dans le tourisme puis dans le transport aérien », et a précisé que lui-même avait fait partie de 1989 à 1991 des commandos de l’Air détachés « en opex au Tchad ». Le 18 juin 1994, son père avait été appelé par l’Etat-Major des armées, qui le sollicitait en raison de carences en capacité de transport du parc aérien français, et il avait trouvé des appareils Antonov. Il avait alors été décidé que Guillaume VICTOR- THOMAS, en raison de son passé militaire et parce qu'il connaissait « l'environnement » partirait au Rwanda, mais pas « sous régime militaire ». C’est dans ces conditions qu’il avait pris place dans l’Antonov affrété et était arrivé, « probablement le 23 juin 1994 », à Goma.

A ce stade, la société SPAIROPS était une petite entreprise de fait, qui ne sera formalisée que plus tard, dont il était associé et salarié, en qualité de coordonnateur aérien. Il a décrit son travail sur place comme essentiellement logistique, notamment organiser et faciliter l’arrivée des vols, procéder à des remontées d'informations, en lien avec le colonel SURLINDEN, « commandant Air », s'assurer de la fluidité des vols et des relations entre les équipages et le commandement militaire. Il a précisé ainsi que le rôle de la société SPAIROPS était uniquement de « mettre à disposition des avions avec leur équipage de l’armée française, qu'ils arrivent au point de chargement, manipulés et chargés par les militaires français », mais qu’elle ne faisait pas elle-même de fret.

Ainsi, lui-même n’avait jamais manipulé de cargaison et ne connaissait pas le contenu du fret que les avions affrétés transportaient, même s’il supposait qu’il s'agissait d'équipements militaires.

Il avait passé quatre mois à Goma, « fier d'avoir participé », mais précisait avoir mis « des années à [s'en] remettre » et avoir choisi la résilience et l’oubli. Les propos poursuivis l’avaient profondément atteint, par leur teneur et leur injustice, et il refusait d’être instrumentalisé dans la recherche de la preuve du rôle de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda. Il a souligné l’impact professionnel de ces propos, alors même que son travail consiste à établir de la confiance et qu’il a massivement investi dans sa société, plusieurs annulations de contrats ayant suivi la publication litigieuse.

Le conseil de la partie civile, reprenant oralement ses conclusions déposées par écrit, a sollicité la condamnation de Guillaume ANCEL à lui verser la somme de 5.000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral, ainsi que la même somme sur le fondement de l’article 475-1 du code de procédure pénale. Il a également demandé au tribunal d’ordonner la suppression de l’article litigieux du blog de Guillaume ANCEL, et ce dans un délai de 15 jours suivant la date à laquelle le jugement aura acquis son caractère définitif.

Le ministère public a estimé que les propos présentaient un caractère diffamatoire, s’en est remis à l’appréciation du tribunal s’agissant de la bonne foi, et a requis le rejet de la demande formée sur le fondement de l’article 800-2 du code de procédure pénale.

Le conseil du prévenu a demandé la relaxe, au motif, à titre principal, que les propos poursuivis ne présentaient pas de caractère diffamatoire envers Guillaume VICTOR- THOMAS, celui-ci n’étant pas visé par ceux-ci, lesquels n’imputaient en tout état de cause pas de faits précis susceptibles d’un débat probatoire ou qui seraient attentatoires à l'honneur et à la considération de ce dernier. A titre subsidiaire, il a sollicité le bénéfice de la bonne foi. Il a formé une demande sur le fondement de l’article 800-2 du code de procédure pénale, à hauteur de 6188,27 euros, et sollicité la condamnation aux dépens de la partie civile.

Sur la nullité de la plainte avec constitution de partie civile

Il convient à cet égard de rappeler :

- qu’en matière de délits de presse, l’acte initial de poursuite fixe définitivement et
irrévocablement la nature et l’étendue de celle-ci quant aux faits et à leur qualification ;

- que, d’une part, pour pouvoir mettre l’action publique en mouvement, dans le cas
d’infractions à la loi du 29 juillet 1881, la plainte avec constitution de partie civile
doit répondre aux exigences de l’article 50 de cette loi ; qu’elle doit, à peine de
nullité, qualifier précisément le fait incriminé et viser le texte de loi applicable à la
poursuite, ce qui s’entend du texte répressif, et ce afin que le prévenu puisse
connaître, dès sa lecture et sans équivoque, les faits dont il aura exclusivement à
répondre, l’objet exact de l’incrimination et la nature des moyens de défense qu’il
peut y opposer ;

- que ne satisfait pas à ces prescriptions impératives la plainte qui omet d’énoncer la
qualification exacte des faits et qui indique cumulativement des textes applicables à
des infractions de nature et de gravité différentes, laissant incertaine la base de la
poursuite ;

- qu’en particulier, les propos poursuivis doivent être clairement définis ; que s’ils
sont très longs et contiennent de nombreux faits, il est en outre nécessaire que la
plainte indique la ou les imputations que la partie civile y distingue ;

- que, d’autre part, si la plainte incomplète ou irrégulière peut être validée par le
réquisitoire introductif, c’est à la double condition que celui-ci soit lui-même
conforme aux prescriptions de l’article 50 et qu’il soit intervenu dans le délai de la
prescription que la plainte entachée de nullité n’a pas interrompue ;

- que les dispositions de l’article 50 de la loi sur la presse tendent à garantir les droits
de la défense ; qu’elles sont substantielles et prescrites à peine de nullité de la
poursuite elle-même.

