Citation
Le 26 août dernier, dans une « Deuxième décision relative à la représentation de Félicien Kabuga », le juge Iain Bonomy a confirmé Me Emmanuel Altit dans ses fonctions d’avocat de la défense de l’octogénaire rwandais qui doit être jugé devant le « Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des tribunaux pénaux » (MTPI), autrement dit le successeur du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), établi par l’Onu entre 1995 et 2015 à Arusha, dans le nord de la Tanzanie.
L’ancien homme d’affaires, considéré il y a trente ans comme l’homme le plus riche du Rwanda, est accusé de génocide et de crimes contre l’humanité à l’encontre des Tutsis du Rwanda, en 1994. Il avait été mis en accusation par le TPIR dès 1997 mais avait réussi à mener une cavale de 23 ans, avant d’être attrapé en France, en mars 2020. Son procès entraîne une sorte de « réactivation » de l’ex-TPIR, sous la forme d’un MTPI transformé pour cette seule affaire en tribunal à temps plein. Attendu fin 2021, le démarrage du procès est maintenant annoncé pour le 29 septembre. Or, parmi les nombreuses incertitudes qui planent sur lui, figure la situation de Me Altit.
Kabuga a voulu remplacer cet avocat à plusieurs reprises, sans succès. Dans sa décision du 26 août, « la Chambre de première instance considère que la demande de changement de conseil n’a pas démontré l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant le retrait de M. Altit ou présenté des faits nouveaux qui justifieraient un réexamen de la Décision du 1er avril 2021 ». La cour reconnaît que Kabuga semble rester insatisfait de sa représentation depuis lors et qu’il a renouvelé sa demande de changement d’avocat, mais « il n’y a tout simplement aucune preuve objective dans le dossier démontrant que M. Altit n’a pas honoré ses obligations professionnelles ou déontologiques », dit la chambre.
Enquête pour outrage à la Cour
Dans ses précédentes décisions, les juges ont toujours conclu que la panne de communication entre Kabuga et Altit résultait d’une incompréhension des obligations éthiques à propos de l’implication de la famille de Kabuga dans la stratégie de défense, un problème ne justifiant pas, selon eux, le retrait de l’avocat et de son équipe. De fait, le point de désaccord est que Kabuga et sa famille demandent à Altit de recevoir des instructions directement des membres de la famille de Kabuga et de leur permettre d’accéder au dossier, expliquant que, l’accusé, très malade, confus et sénile selon la famille, ne peut pas bien conduire sa défense. L’avocat, lui, soutient que seul Kabuga devrait lui donner des instructions et que le partage d’informations avec sa famille peut éliminer le privilège accordé aux communications entre avocat et client et violerait les mesures de confidentialité judiciairement en place.
Kabuga avait demandé le remplacement de Altit par Peter Robinson, un avocat familier depuis longtemps des dossiers rwandais devant le TPIR. Mais la chambre l’a aussi rejeté car Robinson, dit-elle, fait l’objet d’une enquête judiciaire. Me Robinson aurait « déposé des documents ex facie [apparemment] frauduleux au nom de certains membres de la famille de Kabuga dans une procédure devant le Mécanisme », précise la Chambre dans sa récente décision, ajoutant que « M. Robinson et les membres de la famille de Kabuga font maintenant l’objet d’une enquête d’outrage à la Cour ».
L’assaut manqué de Me Larochelle
Après le rejet de Robinson, Kabuga et sa famille ont fait entrer Me Philippe Larochelle dans l’arène. L’avocat canadien, lui aussi familier de longue date des dossiers rwandais, a voulu prendre le taureau par les cornes en introduisant lui-même une demande, en juillet dernier, d’être commis conseil principal dans l’affaire, accompagnée d’un mandat signé par Kabuga et attesté par son fils. Dans sa demande, Me Larochelle s’appuie sur les déclarations des médecins experts dans le dossier, selon lesquelles Kabuga ne fait pas confiance à son avocat. Il indique que, lors d’une réunion qu’il a eue avec l’accusé le 4 juillet 2022, Kabuga a exprimé son mécontentement face au manque d’efforts de Me Altit pour rétablir la confiance entre eux et son absence d’actions pour discuter des objectifs de sa représentation.
