Fiche du document numéro 31016

Attention : ce document exprime l'idéologie des auteurs du génocide contre les Tutsi ou se montre tolérant à son égard.
Num
31016
Date
Mercredi 4 août 2021
Amj
Auteur
Fichier
Taille
111367
Pages
5
Urlorg
Titre
« L’exception française au Rwanda ». La tribune de Stephen Smith [Diatribe anti-Kagame]
Sous titre
« L’erreur la mieux partagée en France consiste à vouloir absolument se concilier les faveurs, pour se faire pardonner, d’un rédempteur qu’on ne regarde pas en face : le FPR, devenu le régime de Paul Kagamé, l’homme qui dirige le Rwanda depuis 27 ans », estime Stephen Smith dans sa tribune
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Source
Type
Tribune
Langue
FR
Citation
Paul Kagame et Emmanuel Macron à Kigali, au Rwanda le 28 mai 2021Sipa Press

Les faits – Ancien journaliste en charge de l’Afrique à Libération puis au Monde, auteur à succès, Stephen Smith est aujourd’hui professeur à l’université de Duke, aux États-Unis. Il a longuement traité, durant sa carrière, de la question du génocide de 1994 au Rwanda. Irrité par la couverture médiatique de la réconciliation franco-rwandaise dans la foulée de la publication des rapports Duclert (pour la France) et Muse (pour le Rwanda), il dénonce l’approche entreprise par les deux pays afin de négocier un compromis historique et attaque le régime de Paul Kagamé. Voici le texte, très critique, qu’il nous a fait parvenir.

De Mitterrand à Macron, alors que tout semble avoir changé par rapport au Rwanda, il y a en fait continuité : hier dans le silence de qui ne voulait rien savoir, aujourd’hui dans le tumulte autour de ses responsabilités dans le génocide de 1994, la France fait exception parmi les pays démocratiques en soutenant jusqu’au bout, de nouveau, une dictature au Rwanda.

Je m’explique. Le 11 juin 1992, j’ai attiré l’attention sur « La guerre secrète de l’Elysée en Afrique de l’Est », le titre de mon reportage dans Libération. Ce qui m’étonnait alors n’était pas tant que Paris intervînt au Rwanda — des interventions militaires en Afrique n’étaient pas extraordinaires et ne le sont toujours pas — mais que cet engagement ne fît pas débat en France. A quelle fin et avec quels moyens fallait-il soutenir le pouvoir du président Habyarimana ? Certes, c’était une dictature parmi d’autres dans une Afrique francophone à la souveraineté toujours limitée, malgré la fin de la guerre froide et trente ans d’indépendance. Mais le contexte était miné par le conflit — au Rwanda et au Burundi, sur plusieurs générations — entre Hutu et Tutsi. Indépendamment de la nature de ce clivage, ethnique ou social, il me semblait périlleux d’ignorer ce passé violent, tous ces morts dans la région qui pèsent lourd sur le cerveau des vivants.

Au début des années 1990, la France était seule à « s’occuper » du Rwanda, où la diaspora tutsie s’était lancée à la reconquête du pays depuis l’Ouganda voisin. La Belgique, l’ancienne puissance coloniale, avait abdiqué ses prérogatives ou responsabilités historiques — c’est selon — alors que les États-Unis et la Grande-Bretagne misaient sur les « nouveaux leaders » en Afrique, des chefs rebelles censément mués en hommes d’Etat. L’Ougandais Yoweri Museveni, qui avait pris le pouvoir en 1986 à la tête d’une force constituée de Tutsi pour un cinquième de ses effectifs, en était l’icône. Que son pays servît de rampe de lancement à l’attaque contre le Rwanda, qu’il armât et approvisionnât le Front patriotique rwandais (FPR) dirigé par Paul Kagamé, ne lui était guère reproché par Washington et Londres. Ainsi, dans la recherche d’une solution négociée au conflit rwandais, aucune pression extérieure n’était exercée sur le FPR et son parrain ougandais pour faire la paix.

