Citation
Madame la ministre
Monsieur le ministre
Excellence Monsieur l’ambassadeur
Chers organisatrices et organisateurs de ce prestigieux Colloque
Chers illustres contributrices et contributeurs
Mesdames les participantes et Messieurs les participants,
Bien que ce colloque soit placé sous le sceau de la recherche scientifique sur le génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda, vous voudrez bien m’excuser de ne pas vous faire un exposé scientifique et de ne juste vous parler que du témoignage et du pari pas si évident qu’il constitue pour un rescapé.
Dans son imagination, le témoin rescapé pense qu’il n’a pas survécu que pour lui. Il est là pour porter au monde la parole des disparus, ceux qui n’ont plus de voix pour dire les injustes atrocités qu’ils ont subies. D’où l’impérieuse nécessité qu’il éprouve de parler, lorsque bien sûr il a accepté le lourd fardeau de témoigner. Car beaucoup, la majorité, choisissent de ne rien dire, ou pire, c’est le silence qui s’impose à eux. Les cruautés qu’ils ont eu à vivre dans leur chair ou à voir chez d’autres dont des proches et qui défilent en boucle dans leur tête les pétrifient de l’intérieur, les laissant ainsi figés dans l’obscur silence des souvenirs d’horreurs et de douleurs qu’ils sont les seuls à porter et à supporter.
Intéressons-nous donc ici au témoin-rescapé qui essaye de s’exprimer et qui parle des temps précédant le génocide, le témoin de la préparation du génocide du moins pour certaines de ses phases, ce rescapé-témoin que j’estime être parmi tant d’autres. Car je crois que cette période est cruciale pour la compréhension de ce qui, logiquement, l’a couronnée, à savoir la réalisation du génocide proprement dit. Pointer les atrocités infligées aux victimes reste aussi essentiel, bien sûr. Nul ne doit faire fi des cicatrices dont sont lardés les corps de beaucoup de survivants, des blessures invisibles dissimulées au tréfonds de leurs âmes, ces ossements hantant les mémoriaux, tous ces récits de douleurs et de mort qui démontrent à suffisance l’immensité de la barbarie qui a été à l’œuvre dans ce pays, d’avril à juillet 1994. Comment alors ne pas s’interroger sur ce qui a rendu possible ce moment d’inhumanité qui a vu des hommes et des femmes se transformer en fauves féroces vis-à-vis de leurs compatriotes ? Ceci amène à répondre sans faux-fuyant à la question de la préparation de ce génocide. Cette genèse-là est certes aujourd’hui connue, aussi bien des acteurs que des historiens et de la plupart des victimes rescapés : l’endoctrinement, la formation des milices, l’incapacité du pouvoir en place à gagner la guerre, la cupidité et l’égocentrisme, une impunité et un encouragement trentenaires pour les auteurs des crimes ciblant les Tutsi, etc. Mais cela ne suffisait pas. Pour réussir son projet d’extermination, le régime de Habyarimana avait plus que tout besoin d’être assuré de tranquillité pour le préparer.
