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1 En juin 1994, Patrick de Saint-Exupéry est au Rwanda. Correspondant du Figaro, il couvre pour le quotidien conservateur l’opération Turquoise, déployée par l’armée française, officiellement pour mettre fin aux massacres. Rapidement, il perçoit toute l’ambiguïté de cette expédition « offensive sous couvert d’humanitaire (1) », initialement formatée pour bloquer l’avancée du FPR (Front patriotique rwandais) et venir ainsi en aide au gouvernement intérimaire rwandais, c’est-à-dire à ceux qui, depuis deux mois, orchestrent le génocide des Tutsi. Sur les collines de Bisesero, il est l’un des rares journalistes témoins des incroyables errements du commandement militaire français qui, alerté d’un carnage en cours, met trois jours pour porter secours aux rescapés. Il assiste aussi, en juillet, à la longue marche des Hutu fuyant l’avancée du FPR, une foule à laquelle se mêlent les génocidaires, des soldats et miliciens en armes, « gagnant en toute quiétude le refuge zaïrois », suivis par les « officiels, les préfets, les ministres (2) ». Les troupes de l’opération Turquoise laissent passer ces assassins, qui se rassemblent à Goma, leur base arrière de l’autre côté de la frontière, d’où ils espèrent lancer la reconquête.
2 Bouleversé par cette expérience, Patrick de Saint-Exupéry cherche alors à comprendre, à démonter les rouages de la mécanique qui a conduit l’État français et son armée à se compromettre toujours plus avec un régime criminel et raciste. Il devient lanceur d’alerte, l’un des premiers et des plus convaincants sur le thème de la politique suivie par la France au Rwanda. Cela donne une série d’articles, publiés dans Le Figaro en janvier 1998, suffisamment explosifs pour susciter la formation d’une mission d’information parlementaire, puis un livre tout aussi marquant, L’Inavouable, paru en 2004. L’écriture de ce dernier ouvrage avait été provoquée par une interview de Dominique de Villepin sur RFI en septembre 2003, durant laquelle le ministre des Affaires étrangères avait évoqué « les génocides » au Rwanda, au pluriel donc. Patrick de Saint-Exupéry avait alors repris la plume : ce pluriel était « lourd de sens », car il sous-entendait que les Tutsi avait également commis un génocide et donc que bourreaux et victimes se confondaient. Au-delà de l’abjecte falsification des faits, il était aussi le signe que la France avait quelque chose à cacher, puisque ce génocide « unique, singulier » avait été commis « par un État qui était notre ami, notre protégé, notre pion (3) ». Prenant en quelque sorte le ministre par la main, Patrick de Saint-Exupéry avait choisi de replonger, avec lui et avec ses lecteurs, dans la « nuit rwandaise », pour raconter son histoire, celle dont il avait été le témoin et qui n’avait rien à voir avec la version officielle défendue alors au sommet de l’État.
3 En dépit de ce livre et de multiples autres travaux et témoignages produits par des journalistes, chercheurs ou militants associatifs, cette version d’une France qui n’aurait rien à se reprocher n’a pratiquement pas bougé d’un iota jusqu’à il y a peu. Et pendant toutes ces années, la thèse du « double génocide » a continué de prospérer ouvertement sous la plume peu scrupuleuse de polémistes comme Pierre Péan ou Judi Rever, ou à s’inviter, plus insidieusement, dans des publications à prétentions scientifiques, comme le malhonnête « Que sais-je ? » (4) de Filip Reyntjens ou le confidentiel, mais consternant article de Julie d’Andurain, qui a coûté à cette professeure d’histoire contemporaine sa place dans la commission Duclert, chargée par Emmanuel Macron d’enquêter sur la responsabilité de la France dans le génocide des Tutsi. Récemment, cependant, deux textes remarquables, bien que de portée dissemblable, sont venus remettre les choses à leur place, c’est-à-dire repousser la thèse du « double génocide » vers les recoins les plus nauséabonds du pseudo-savoir, ceux où nichent les théories négationnistes. Le premier est précisément le rapport de la commission Duclert, remis au président Macron le 26 mars dernier. Sur la base des archives que ses rédacteurs ont pu consulter, et pour la période couverte par leurs travaux (1990-1994), le rapport récuse l’existence d’un deuxième projet génocidaire tout en confirmant, s’il en était besoin, le caractère prémédité et prévisible de l’extermination des Tutsi par les extrémistes hutu. Le second, paru quelques semaines plus tôt, est le nouveau livre de Patrick de Saint-Exupéry, La Traversée, qui s’attache à examiner l’action de l’APR (branche armée du FPR) durant la phase ultérieure, dans les mois qui ont suivi sa victoire sur les génocidaires, lors de ce qu’il est convenu d’appeler la première guerre du Congo (1996-1997). En octobre 1996, souhaitant se débarrasser de la menace représentée par les miliciens interahamwe et les soldats réfugiés au Zaïre, qui se réorganisaient pour prendre leur revanche, l’armée du nouveau régime rwandais intervint au Kivu. La guerre entre les génocidaires et l’APR se prolongea ainsi dans la forêt congolaise, sur fond de conflit interne entre les troupes régulières de Mobutu, alliées aux premiers, et l’AFDL, l’alliance de dissidents conduite par Laurent-Désiré Kabila, aidée de la seconde. C’est pendant ces événements que l’APR fut accusée d’avoir commis des massacres de « réfugiés hutu » durant le démantèlement des camps et les combats qui ont suivi. Des allégations qui furent répercutées par le rapport du projet Mapping, une enquête sur les violations des droits humains au Congo entre 1993 et 2003, publiée en 2010 par le haut-commissariat des Nations unies aux Droits de l’homme (HCDH). Parce qu’il pointe que de telles attaques « apparemment systématiques et généralisées (...) révèlent plusieurs éléments accablants qui, s’ils sont prouvés devant un tribunal compétent, pourraient être qualifiés de crimes de génocide (5) » (p. 289), ce texte a, par exemple, servi à Hubert Védrine pour défendre, en 2012, la thèse du « double génocide », sans s’embarrasser outre mesure du conditionnel ou des autres passages du rapport où cette possibilité est écartée (6).