Responsabilités. Dans ces conditions, des Rwandais ont pu tuer 800 000 autres Rwandais. Que, depuis 1994, son échec à prévenir le génocide des Tutsis soit continuellement réexaminé en France est tragiquement facile à comprendre : quelles que soient ses fautes commises au Rwanda — des « fautes » puisqu’une « complicité » vient d’être écartée, je vais y revenir — la France ne peut être que tourmentée par une entreprise d’extermination, qui jette son ombre sur tout ce qui l’a précédée sans avoir fait barrage. Pour autant, est-il plus infamant d’avoir vainement, voire aveuglement, tenté d’empêcher ce drame que d’en avoir ignoré les prodromes par indifférence ou pour ménager ses alliances dans la région ? Je ne le pense pas. Les États-Unis et la Grande-Bretagne ou, par exemple, l’Allemagne portent la même responsabilité que la France : non-assistance à personne en danger.

Paris et Kigali viennent de négocier un compromis historique. Ils y ont mis les formes, si bien que leur démarche politique a pu passer pour la recherche de la vérité. Or, deux rapports de commande ne font pas l’histoire. Paul Kagamé a chargé un cabinet d’avocats américain d’une enquête, qui conclut que « l’État français n’était ni aveugle ni inconscient ». Emmanuel Macron a trié sur le volet des chercheurs — Vincent Duclert faisait mieux l’affaire que Stéphane Audoin-Rouzeau et, le but étant de lisser le passé, mieux valait-il choisir des non-spécialistes du Rwanda — pour un rapport qui pointe des « responsabilités lourdes et accablantes ». Autant de périphrases pour éviter le mot qui fâche, à savoir cette « complicité » dans le génocide que Kagamé imputait auparavant à la France.

Pour se faire assister dans un exercice où la vérité pouvait être un moyen mais dont elle n’était pas la fin, le président rwandais a fait le meilleur choix. Le rapport qu’on lui a remis est professionnel, au point de faire montre de vouloir puiser aux sources françaises. Mais les trois documents demandés à Paris par les avocats américains n’ont pas été fournis, malgré la « transparence totale » promise. La commission Duclert, qui n’a pas non plus eu accès à toutes les archives, s’est elle-même disqualifiée : quand on veut écrire l’histoire « en toute indépendance » mais qu’on accepte d’être en mission commandée à Paris et qu’on déclare, à Kigali, que « le Président Kagamé n’a pas dit un mot de critique sur notre Commission », quand on ne croise pas ses sources (imagine-t-on, par exemple, l’intervention des États-Unis en Irak analysée à partir des seules archives américaines ?), et, enfin, quand on produit un rapport dont les chapitres, au bout de 964 pages, n’étayent pas la conclusion, l’échec est scellé. S’il n’a guère été relevé, c’est en raison de l’objectif politique poursuivi, « l’apaisement », jugé noble.

Mais est-ce vraiment noble de faire la paix avec Kigali ? Comme le cadre temporel qui lui était fixé se limite à la période entre 1990 et 1994, la commission Duclert s’est contentée de prendre au mot le FPR, qui affirmait alors avoir pris les armes pour instaurer la démocratie au Rwanda. Ses chercheurs — alors qu’ils relisent toute l’histoire récente du Rwanda à la lumière rétroéclairante de ses tragiques conséquences — ne cherchent pas à savoir si cette promesse a été tenue depuis trente ans. Or, si la France est comptable de ses actes « avant, pendant et après le génocide », ne faut-il pas qu’il en aille de même pour le FPR ?