Je me souviens que, dans mon livre-témoignage, France-Rwanda les coulisses du génocide, paru il y a un peu plus d’une vingtaine d’années, j’ai déroulé à peu près tout ce que je savais de l’avant génocide : ce que j’avais vu, entendu ou appris des autres. L’une des choses qui me choquaient et me pesaient très fort, c’était la part de l’Etranger dans le processus génocidaire qui s’élaborait semaine après semaine, mois après mois, année après année et dont j’étais témoin. Précisons que j’étais alors employé du Centre d’Echanges Culturels Franco-Rwandais, une institution relevant de la coopération française au Rwanda, donc de l’ambassade de France. J’ai éprouvé un besoin de dénoncer les implications, ostentatoires ou voulues clandestines, que j’arrivais à plus ou moins saisir, à savoir les interventions françaises, militaires et politiques, qui ont gêné l’Armée Patriotique Rwandaise dans sa progression. Ces interventions ont eu plusieurs conséquences : tout d’abord, elles ont perturbé les plans du FPR [1] et ses offensives qui avaient le plus souvent lieu suite à des massacres de civils tutsi diligentés par le pouvoir rwandais, des innocents qui étaient tués non pour un crime ni une faute quelconques, mais seulement pour ce qu’ils étaient ; comme deuxième conséquence, elles ont apporté des répits au régime du MRND [2] qui a eu tout le loisir de préparer et de tester le génocide à venir contre les Tutsi. La plus marquante et la plus dommageable de ces interventions armées après celle d’octobre 1990 est, à mon sens, la dénommée Opération Chimère ou Birunga comme on veut, qui se déroula du 22 février au 28 mars 1993, menée essentiellement par les Forces spéciales du COS [3] sous la conduite du colonel Didier Tauzin, alias Thibaut de son nom de guerre. Celui-ci avait également pris le commandement des FAR [4] comme cela a été révélé cinq années plus tard par la MIPR [5]. Cette opération a, de façon certaine, mis un coup d’arrêt à l’offensive de l’APR [6] du 8 février 1993 qui, selon tous les dires y compris ceux de la France et de ses agents sur place, était sur le point de prendre Kigali. Une confidence d’une personnalité de l’ambassade de France sur les exploits de ces Forces Spéciales me revient souvent en mémoire : « Que ça a saigné, dis-donc ! », m’a-t-elle dit en claquant des doigts, quelques jours après le lancement de cette opération, pour me faire comprendre que l’APR avait dégusté. Elle faisait partie du Conseil de sécurité de l’ambassade qui suivait la situation au Rwanda et élaborait les alertes et conseils à faire passer aux hiérarchies politico-militaires en France. D’après elle, l’information émanait du colonel Tauzin, celui-là même qui déclarera avec un terrible aplomb, lors du lancement de l’Opération Turquoise, qu’ils venaient « casser les reins au FPR ».
Ainsi, l’opération Chimère a constitué un tournant décisif, un moment de grâce pour le Pouvoir qui l’a mis à profit pour accélérer sans crainte la préparation du génocide. Dans leur débâcle, le pouvoir rwandais et son armée qui venaient d’être sauvés in extremis, gagnaient dans le même temps l’assurance de l’engagement sans limites de l’armée française pour combattre avec eux, voire à leur place. Derrière le bouclier des Forces françaises, ils avaient désormais les mains libres pour s’occuper du volet intérieur de la guerre, à savoir : parfaire la planification du génocide. La France et son armée n’ignoraient rien de tous ces développements et comme elle continuait de collaborer dans tous les domaines, cela signifiait au Gouvernement Rwandais et aux futurs victimes et rescapés du génocide qu’elle accordait toute sa bénédiction à ses crimes. Il y a par ailleurs lieu d’affirmer qu’elle a fait pire : puisqu’elle est allée au-delà de la simple approbation et des interventions militaires. Des envoyés du gouvernement sont venus à cette époque rencontrer les partis politiques d’opposition au président Habyarimana pour les inviter à se rassembler autour de ce dernier et de son parti, dans un front uni contre le FPR. On se souviendra ici du passage de Marcel Debarge, le ministre de la Coopération, dépêché par le président Mitterrand pour cette mission-là. Ses recommandations, possiblement assorties de quelques menaces ou de promesses, aboutirent, peu de temps après, à la création du mouvement Hutu Power qui provoqua l’implosion desdits partis. Sans le Hutu Power, il est permis de penser que la Solution finale n’aurait pas eu lieu, du moins pas avec cette culmination atteinte de massacres et autres horreurs. C’est à partir de ces deux éléments, l’opération Chimère et la mission Debarge, plus l’action de l’ambassadeur de France que l’on peut déchiffrer à travers ses TD, que le point de non-retour a été franchi. La France des politiciens et des hauts gradés militaires, qu’il faut distinguer de la France citoyenne, avait pactisé à bon escient avec un régime qui préparait le génocide des Tutsi et procédait sans arrêt à des massacres à caractère génocidaire. Et Habyarimana et les partis extrémistes fédérés autour de son MRND se sont sentis légitimés et ragaillardis par le soutien inconditionnel de cette France pour parachever, en toute tranquillité, la préparation de l’extermination des Tutsi. Et l’Accord négocié et signé à Arusha ne fut dans leur stratégie qu’un intermède pour distraire la partie naïve de la prétendue Communauté internationale et les Tutsi de l’intérieur, un moment prodigieux leur permettant d’affiner les préparatifs de cette Apocalypse annoncée par le colonel Théoneste Bagosora considéré comme le cerveau du génocide.
