Fiche du document numéro 30840

Num
30840
Date
Mardi 4 octobre 2022
Amj
Auteur
Fichier
Taille
249201
Pages
4
Urlorg
Titre
Attentats de janvier 2015 : « Tout le monde voyait le trafic d’armes se dérouler »
Sous titre
L’ancien magistrat antiterroriste Marc Trévidic a expliqué au procès en appel que les services de police judiciaire lillois « étaient au courant depuis des mois » du trafic d’armes slovaques qui a finalement alimenté le réseau d’Amedy Coulibaly.
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Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
« La police apprend que les armes d’un trafic qu’elle a couvert ont servi à commettre ce massacre qu’on connaît, ce n’est pas évident », résume l’ancien juge antiterroriste Marc Trévidic.

Depuis quelques jours, la Cour d’assises spéciale essaye, par petites touches, de reconstituer le cheminement des armes utilisées par Amedy Coulibaly, lors de ses attaques de Fontenay-aux-Roses, Montrouge (Hauts-de-Seine) et de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, à Paris, en janvier 2015. Or ces armes ont été achetées, manipulées et vendues par un réseau d’indicateurs, a confirmé Marc Trévidic, lundi.

Le magistrat, qui a quitté le pôle antiterroriste en septembre 2014, connaît bien le dossier pour avoir présidé, un peu par hasard, à Lille, le tribunal qui a jugé, en 2017, les membres de la filière lilloise qui ont alimenté, par l’entremise de Roubaisiens, le circuit d’approvisionnement d’Amedy Coulibaly.

Il s’agit d’armes de guerre, commandées sur Internet en Slovaquie et livrées par la poste. Achetées neutralisées, elles ont été remises en fonctionnement. Ainsi, un des deux fusils d’assaut de Coulibaly, le VZ 58, a été commandé parmi plusieurs centaines d’armes par Patrick Halluent, un collectionneur belge, détaille-t-il, et les autres l’ont été à partir de juillet 2014 par une petite société lilloise animée par Claude Hermant, un indicateur immatriculé aux douanes et à la gendarmerie, entendu par la cour le 26 septembre.

« Ça vient d’abord d’Halluent en Belgique, expose Marc Trévidic. Hermant a continué, puis des gens qui gravitaient autour de lui, un certain Christophe Dubroeucq et un certain Antoine Denevi, chacun étant indicateur, tout en vendant des armes. Tout le monde était l’indicateur de tout le monde. »

Veste noire, chemise blanche et cravate rouge, Marc Trévidic, aujourd’hui président de chambre à la cour d’appel de Versailles, parle sans détour :

« À Paris, on s’est rendu compte que les armes de Coulibaly provenaient d’Hermant. On a dû arrêter Hermant la troisième semaine de janvier [2015], mais la PJ [police judiciaire] était au courant depuis des mois du trafic d’Hermant. La PJ avait laissé le trafic lillois se dérouler. Les gens de la PJ étaient embêtés parce que c’étaient des indics à eux, plus ou moins. La police et la gendarmerie les ont laissé faire ce qu’ils avaient à faire, un peu comme on fait avec les informateurs dans le trafic de drogue. Tout le monde voyait le trafic d’armes se dérouler. »

L’ancien juge antiterroriste permet de prendre la mesure de l’embarras des services de l’État devant la découverte des agissements de la filière lilloise, au lendemain des attentats. Et il balaye au passage les doutes distillés par le parquet sur la collaboration de Claude Hermant avec les services de gendarmerie : « Hermant a été collaborateur de la gendarmerie et aussi des douanes, poursuit-il. On a eu des éléments déclaratifs : j’ai entendu les gendarmes en huis clos partiel. Hermant a clairement été indicateur, il a donné des tuyaux aux gendarmes. C’est exactement la même chose avec les douanes. »

Claude Hermant à Lille, en octobre 2017. © Photo Philippe Huguen / AFP

Ancien para, ex-animateur de La Maison flamande, Hermant a aussi fourni des renseignements d’importance sur l’extrême droite identitaire à Philippe Patisson, l’ex-patron du Service départemental de l’information générale (ex-RG), devenu coordinateur français du centre de coordination policière et douanière (CCPD) de Tournai, a rappelé le président. Avec les armes slovaques, le Lillois dit avoir procédé à « des coups d’achats » à la demande de la section de recherche (SR) de la gendarmerie de Villeneuve-d’Ascq.

La hiérarchie a nié et opposé le secret-défense, mais des rapports déclassifiés et des mails aux gendarmes de la SR témoignent des informations transmises aux gendarmes sur la société slovaque, des achats du Belge Patrick Halluent, et enfin de ses contacts avec le Roubaisien qui lui a acheté les armes.

Ce dernier était venu régulièrement prendre livraison des commandes de Claude Hermant sur un parking de Villeneuve-d’Ascq, à deux cent mètres à vol d’oiseau du siège de la « SR ». Claude Hermant était alors suivi et pisté par la PJ de Lille qui n’a curieusement pas mis fin au trafic.