Le prévenu soulève la nullité de la plainte avec constitution de partie civile au motif
que les propos poursuivis ne visent pas Guillaume VICTOR-THOMAS mais, tout au
plus, la société SPAIROPS, seule nommée dans le passage litigieux.

Il convient cependant de relever, comme le soulignent à juste titre le ministère public
et Guillaume VICTOR-THOMAS, que le défaut d’identification de la partie civile
dans les propos poursuivis est une question qui relève de l'appréciation de la
recevabilité de l’action ou du fond de celle-ci, mais non de la régularité de la plainte
avec constitution de partie civile.

En l’espèce, celle-ci vise précisément les propos poursuivis, la qualification pénale
retenue et les textes y afférents, et indique sans ambiguïté la personne qui se prétend
visée et l’imputation qu’elle y décèle. Il ne pouvait dès lors exister pour Guillaume
ANCEL aucun doute sur les faits dont il aurait à répondre devant le tribunal
correctionnel.

La plainte avec constitution de partie civile du 25 septembre 2019 est donc conforme
aux prescriptions de l’article 50 de la loi du 29 juillet 1881, de sorte que l’exception
de nullité soulevée en défense sera rejetée.

Sur le caractère diffamatoire des propos

Il sera rappelé que :

- l'article 29 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881 définit la diffamation comme “toute
allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération
de la personne ou du corps auquel le fait est imputé” ;

- la personne ou le corps auxquels le fait est imputé doivent être expressément
nommés ou à défaut, leur identification doit être rendue possible par les termes
employés ou leurs circonstances intrinsèques ou extrinsèques ;

- il doit s’agir d’un fait précis, susceptible de faire l’objet d’un débat contradictoire
sur la preuve de sa vérité, ce qui distingue ainsi la diffamation, d’une part, de l’injure
— caractérisée, selon le deuxième alinéa de l’article 29, par “toute expression
outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun
fait” — et, d’autre part, de l’expression subjective d’une opinion ou d’un jugement de
valeur, dont la pertinence peut être librement discutée dans le cadre d’un débat
d’idées mais dont la vérité ne saurait être prouvée ;

- l’honneur et la considération de la personne ne doivent pas s’apprécier selon les
conceptions personnelles et subjectives de celle-ci, mais en fonction de critères
objectifs et de la réprobation générale provoquée par l’allégation litigieuse, que le fait
imputé soit pénalement répréhensible ou manifestement contraire aux règles morales
communément admises ;

- la diffamation, qui peut se présenter sous forme d’allusion ou d’insinuation, doit être
appréciée en tenant compte des éléments intrinsèques et extrinsèques au support en
cause, à savoir tant du contenu même des propos que du contexte dans lequel ils
s’inscrivent.

Par ailleurs, ni les parties, ni les juges ne sont tenus par l'interprétation de la
signification diffamatoire des propos incriminés proposée par l’acte initial de
poursuite et il appartient aux juges de rechercher si ceux-ci contiennent l’imputation
formulée par la partie civile ou celle d’un autre fait contenu dans les propos en
question, les juges étant également libres d'examiner les divers passages poursuivis
ensemble ou séparément pour apprécier leur caractère diffamatoire.

Enfin, en matière de droits de la personnalité, qui ne peuvent se concevoir qu'en
relation avec une personne déterminée, est seule recevable à agir la personne
identifiée, ou à tout le moins identifiable, et qui prétend être victime d'une atteinte à
ces droits.

Ainsi, la partie civile doit démontrer, soit qu’elle est identifiée en ce qu'elle est
nommément citée ou que des éléments extrinsèques connus du lecteur lui permettent
sans difficulté de comprendre à qui il est fait référence, soit qu’elle est identifiable, à
tout le moins par un cercle restreint d’initiés, ce qui ne s’entend pas d’une simple
identification rendue possible par les circonstances de la cause mais par la
démonstration concrète de ce qu’elle a été reconnue.

*

En l'espèce, les propos poursuivis doivent être analysés à l’aune de leur contexte,
celui de la dénonciation de l’implication des autorités françaises dans la livraison, lors
de l'opération Turquoise, d’armes au gouvernement rwandais hutu en exil au Zaïre,
alors même que le caractère génocidaire de ce dernier était alors connu.

C’est dans ce cadre que Guillaume ANCEL s'intéresse au rôle de ceux qu’il appelle
les transitaires, c'est-à-dire de ceux qui assuraient le transport du fret de l’opération,
dont faisait partie la société SPAIROPS.

