Citation
Sommes nous qualifiés pour juger le régime rwandais?
Jacques Morel
Ingénieur CNRS
22 novembre 2003
Dans l’article « Au Rwanda, le sacre électoral de la peur dix ans après le génocide » publié à la une
du Monde daté du 6 novembre, ses auteurs, Jean-Philippe Rémy et Stephen Smith, se laissent emporter
par leur véhémence et oublient la réalité des faits.
Dix ans après le génocide ? De août 1994, fin du génocide des “Tutsi” et du massacre des “Hutu”
d’opposition, à août 2003, élection de Paul Kagame à la présidence du Rwanda cela fait neuf et non dix
ans, si l’on sait faire la soustraction. Pourquoi vouloir refouler ces massacres plus profond dans le temps ?
Et pourquoi rabaisser le nombre des victimes à 800.000 alors qu’il était estimé à « près d’un million de
morts » dans l’article de Jean-Philippe Rémy relatant l’élection de Kagame (le Monde 27 août 2003) ?
200.000 morts est-ce un détail ?
Les deux auteurs n’ayant pas été sur place lors des deux élections présidentielles et législatives, nous
livrent un résumé biaisé d’articles de la presse anglaise et du rapport de la mission d’observation de
l’Union européenne présidée par Colette Flesch.
Ils nous disent : « Kagame, l’ex-chef rebelle – tutsi – devenu chef de l’Etat » a obtenu un « score
”soviétique” » par le « règne de la terreur » et en s’appuyant sur « une camarilla qui a transformé le
génocide en rente de situation ».
Le qualificatif de rebelle veut jetter le discrédit. Rebelle par rapport à quoi ? Quel gouvernement légal ?
Celui d’Habyarimana arrivé par un coup d’Etat en 1973 et qui a fait régner une sorte de totalitarisme
racial ? Le gouvernement intérimaire rwandais (GIR) formé le 8 avril 1994 par ceux qui ont fait assassiner
la veille plusieurs ministres dont le premier, madame Agathe Uwilingiyimana, et qui organisa le génocide ?
Rebelle par rapport à la France ? Oui certainement, puisqu’elle a soutenu ces deux gouvernements.
Tout en disant espérer que « prenne fin, l’instrumentalisation démagogique de la conscience ethnique »,
voilà qu’il nous est rappelé que Kagame est ”Tutsi”. Cette classification ethnique qui déterminait en 1994
si un Rwandais avait droit à la vie ou à la mort, continue à être utilisée dans le journal Le Monde.
L’historien doit reconnaı̂ttre que c’est la victoire des troupes de Kagame qui a mis fin au génocide de
1994. De nombreux témoins qui étaient, durant le génocide, dans la zone contrôlée par le FPR, comme
Annie Faure, médecin de MdM, Michel Peyrard, journaliste à Paris Match, Jean Chatain, journaliste à
l’Humanité ou African Rights, ont écrit que les massacres de masse cessaient à l’arrivée de l’APR, l’armée
du Front Patriotique Rwandais (FPR et non FPI comme l’écrit l’article). Le rapporteur spécial de la
Commission des droits de l’homme de l’ONU constate que le FPR a commis des exécutions sommaires
mais ne voit pas de preuves étayant les accusations de massacres systématiques des ”Hutu”. La terreur
de la mise à mort, planifiée par le gouvernement intérimaire rwandais a cessé après sa fuite.
De quelle terreur parle l’article ? De la terreur que ferait régner le régime actuel. Le terme est excessif,
la peur qu’il pourrait susciter est sans commune mesure avec les menaces consécutives au génocide,
terreur des survivants exposés à la menace de ceux qui veulent ”terminer le travail” et qu’aucun témoin
des massacres ne survive, d’une part et d’autre part, terreur des assassins restés en liberté craignant la
vengeance.
Sans aller jusqu’à l’affirmation de l’article « une majorité écrasante a ”coupé” l’ennemi à la machette », le nombre d’assassins, volontaires ou forcés qui ont commis le génocide est considérable. Ceci
ajoute à son atrocité, ce génocide a été populaire. Comment vivre en paix dans ces conditions où des
assassins courent encore, où les victimes sont entourées par les familles des assassins emprisonnés ?