Me Larochelle se déclare aussi prêt à prendre les choses en main sans risquer de conséquent retard de la procédure. Mais les juges ne sont pas de cet avis. Pour eux, « tout changement dans la représentation de Kabuga à ce stade entraînerait probablement un retard de plusieurs mois ». A leurs yeux, la « capacité [de Larochelle] à se familiariser rapidement avec le dossier pour éviter de retarder le début du procès » ne peut être présumée car celui-ci « n’a pas accès aux documents confidentiels dans cette affaire, aux éléments de preuve potentiels et d’autres documents pertinents divulgués par l’Accusation, ou le dossier de l’affaire sous gouverne de l’équipe actuelle la défense ». Par conséquent, « compte-tenu de l’âge et de la santé fragile de Kabuga, le temps nécessaire à M. Larochelle pour se familiariser avec l’affaire compromettrait probablement la poursuite juste et rapide de la procédure. En somme, la Chambre de première instance reste d’avis que faire droit à la demande de changement d’avocat n’aurait d’autre conséquence que de retarder la procédure. » La chambre dit aussi n’avoir aucune garantie que la demande de Kabuga (ou sa famille) ne sera pas suivie par une nouvelle demande de changement à l’encontre de Me Larochelle…
Blocage de fonds
Ainsi la Chambre maintient donc Me Altit. Mais le conflit n’est pas réglé. « Nous ne sommes pas en accord avec cette décision, donc nous avons demandé à la Chambre de suspendre les procédures dans l’affaire jusqu’à ce que la Chambre d’appel rende sa décision », indique Me Larochelle à Justice Info. Ce à quoi le procureur s’oppose. « M. Larochelle n’a pas qualité pour soutenir cette requête car il n’est pas le conseil commis d’office de Kabuga », dit le procureur dans sa réponse. Le 20 septembre, la chambre de première instance a accordé à l’avocat de faire appel, tout en lui refusant la suspension de la procédure.
Me Larochelle dit s’étonner de l’obstination de la Cour à refuser à Kabuga un avocat de son choix. « Nous la trouvons très surprenante, d’autant plus que le principal argument semble être de vouloir assurer un procès équitable à Kabuga, en insistant sur la célérité des procédures, alors que le droit à un procès équitable ne prévoit pas uniquement d’être jugé dans les meilleurs délais (droit qui appartient par ailleurs à l’accusé), mais également d’être représenté par l’avocat de son choix », plaide-t-il.
Lui et le fils aîné de l’accusé, Donatien Kabuga, disent ne pas comprendre non plus pourquoi le greffe du Mécanisme leur met des bâtons dans les roues dans le cadre des efforts de la famille Kabuga pour pouvoir rémunérer elle-même un avocat et quitter ainsi l’aide juridique dont se servirait, entre autres, la Chambre pour lui imposer une équipe de défense. « Ces efforts sont tributaires de l’enquête du greffe afin de décider de l’état d’indigence de Kabuga, qui n’est pas encore complétée. Je ne sais pas pourquoi cette enquête prend autant de temps, compte tenu de l’importance de l’accès à ces fonds relativement à la question de la représentation de Kabuga », clame Me Larochelle.
Impression de déjà-vu
Le fils Kabuga va plus loin. « Nous n’en sommes nulle part, étant donné que le MTPI n’a toujours pas consenti à dégeler ces fonds » se plaint-il. « Il est à noter que, dans la requête que nous avons faite pour les dégeler afin que nous puissions aider notre père à avoir un avocat de son choix, le procureur s’y est opposé. Mais, plus étonnant, Me Altit également s’y est opposé, ce qui prouve qu’il ne défend pas les intérêts de mon père et encore moins de la famille. Me Altit montre tous les signes qu’il roule pour le procureur », assène-t-il.
Interrogé sur l’état de l’enquête sur la situation d’indigence de l’accusé et sur le problème de la restitution des avoirs et biens gelés de Kabuga, le greffe du MTPI répond qu’il « ne peut pas faire de commentaires sur une affaire en cours ».
C’est dans ce contexte que se présente l’ouverture annoncée du procès. Pour tous ceux qui ont suivi les débuts du TPIR, notamment les années 1996-1998, l’impression de déjà-vu et de blocages stériles est frappante. Les débats sur la liberté de choix par l’accusé d’un avocat commis d’office n’avaient cessé de perturber les premiers procès du tribunal de l’Onu, avec de mêmes conflits entre accusés, avocats, juges et administration. Au prix de quelques déballages publics embarrassants et de multiples retards. Dès juin 1997, le juge Yakov Ostrovsky avait décidé de faire dissidence à ce sujet. « Aujourd’hui, dans les pays où la législation est la plus avancée dans ce domaine, c’est-à-dire les pays scandinaves, l’accusé indigent a le droit de choisir. Et je crois que le tribunal international doit être guidé par la pratique la plus avancée », avait-il déclaré. Au final, c’est la doctrine Ostrovsky qui avait largement prévalu pour sortir de l’impasse. En ces temps révolus où il revenait à un juge russe de porter le droit le plus libéral…