Tout cela étant dit, je voudrais rapprocher la suite de mon propos du thème de la soirée de clôture de ce colloque qui est : « Mémoire, Histoire, Justice ».
Sans qu’il en soit nécessairement conscient, c’est pourtant ces trois thèmes qui guident le rescapé témoin quand il s’exprime, soit à l’oral, soit par écrit.
Tout d’abord, comme dit au début, le témoin rescapé estime avoir survécu pour une certaine mission. Il se croit investi de l’obligation de témoigner pour les morts, pour toutes celles et tous ceux qui n’ont pas survécu au génocide. Lui est resté vivant pour honorer, perpétuer et défendre leur mémoire. Pour refuser qu’elle soit oubliée ou salie. Pour éviter que leurs souffrances ne soient banalisées. Pour dire aux morts qu’on est là, qu’on ne les oublie pas, qu’on ne les lâchera jamais. Qu’on se bat pour qu’ils existent encore et pour toujours dans notre mémoire, dans la mémoire de leur patrie et dans celle de l’Humanité.
Par rapport au volet « Histoire », vous m’excuserez de revenir à mon humble personne. En témoignant, il s’agit pour moi de partager ce que j’ai vu, entendu, compris, mon ressenti des événements, et de questionner par moments les complicités, éclatantes ou dissimulées, inavouables et inavouées qui, comme déjà évoqué, ont facilité la préparation et en fin de compte l’exécution du génocide. En clair, le but est de partager, par le biais de la parole ou de l’écrit, ce que j’ai vu de plus ou moins près ou appris des interventions françaises, militaires et politico-diplomatiques, d’interroger leur part de responsabilité dans l’accélération du processus génocidaire facilitant au final la commission du génocide-même. Le témoin rescapé que je suis – et que sont bien d’autres – n’est pas historien, n’en a pas les compétences. Il s’exprime simplement pour l’Histoire et comme témoin de l’Histoire. Témoigner pour l’Histoire. Voilà ce en quoi je crois. Pour que la trace reste, pour qu’on ne puisse pas effacer ce qui s’est produit, ce qui a été réalisé par toute la chaîne du crime, des planificateurs aux petites mains assassines en passant par les complices et les meneurs du génocide perpétré contre les Tutsi. Pour ne pas laisser le champ libre aux négationnistes et aux révisionnistes. Je reconnais que ceci est un peu illusoire si pas prétentieux de ma part. Les négationnistes, les forces qui planifient du dehors de parachever l’œuvre d’extermination, ont des promoteurs, des soutiens à travers personnalités, ONGs à la voix très portante, des Etats puissants... Des gens riches les financent. Négationnistes et révisionnistes se voient offrir de nombreuses tribunes dans les journaux ou dans des lieux parfois de grande renommée, de multiples lobbies influents sont à l’œuvre pour les appuyer. Ils entretiennent des milices chez qui ils instillent leur rêve de reconquête et de parachèvement du génocide des Tutsi, et les poussent à se conduire en conquérants dans ce grand pays voisin où ils pillent, torturent, tuent, violent depuis juillet-août 1994, depuis que le plus gros de la masse des génocidaires et de leurs chefs chez qui ils recrutent y a été aiguillé par l’opération Turquoise. Ils possèdent des moyens colossaux pour équiper ces forces négatives et pour diffuser leur idéologie mortifère et haineuse. L’histoire retiendra-t-elle leurs actes ou notre parole, ou les deux ? Je n’en sais rien, mais je ne cesserai de dire. Il faut en vérité beaucoup plus de gens, beaucoup plus de bonne volonté qu’aujourd’hui pour écrire cette histoire, démasquer et consigner pour l’Histoire et dans l’Histoire toutes les complicités, françaises et autres, qui sont intervenues dans cette tragédie et celles qui se trouvent aujourd’hui à l’œuvre.