On lit sur BBC-News que Kagame est crédité tant par les communautés “Hutu” que “Tutsi” d’avoir
promu la réconciliation ethnique après le génocide. Certes, le jugement des assassins étant loin d’être
terminé, voir impossible vu leur nombre, la réconciliation n’est qu’un vain mot. Mais du point de vue
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de la sécurité intérieure au Rwanda, il n’y a presque plus d’assassinats depuis 1998, hormis l’attaque de
l’Armée rebelle pour la Libération du Rwanda de mai à juillet 2001. L’article de James Astill dans le
Guardian du 27 août 2003 d’où est tirée la citation de Glenys Kinnock « Il nous est difficile d’être trop
vicieux dans nos critiques, étant donné tout ce qui leur est arrivé », est sans concession pour Kagame,
mais reconnaı̂t : « Les cartes d’identité ethniques ont été supprimées.[...] Kagame a été exemplaire dans
ses efforts pour reconstruire la société rwandaise dévastée. Son gouvernement est un modèle africain
d’honnêteté et d’efficacité dans la gestion de l’aide internationale. Ses efforts de réconciliation des Hutus
et des Tutsis au niveau des villages sont en cours. »
Que l’exercice des libertés politiques, en particulier lors des élections de cette année, laisse beaucoup
à désirer au Rwanda, c’est un fait. Mais, réaliste, madame Colette Flesch a noté avec une très grande satisfaction, que neuf ans après le génocide, les élections présidentielles se sont déroulées dans le calme, sans
incidents violents. N’est-ce pas un progrès pour ce malheureux pays ? Elle a relevé plusieurs irrégularités,
manoeuvres d’intimidation et que ces élections présidentielles ne représentaient pas entièrement un scrutin
« libre et équitable ».
Quels sont les partis qui ont eu à souffrir de ces malversations ? Il y a d’abord le Mouvement
démocratique Républicain (MDR) de Faustin Twagiramungu. Créé par le premier président Kayibanda,
ce parti est à l’origine de cette ”révolution sociale” qui a consisté à massacrer des ”Tutsi” et à forcer
d’autres à l’exil. La fraction ”Hutu-Power” du MDR a joué un grand rôle dans le génocide, en particulier avec Jean Kambanda, Premier ministre du Gouvernement Intérimaire Rwandaise qui organisa les
massacres. Ce parti n’a pas, que l’on sache, renoncé à ses références ethniques, autrement dit, racistes.
Aussi le parti de Kagame, le FPR, a beau jeu de dire qu’il enfreint le code d’éthique politique contenu
dans les accords d’Arusha qui impose aux forces politiques de « rejeter et s’engager à combattre toute
idéologie politique et tout autre acte ayant pour fin de promouvoir la discrimination basée notamment sur
l’ethnie ». C’est un reproche voisin qui est fait au PDR le parti de Pasteur Bizimungu, l’ancien président,
actuellement en prison. Il est accusé de vouloir partager le pouvoir sur une base ethnique.
Il faut préciser que le nouveau gouvernement rwandais a pour premier ministre Bernard Makuza,
membre de l’ancien parti MDR, et comprend des ministres du PSD, du PL et du PDC avec une majorité
de FPR.
Quant à l’accusation de « transformer le génocide en rente de situation », nous sommes plus habitués
à entendre ce genre de propos dans la bouche de ceux qui nient un autre génocide. Il est exact, toutefois,
que des survivants se plaignent d’être oubliés par l’actuel gouvernement rwandais et que le jugement des
coupables n’avance guère.
L’article prend la défense de l’International Crisis Group qui ne se prive pas de critiquer le régime
rwandais. On peut s’interroger sur les buts réels de cette ”ONG” qui tire ses subsides de certains gouvernements, dont la France, et des libéralités de Georges Soros et Bill Gates. Son dernier rapport ne
recommandait-il pas au Tribunal pénal international sur le Rwanda (TPIR) de ne plus arrêter de coupables du génocide des “Tutsi”, mais d’enquêter sur les exactions commises par le FPR en 1994 ? Churchill
n’a pas été traduit devant le tribunal de Nuremberg pour le bombardement de Dresde, pourquoi vouloir
traduire Kagame devant le TPIR, alors qu’il ne disposait d’aucune aviation ? Le FPR a commis des
exécutions sommaires mais ce ne peut être mis en balance avec le crime de génocide.