Erreurs. La tâche est moins facile en France qu’ailleurs. Dans les médias français, le « travail de mémoire » au sujet du Rwanda l’emporte sur le suivi de l’actualité dans ce pays. Ce n’était pas nécessairement le prix à payer pour répondre à un impératif moral et politique — la presse aurait pu travailler, à la fois, sur le passé et le présent — mais c’est arrivé ainsi, tout le monde peut le constater à longueur de pages et d’émissions. Ce qui fait de la France le pays où la recherche de la vérité sur son passé au Rwanda éclipse la recherche de la vérité sur le présent au Rwanda lui-même. Le résultat est confondant. Depuis un quart de siècle, de nombreux articles de presse ont épaissi le soupçon d’une part active de la France dans le génocide. La commission Duclert a écarté une telle « complicité ». Elle a donc invalidé le travail d’investigation de médias qui, néanmoins, ont salué son rapport — le désaveu de leurs « révélations » — comme « un progrès ». Cherchez l’erreur !

L’erreur la mieux partagée en France consiste à vouloir absolument se concilier les faveurs, pour se faire pardonner, d’un rédempteur qu’on ne regarde pas en face : le FPR, devenu le régime de Paul Kagamé, l’homme qui dirige le Rwanda depuis 27 ans. Il a été réélu en 2017 avec 98,8 % des voix et, la constitution ayant été modifiée à cet effet, pourra rester au pouvoir jusqu’en 2034. Dans son pays, il n’y a pas de libertés publiques, ni opposition ou presse indépendantes, ni État de droit, rien qui échappe au contrôle du président, à commencer par cette chambre d’enregistrement dont la parité hommes femmes ne fait pas un parlement digne de ce nom. Au Rwanda, il n’y a pas de sachets en plastique qui traînent dans la rue. Mais on y tue plus qu’ailleurs en Afrique.

Dans un livre qui vient de paraître, Do Not Disturb, la journaliste britannique Michela Wrong a enquêté sur les commandos de la mort que le président rwandais envoie dans le monde entier — du Royaume-Uni à l’Afrique du Sud en passant par la Belgique, la France ou le Kenya — pour faire éliminer ses anciens collaborateurs ayant rompu avec lui. Dès 1998 a ainsi été assassiné Seth Sendashonga qui, pendant les treize mois où il occupa le poste de ministre de l’Intérieur, avait adressé 760 lettres à Paul Kagamé — deux par jour, toutes restées sans réponse — pour documenter et dénoncer des exécutions sommaires ou arrestations arbitraires. Parmi les exilés visés depuis figurent, entre autres, l’ex-chef de l’armée rwandaise, l’ancien procureur général du Rwanda et l’ex-secrétaire général de la présidence.

ADN. Michela Wrong s’intéresse en particulier au cas de Patrick Karegeya, l’ancien directeur du service d’espionnage du Rwanda et — une fonction bien plus secrète encore — le chef du « Desk Congo », l’instance de coordination à Kigali pour le pillage de l’est de la RDC. Il a été étranglé, la nuit de la Saint-Sylvestre 2013, dans une chambre d’hôtel sud-africaine. Sur la poignée, à l’extérieur, était accroché le panneau Prière de ne pas déranger. Wrong a choisi ce titre pour son livre aussi en guise d’autocritique : pendant longtemps, elle-même n’avait pas voulu voir, avait accordé au FPR le bénéfice du doute. Comme l’avaient fait le New York Times, Foreign Affairs, The Economist ou le Guardian qui, tous, lui rendent aujourd’hui hommage pour son travail d’enquête. Au regard de la longue liste des dissidents tués, Wrong écrit : « Il est difficile de ne pas arriver à la conclusion que le FPR d’aujourd’hui a l’assassinat dans son ADN ».

En France, un tel propos serait jugé « très limite », sinon « négationniste », parce qu’une grande partie de l’opinion publique — ou devrais-je dire : de l’opinion publiée ? — s’est persuadée que « charger » le FPR, c’est disculper la France et « relativiser » le génocide des Tutsis. En témoigne la réception — généralement favorable — de La Traversée, le livre de Patrick de Saint-Exupéry publié en mars dernier. Sur ses 318 pages, 162 sont consacrées au Rwanda, où l’auteur ne trouve pas trace d’une dictature (bien qu’il pose la question, sans détour, à un chauffeur de taxi). Dans l’autre moitié du livre, un épouvantail est fabriqué puis démoli : la « thèse du double génocide », présentée comme un « honteux mensonge » qui aurait été inventée pour confondre les victimes du génocide de 1994 avec les réfugiés hutus tués par l’armée du FPR dans l’ex Zaïre, en 1996-1997.