Abordons enfin le dernier volet de notre triptyque pour dire que, pour le rescapé du génocide, la justice est une aspiration inextinguible et, comme le crime duquel elle requiert réparation, elle ne souffre pas de prescription. Même celui qui ne le clame pas tout haut, son cœur réclame toujours la justice. Et ses morts, à travers lui, en lui, susurrent sans cesses leur soif de justice. Les rescapés, redisons-le, en plus d’être les héritiers de la mémoire des morts, sont aussi héritiers de leurs contentieux avec les morts et les vivants qui les ont sacrifiés tout comme avec le système qui a planifié et réalisé leur anéantissement. Cette justice a été rendue, en partie seulement. Malgré les Gacaca, malgré le TPIR [7] à Arusha et les quelques cas tranchés par la justice de trois ou quatre nations, une immense tâche reste à accomplir. Mais ne nous leurrons pas : beaucoup de victimes resteront sans bourreaux identifiés du tout, ou avec des bourreaux non autrement identifiés que comme Interahamwe, des assassins anonymes qui ne rendront jamais compte devant la justice. La justice, la soif de justice qui torture le témoin rescapé est en conséquence loin d’être apaisée. Sans doute une certaine forme de résilience parvient-elle à en polir les rugosités tranchantes, sans doute le pardon aussi, que beaucoup de rescapés ont accordé, qu’il leur fût demandé ou de leur propre initiative, participe-t-il à l’adoucissement des frustrations. Mais, en dépit de tout cela, ce désir, ce besoin de justice couve jusqu’au dernier souffle dans le tréfonds du rescapé.
De plus, nous ne pouvons escamoter ici cette évidence que le devoir de justice devrait concerner aussi les présumés criminels étrangers. On en connaît au moins deux catégories : la première est celle des réfugiés burundais qui vivaient au Rwanda, s’y étaient gavés de l’idéologie génocidaire et ont participé massivement à l’exécution du génocide. La deuxième est celle d’un certain nombre de hauts responsables Français : politiciens, diplomates, militaires, fonctionnaires qui, au nom et avec les moyens de la France, ont soutenu passionnément et jusqu’au bout le régime qui planifiait et puis commettait le génocide contre les Tutsi. Nous pourrions citer quelques exemples d’actes, évoquer les arrestations s’effectuant sous la protection de l’opération Noroît lancée à partir du 4 octobre 1990, les contrôles d’identité sur les barrières par des soldats français aux côtés des gendarmes rwandais, la participation à la formation des miliciens Interahamwe, les multiples et longues opérations de combat de Noroît, les fichages et la participation aux tortures de Tutsi par un certain conseiller technique et son équipe au sein de la Police judiciaire rwandaise, les abandons et les évacuations indignes d’Amaryllis, les agendas cachés et autre errements de Turquoise, l’abandon de Bisesero par la même Turquoise… Mais nous estimons que ce n’est ici ni le moment ni le lieu.
Pour terminer, je dirai ceci : c’est de vous, éminents professeurs et chercheurs, que nous attendons la vérité sur toutes ces choses. Insistez pour l’ouverture de toutes les archives ad hoc, ne vous contentez pas de ce que l’on jette au public. Tentez de découvrir ce que l’on vous cache, ce qu’on a détruit, ce qui a pu être fabriqué. Tirez-en alors des conclusions, un rapport qui donne si possible toute la vérité, au bénéfice non seulement de l’Histoire, mais aussi de la Mémoire et de la Justice pour les victimes du génocide perpétré contre les Tutsi.
Pour aujourd’hui et pour demain, je vous remercie.
Vénuste Kayimahe.
[Notes :]
1 Front Patriotique Rwandais.
2 Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, parti unique depuis 1975 devenu, à l’avènement du multipartisme en 1992, le MRNDD, Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement et la Démocratie.
3 Commandement des Opérations Spéciales.
4 Forces Armées Rwandaises.
5 Mission d’Information Parlementaire sur le Rwanda.
6 Armée Patriotique Rwandaise.
7 Tribunal Pénal International pour le Rwanda.