Ceci rejoint un point de vue entretenu par les autorités françaises qui tient Kagame pour commanditaire de l’attentat du 6 avril 1994, et donc responsable du génocide, contre toute évidence. L’article
de Stephen Smith « Le TPIR, outil d’une ”justice de vainqueurs” ? » (Le Monde 3 septembre 2002) annonçait les résultats de l’enquête du juge Bruguière sur cet attentat pour la fin de l’année 2002 et laissait
entendre que Kagame allait être mis en cause. Nous attendons toujours. D’ailleurs pourquoi la justice
française n’a-t-elle ouvert cette instruction qu’en 1998, quatre ans après les faits, précisément pendant
les réunions de la mission d’information parlementaire sur le Rwanda (Hervé Gattegno, ”L’ex-capitaine
Barril n’a pas été auditionné”, Le Monde, 17 décembre 1998) ? Si la France, qui déplore la mort de trois
de ses ressortisants dans cet attentat, avait disposé d’indices mettant en cause Kagame et le FPR – un
militaire français, le commandant Grégoire de Saint-Quentin était sur les lieux peu après le crash –,
pourquoi avoir attendu quatre ans ? Nul doute que cette instruction n’a été lancée que pour éviter que
la mission d’information parlementaire n’interroge des personnes comme Paul Barril, ex-gendarme de
l’Elysée, qui était au Rwanda, en particulier aux environs du 6 avril 1994 et qui a brandi devant la presse
une prétendue « boı̂te noire » (Le Monde 28 juin 1994).
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Remarquons que si on ignore toujours qui a commis l’attentat du 6 avril 1994, il n’y a pas de doute
sur les auteurs et les commanditaires du génocide des ”Tutsi” et du massacre des ”Hutu” d’opposition.
Les massacres ont commencé le 6 avril dans l’heure qui a suivi l’attentat. Ils ont été initiés par la Garde
présidentielle. Les milices, les Forces armées rwandaises (FAR), la gendarmerie se sont joints à elle pour
exécuter les massacres qui furent organisés par le GIR, des officiers en retraite et les responsables de
l’administration, préfets et bourgmestres. Le bataillon du FPR à Kigali a été attaqué le matin du 7. Il
a attendu 16h, après des discussions avec la MINUAR, pour riposter. Le FPR est passé à l’offensive au
nord du Rwanda le 8 avril. D’aucuns veulent toujours faire croire que les massacres ont été provoqués par
l’attaque du FPR. Le GIR a toujours posé comme préalable à l’arrêt des massacres, l’arrêt des hostilités
par le FPR, preuve indubitable que c’est lui qui les organisait.
La question : « Mais peut-on se racheter d’une faute capitale, l’abandon des Tutsis à leurs bourreaux
en 1994, en commettant une autre faute majeure, l’indulgence coupable à l’instauration d’une nouvelle
dictature ? » n’est pas tout à fait exacte, en ce qui concerne la France du moins. Le reproche qui peut
être fait à la France, ce n’est pas tant d’avoir abandonner les “Tutsi” que d’avoir soutenu leurs bourreaux
jusqu’au bout.
La France a reconnu le gouvernement intérimaire rwandais qui a fait exécuter le génocide. Elle a
reçu son ministre des affaires étrangères le 27 avril, alors que l’évidence de massacres programmés par
ce gouvernement étaient établie. C’est l’ambassadeur Yannick Gérard depuis Goma qui le 6 juillet 1994
demandant à Paris de rompre publiquement avec ces ”autorités” écrit : « Leur responsabilité collective
dans les appels au meurtre diffusés, pendant des mois, par la radio des Mille Collines me paraı̂t bien
établie. » La France ne rompra pas. C’est elle qui a armé et entraı̂né les Forces Armées Rwandaises,
la Garde Présidentielle, la Gendarmerie et aussi pour une part les milices. Stephen Smith, lui-même,
dénonçait des livraisons d’armes pour les FAR à Goma payées par la France en dépit de l’embargo
(Libération 4-5 juin 1994).
Lors de l’opération Turquoise, la France a permis le repli de tout ce beau monde au Zaı̈re, alors
que, le génocide des “Tutsi” ayant été reconnu par le rapporteur spécial de la Commission des Droits de
l’Homme de l’ONU (Le Monde, 2 juillet 1994), la France, signataire de la convention pour la prévention
et la répression du crime de génocide de 1948, avait le devoir d’arrêter les coupables. Les rares qui ont
été arrêtés ont été relâchés au départ des militaires de Turquoise.
Les camps du Zaı̈re et ceux laissés au Rwanda par les Français dans la zone dite ”humanitaire sûre”
ont vécu sous la terreur de ces meurtriers. Depuis ces bases, l’ancien gouvernement rwandais préparait sa
revanche et entretenait l’insécurité au Rwanda et au Kivu. On a accusé le FPR de Kagame d’avoir fait
évacuer ces camps par la force. Effectivement, personne ne l’a fait à sa place.
La France n’a fait l’objet d’aucune enquête du Tribunal pénal international sur le Rwanda pour sa
solidarité indéfectible avec les massacreurs . Pas un seul militaire français n’a même été entendu comme
témoin. La France n’a bien entendu rien à voir avec les actes des auteurs du génocide que, dotée d’un
mandat de l’ONU sous chapitre VII, elle a laissé filer. Silence unanime sur cette question.
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