« La surprise, c’était la facilité qu’ils ont eue de récupérer des armes en Slovaquie de façon légale, poursuit Marc Trévidic. Près de 450 armes – dont 173 importées par la société de Claude Hermant –, alors qu’on était dans une menace terroriste maximale. Dans le dossier Forsane Alizza [réseau islamiste démantelé en 2012 – ndlr], on avait déjà trouvé une kalachnikov démilitarisée provenant d’Allemagne. Elle avait été remise en état en une quinzaine de minutes. »

Le « goût amer » de ce dossier, selon le magistrat, c’est que sur la totalité des armes importées seulement « 40 armes ont été retrouvées » : « On ne sait pas où sont passées les autres. » En première instance, Claude Hermant écope de sept ans d’emprisonnement, Christophe Dubroeucq, quatre ans, Antoine Denevi, trois ans. L’acheteur roubaisien des armes, Samir Ladjali, cinq ans. En appel, la peine de Claude Hermant est portée à huit ans, celle de Samir Ladjali ramenée à quatre ans.

Un mystérieux cambriolage

« On peut se demander pourquoi il n’y a pas eu de jonction de ce dossier, au moins pour certains clients, avec la procédure antiterroriste », questionne l’un des avocats de la défense.

« C’est un choix, répond Marc Trévidic. Du côté antiterroriste, c’est toujours mieux d’avoir l’intégralité des faits. Mais parfois c’est une charge de travail trop grande. »

La disjonction n’a pas été sans conséquence pour l’enquête. Un exemple est donné par la défense à l’audience. Un container renfermant du matériel de paintball, mais aussi dix gilets pare-éclats de marque allemande, et des munitions, est cambriolé sur le terrain de Claude Hermant à Ennetières-en-Weppes le 15 juin 2014. Des plaintes sont déposées en 2014 et 2015, visant l’auteur présumé, le trafiquant Antoine Denevi qui a tenté de revendre une partie du matériel lors de sa fuite en Espagne, mais les juges de l’affaire lilloise refusent d’enquêter.

« Dans sa vidéo posthume, Coulibaly porte un gilet pare-éclats qui provient d’un cambriolage de mon terrain, a déclaré Claude Hermant à l’audience du 26 septembre. J’ai prouvé que ce cambriolage avait été réalisé par Antoine Denevi. J’aimerais qu’on m’explique comment ce gilet se retrouve sur Coulibaly… »

On ne le saura pas. Pourtant, d’après la police scientifique, les munitions de calibre 7,65 mm, découvertes à Ennetières-en-Weppes, « correspondent aussi aux munitions découvertes sur les scènes de crimes des attentats utilisées par Amedy Coulibaly » – « les marquages » qui coïncident sont décrits comme « rares ».

« Est-ce que ce n’était pas utile de faire la jonction des dossiers pour faire plus d’investigations ? », questionne un avocat de la défense.

Le second acteur clé de la filière lilloise, Christophe Dubroeucq, un « Monsieur Propre » massif et bedonnant, vient à la barre, cheveux tondus teints en blond, manches de chemise relevées. Ancien portier de boîte de nuit, naguère champion de bodybuilding, il répond par monosyllabe, quand il ne se contente pas de marmonner. Chez lui aussi, on a trouvé des balles de 7,65 mm, des fusils et des couteaux, une cinquantaine.

« Déjà je sais pas ce que je fais ici », déclare-t-il.

Le clan des Roubaisiens

Le président Jean-Christophe Hullin doit rappeler ses précédentes déclarations. Claude Hermant lui avait « proposé de trouver des clients pour les armes ». Il s’agissait « d’arrêter le grand banditisme et le terrorisme », explique-t-il.

« À ce moment-là, vous recevez un contrat moral, il s’agissait de trouver des acheteurs, pour les dénoncer, tout ça était sous le contrôle de la gendarmerie », résume le président.

Christophe Dubroeucq approuve. « Les petits achats, c’était pas le but, ce que voulait privilégier Claude Hermant, c’étaient des lots entiers. » Il approuve encore.

Parti en chasse, notamment dans la zone de deal du boulevard de Metz à Lille, Christophe Dubroeucq, grand consommateur de cocaïne, est présenté au Roubaisien Samir Ladjali qui en cherche d’importantes quantités. Il amène Samir Ladjali à Claude Hermant, mais le dénonce simultanément à la PJ, tout en passant ses propres commandes d’armes aux Slovaques.

Christophe Dubroeucq est interpellé en avril 2015 en République tchèque, son coffre de voiture rempli d’armes.

Placé en garde à vue au même moment, Samir Ladjali finit par avouer avoir pris livraison des armes, et prétend, sans preuves, les avoir rendues. Mais l’ADN d’une de ses nièces, Amel Bendridj, est identifié par l’enquête scientifique sur un pistolet semi-automatique d’Amedy Coulibaly. Son neveu Souliman Bendridj parle et raconte l’implication de son beau-frère Mohamed Farès, qui avoue à son tour avoir servi d’intermédiaire pour une arme.

Le clan familial semble divisé, mais lors de multiples auditions, Mohamed Farès et Souliman Bendridj dénoncent le trafic de Christophe Dubroeucq, dit « Tof », ou « Gégé ». « L’arme que Coulibaly a eue, elle est passée de Christophe à un gars qui vient du 91 », déclare notamment Farès.

« On vous a montré une photo de Farès, et vous dites “je le connais pas” », dit le président.

— Je mémorise pas la tête des gens, répond Christophe Dubroeucq.

— Les enquêteurs sont étonnés, M. Farès leur dit qu’il vous connaît. […] Souliman Bendridj vous reconnaît formellement. »

Christophe Dubroeucq marmonne encore. Le président lui rappelle que, sur une écoute, il s’était vanté auprès d’un de ses amis, l’ancien patron des RG Philippe Patisson, de « faire l’imbécile » quand on l’interrogeait.

« Vous êtes en train de faire ça devant la cour d’assises, n’est-ce pas ?

— Non », répond-il.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024