Sur ces massacres d’il y a un quart de siècle, Patrick de Saint-Exupéry interroge, en guise de « contre-enquête » et au hasard de ses rencontres, sept des dix-sept Congolais cités dans son livre. Certains d’entre eux s’en souviennent, plus ou moins vaguement, mais aucun ne saurait qualifier ces crimes — alors, faute de « génocide », l’auteur passe son chemin. Il ne se rend dans aucun des nombreux sites de tueries identifiés par Amnesty International, Human Rights Watch, Médecins sans frontières et… — la liste est plus longue — cinq équipes mobiles d’enquêteurs des Nations unies après un an de travail sur place, plus d’un millier de témoins entendus, plus de 1 500 documents étudiés. Dans son rapport publié en 2010, l’ONU estimait à environ 200 000 le nombre des Hutus tués — des hommes, femmes et enfants, parmi lesquels, sûrement, des génocidaires. Eu égard à leur persécution à travers la forêt équatoriale sur près de 1 500 kilomètres, pour une mise à mort sans discrimination, l’ONU n’avait pas exclu qu’il pût s’agir d’« actes de génocide ».

Qu’est-ce qui importe davantage, ce qualificatif ou les faits, le mot ou les morts ? Dans des esprits balkanisés, l’ONU peut avoir à la fois raison à Srebrenica, où elle a vu dans le massacre de 8 000 Bosniaques un « génocide », et tort au Congo, où elle permettrait à la France de se dédouaner de ses actes — manqués ou pires — au Rwanda, dans la confusion des fosses communes. Bien plus grave, on peut instruire le procès d’une cécité coupable face au génocide au Rwanda en s’infligeant des « leçons du passé » qui n’auraient toujours pas été apprises et, en même temps, soutenir que le manque de démocratie qui, hier, a mené au pire serait, aujourd’hui, une nécessité pour en empêcher la répétition.

« Merci, Congo ». L’ombre portée du génocide a longtemps couvert les crimes du FPR, pas seulement en France. Partout, la culpabilité pour ce qui a pu arriver au Rwanda en 1994 a troublé le regard pour ce qui s’y passe depuis. Mais, ailleurs qu’en France, le débat sur le Rwanda — toujours contradictoire, heureusement ! — penche de plus en plus en faveur d’une prise de conscience de la « ressource politique » qu’est la mauvaise conscience internationale pour le pouvoir de Paul Kagamé. Il ne s’agit pas d’un « régime tutsi » qu’il faudrait protéger contre le « retour au pouvoir des Hutus ». Il s’agit d’une dictature de plus en plus personnalisée et, du reste, d’un pouvoir corrompu, sauf que la corruption y est organisée : à travers la holding Crystal Ventures et la mise à sac de l’est de la RDC dont les richesses minières irriguent les nouveaux quartiers cossus de Kigali, surnommés « Merci, Congo ».

Le régime de Paul Kagamé est le pire d’Afrique, de loin le plus meurtrier. La politique d’apaisement que poursuit à son égard Emmanuel Macron, sur les brisées de Nicolas Sarkozy mais avec plus d’audace, vise à mettre la France à l’abri de perpétuelles accusations, à lui libérer les mains en Afrique. Mais la France est bien placée pour savoir qu’en se liant à des oppresseurs sur le continent, quand bien même ce serait pour les amener à résipiscence, pour sauvegarder « les acquis de la stabilité » ou pour déjouer des « pièges mémoriels », elle risque de se salir les mains. Voire pire.

Stephen Smith

Professeur d’Études africaines à l’université de Duke (USA) et ancien responsable Afrique de Libération, puis du Monde
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