Il ne fait pas de doute, à ce titre, que Guillaume VICTOR-THOMAS est visé dans les
propos poursuivis dès lors qu’il est désigné dans la phrase précédant immédiatement
le passage litigieux comme le représentant de cette société, dont les propos poursuivis
indiquent qu’elle « faisait débarquer sur la base de Goma », depuis les avions qu’elle
affrétait, « des caisses d'armes et de munitions à destination des forces que Paris
avait choisi de continuer à soutenir, bien qu'elles soient en train de commettre un
génocide. ».

En revanche, ces propos n’imputent pas à Guillaume VICTOR-THOMAS d’avoir
volontairement et consciemment participé à une opération de livraisons d’armes à un
gouvernement génocidaire et de s’être ainsi rendu complice de ses exactions.

Son nom n’est en effet mentionné par Guillaume ANCEL que dans un objectif
contextuel, afin d’expliquer comment les autorités françaises avaient selon lui toléré
ou organisé l’arrivée de ces armes à l’aéroport de la base de Goma, qu’elles
contrôlaient, aéroport où les armes auraient été réceptionnées par les forces militaires
françaises pour être ensuite acheminées vers le Zaïre. S’il est indiqué que la société
SPAIROPS dont il était le représentant faisait débarquer des caisses contenant les
armes à destinations du gouvernement hutu acheminées dans ses avions, il n’est nulle
part précisé que la partie civile était au courant de leur provenance ou de leur
destination ni que la société SPAIROPS dont il était le représentant aurait été partie
prenante, en toute connaissance de cause, à cet acheminement d’armes à destination
de génocidaires.

Dès lors, et même si l’association ainsi faite entre sa présence sur la base de Goma et
des considérations relatives à la responsabilité des autorités françaises dans le
génocide des Tutsi au Rwanda a pu légitimement heurter Guillaume VICTOR-
THOMAS, les propos poursuivis ne lui imputent pas d’avoir été complice de ce
dernier, et ne portent dès lors pas atteinte à son honneur et à sa réputation.

Guillaume ANCEL sera, dans ces circonstances, renvoyé des fins de la poursuite.

Sur l’action civile

Guillaume VICTOR-THOMAS sera reçu en sa constitution de partie civile et débouté
de ses demandes en raison de la relaxe intervenue.

Sur les demandes présentées sur le fondement de l’article 800-2 du code de
procédure pénale et au titre des dépens

Aux termes de l’article 800-2 du code de procédure pénale : « A la demande de
l'intéressé, toute juridiction prononçant un non-lieu, une relaxe, un acquittement ou
toute décision autre qu'une condamnation ou une déclaration d'irresponsabilité
pénale peut accorder à la personne poursuivie pénalement ou civilement responsable
une indemnité qu'elle détermine au titre des frais non payés par l'Etat et exposés par
celle-ci. Il en est de même, pour la personne civilement responsable, en cas de
décision la mettant hors de cause.

Cette indemnité est à la charge de L'État. La juridiction peut toutefois ordonner
qu'elle soit mise à la charge de la partie civile lorsque l'action publique a été mise en
mouvement par cette dernière. »

La demande d'application des dispositions de l'article 800-2 du code de procédure
pénale nécessite, pour être recevable, le respect des prescriptions des dispositions
prévues aux articles R. 249-2 et suivants du code de procédure pénale. L'article R. 249-
5 dispose notamment que : « Lorsque l'action publique a été mise en mouvement par
la partie civile, la juridiction […] de jugement ne peut mettre l'indemnité à la charge
de cette dernière que sur réquisitions du procureur de la République et par décision
motivée si elle estime que la constitution de partie civile a été abusive ou dilatoire ».

En l’espèce, dans ses réquisitions, le représentant du ministère public a expressément
requis le rejet de la demande présentée au titre de l’article 800-2 du code de procédure
pénale.

Celle-ci est dès lors, faute de réquisitions favorables, irrecevable.

La demande présentée au titre des dépens sera rejetée, l'article 800-1 du code de
procédure pénale prévoyant qu’ils « sont à la charge de l'Etat et sans recours contre
le condamné ou la partie civile ».

PCM

Par jugement contradictoire à l’égard de Guillaume ANCEL, prévenu, et de
Guillaume VICTOR-THOMAS partie civile

Rejette l’exception de nullité de la plainte avec constitution de partie civile présentée
en défense ;

Renvoie Guillaume ANCEL des fins de la poursuite ;

Reçoit Guillaume VICTOR-THOMAS en sa constitution de partie civile ;

Déboute Guillaume VICTOR-THOMAS de ses demandes en raison de la relaxe
intervenue ;

Déclare irrecevable la demande formée par Guillaume ANCEL au titre de l’article
800-2 du code de procédure pénale ;

Déboute Guillaume ANCEL de sa demande formée au titre des dépens.

En application de l'article 1018 A du code général des impôts, la présente décision est
assujettie à un droit fixe de procédure de 127 euros dont est redevable Guillaume
VICTOR-THOMAS.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024