Citation
"On a une responsabilité accablante, mais il n'y a pas de responsable", a regretté jeudi 8 septembre sur franceinfo Guillaume Ancel, ancien officier et auteur de Rwanda, la fin du silence publié aux éditions Belles Lettres (2018), alors que l'Armée française bénéficie d'un non-lieu dans l'enquête sur les massacres de Bisesero, au Rwanda, en juin 94. Plusieurs associations de rescapés du génocide rwandais accusaient la mission française Turquoise de complicité de génocide, reprochant aux militaires d'avoir sciemment abandonné pendant trois jours les civils réfugiés dans les collines de Bisesero, dans l'ouest du pays. "Les gens qu'on soutenait étaient des génocidaires", a-t-il expliqué. "C'est l'Élysée qui pilotait tout à l'époque", a-t-il souligné, regrettant que "le secrétaire général de l'Élysée de l'époque, Hubert Védrine" n'ait pas été interrogé "sur son rôle dans cette affaire". Dix-sept ans après l'ouverture de l'information judiciaire, les juges ont suivi le parquet et ordonné un non-lieu général, estimant qu'il n'y avait aucune preuve d'une éventuelle complicité de l'armée française. Pourtant, selon lui, "il y a des responsabilités qui n'ont pas encore été établies".
franceinfo : Quelle est votre réaction après l'annonce de ce non-lieu ?
Guillaume Ancel : J'en suis désolé et, en même temps, je le comprends. Je suis un peu désolé parce que c'était un moment clé pour montrer qu'elle avait été la responsabilité du commandement militaire. Je le comprends parce que le rapport Duclert qui avait été demandé par le président de la République, Emmanuel Macron, a clairement déterminé que notre intervention au Rwanda était un désastre français et que la responsabilité politique était lourde et accablante. Mais ce qui est dommage, c'est que la justice n'a sanctionné personne. On a une responsabilité accablante, mais il n'y a pas de responsable. Par exemple, on n'a jamais interrogé le secrétaire général de l'Élysée de l'époque, Hubert Védrine, sur son rôle dans cette affaire. Bisesero est emblématique de la duplicité de l'intervention militaire française : on a affiché au monde entier que c'était une opération humanitaire, alors qu'en fait, on était là uniquement pour se battre, pour remettre en place le gouvernement qu'on soutenait depuis quatre ans et qui était en train de commettre le génocide.
Quel a été le rôle des militaires à Bisesero ?
C'est anormal que le commandement militaire n'ait pas compris, quand on a été face à des rescapés sur les collines de Bisesero, qu'on ne pouvait pas raconter au monde entier, qu'on était là pour s'en occuper et les a abandonnés à leur sort. Je rappelle quand même, parce que c'est un point qui n'est pas dit par les juges, que c'est la désobéissance de certains de mes compagnons d'armes qui a permis de sauver les derniers rescapés. Le commandement ne voulait pas qu'on s'en occupe. Ils étaient tellement taraudés par les ordres de Paris d'aller se battre contre les soldats d'en face qu'ils ne comprenaient même pas que ce qu'on voyait, nous, de nos yeux, c'est que les gens qu'on soutenait étaient des génocidaires.
Les militaires étaient-ils conscients de ce qu'ils ne faisaient pas ?
Oui, très clairement. C'est le premier jour de l'intervention militaire Turquoise. On est au 75e jour du génocide. Mes compagnons d'armes, des soldats des forces spéciales, traversent les collines de Bisesero. On leur a dit qu'ils avaient sans doute des espions du Front patriotique rwandais, l'armée de Paul Kagamé en face. En réalité, ce qu'ils croisent, ce sont des rescapés de massacres atroces. Et c'est seulement trois jours après, le 30 juin, que plusieurs de mes camarades ont décidé de désobéir sans le dire et qu'ils ont amené des journalistes sur le lieu pour obliger le commandement français à réagir face à l'opinion internationale. C'est seulement à ce moment-là qu'on va s'occuper des rescapés. Je suis dans une unité de combat, la Légion étrangère, qui est à quelques dizaines de kilomètres du lieu de Bisesero. Nous sommes mobilisés non pas pour aller nous occuper des rescapés de Bisesero, mais pour continuer à aller nous battre contre le FPR parce que, en réalité, la France a demandé un mandat humanitaire pour aller mener une action de guerre au Rwanda au profit des génocidaires.
"Les gens sont couverts de blessures. Ce sont des fantômes, des zombies. Quand ils demandent de les secourir, le commandement français évacue les soldats français et leur interdit de revenir sur cette zone." Guillaume Ancel, ancien officier à franceinfo
Vous visez directement l'Élysée ?
Bien sûr, c'est l'Élysée. C'est l'Élysée qui pilotait tout à l'époque. Et d'ailleurs, c'est ce qu'a établi le rapport Duclert. Ce que je trouve dommage, c'est qu'il n'y ait pas de sanctions qui soient prises contre les gens qui sont responsables de ce que la Commission d'historiens a qualifié de désastre français. Il aurait fallu qu'il y ait aussi des sanctions contre certains militaires parce que, oui, ils ont obéi. Mais depuis la jurisprudence Nuremberg, il est établi qu'un officier est responsable des ordres qu'il donne. Il ne peut pas dire ‘j'ai simplement obéi à l'Élysée’. Il n'avait pas à obéir à l'Élysée pour des ordres pareils.
Les associations font appel de ce non-lieu prononcé par la justice. Est-il encore temps d'établir des responsabilités ?
Il y a des responsabilités qui n'ont pas encore été établies. Les juges vont trop vite quand ils disent qu’on ferme le sujet parce qu’il n’y a pas d'intention de participer au génocide. C'est évident. Ce n'était pas la question. Je n'ai jamais eu un compagnon d'armes qui avait l'intention de participer au génocide. Par contre, à Bisesero, le fait qu'on a abandonné 2 000 rescapés à leur sort et que, quand on réintervient beaucoup trop tard, trois jours après, il n'en reste plus que 700, c'est une responsabilité du commandement français. Pourquoi est-ce qu'ils ont pris ces décisions ? En réalité, on le sait, c'est parce que l'Élysée leur a imposé. Mais justement, c'est d'aller chercher les responsabilités et de les sanctionner pour que ça serve de référence pour la suite. Que demain, quand un officier français recevra un ordre qui est totalement déconnant, qu'il puisse dire, ‘il n'est pas question que je fasse ça parce que je ne veux pas être un jour sanctionné par la justice’. C'est cela qui manque dans l'affaire Bisesero, c'est une condamnation pour l'exemple.