4 La Traversée conduit donc le lecteur sur les traces de ce supposé deuxième génocide, celui qui aurait frappé des centaines de milliers de Rwandais, « coupables et innocents mêlés » (p. 19), entraînés par leurs dirigeants et leur armée de l’autre côté de la frontière, au Congo. À moto, en train ou sur une barge descendant le fleuve, Saint-Exupéry parcourt le continent d’est en ouest, de Kigali à Kinshasa, en suivant la carte des exactions attribuées aux soldats de l’APR (du camp de Kibeho en avril 1995 jusqu’au « couloir de la mort », entre Ubundu et Kisangani, en 1997, en passant par Goma, Walikale, Tingi-Tingi...). Au fil de ces étapes morbides, le journaliste vient réveiller les spectres du passé et parvient à retrouver des témoins qui, avec plus ou moins de réticence, consentent à raconter leur version des faits. À chaque fois, Patrick de Saint-Exupéry en arrive au même constat : ce n’est pas la mémoire d’un génocide qui survit au cœur de la forêt congolaise, mais celle d’une guerre. Des massacres gratuits commis par l’APR, il y en eut, sans aucun doute, mais leurs témoins n’en font finalement pas plus état que des tueries perpétrées contre les populations civiles par leurs adversaires, les troupes de Mobutu et les plus acharnés des réfugiés rwandais : « c’était une guerre, les réfugiés étaient armés, ils avaient pris parti pour un camp contre un autre. En combattant, ils avaient renoncé au statut de réfugié, ils avaient exposé leurs familles au risque de la vengeance... » (p. 261). Comme le reconnaît un notable d’Ubundu, station finale du « couloir de la mort » où les derniers fuyards, bloqués par l’armée rwandaise et abandonnés à leur sort le long de la voie ferrée, meurent de faim et d’épuisement par centaines, « chez nous, il n’y a pas eu de génocide. Ça été la vengeance contre cette communauté hutu » (p. 262).
5 Au vrai, on en vient même à se demander comment et pourquoi un tel débat sur ce fantomatique deuxième génocide a pu s’installer en France, tant l’hypothèse offense à la fois la raison et les faits. Car il est indiscutable que l’intervention rwandaise au Zaïre avait pour but non seulement de mettre fin aux projets de reconquête depuis un « Hutuland » revanchard, mais aussi de ramener au pays les réfugiés hutu entraînés dans la débâcle des anciennes autorités et des génocidaires. À partir du démantèlement des camps au Kivu, plus de 700 000 Hutu ont pu interrompre leur exil pour être rapatriés au Rwanda. L’institutrice Marie-Rose, rencontrée par l’auteur au début de son périple, était de ceux-là. Comme beaucoup de réfugiés, portés par une propagande qui promettait l’enfer dans leur patrie soumise aux Tutsi, elle accomplit toutes les étapes du chemin de croix, jusqu’à son terminus, Mbandaka, d’où un pont aérien avec Kigali fut mis en place par le gouvernement rwandais : incrédule, Marie-Rose retrouva sa maison, sa famille, son métier, devint députée, puis gouverneure de province… Étranges « génocidaires » que ces autorités qui organisent pour les Hutu le retour au pays et à une vie normale ! Le rapport du projet Mapping en convient, dans un passage qu’oublient toujours de citer les auteurs négationnistes : « finalement, les faits qui démontrent que les troupes de l’AFDL/APR ont épargné la vie, et ont même facilité le retour au Rwanda d’un grand nombre de réfugiés hutus, plaident à l’encontre de l’établissement d’une intention claire de détruire le groupe (7) ».
6 Chemin faisant, Patrick de Saint-Exupéry en arrive donc à s’interroger sur les pages de ce rapport alléguant des massacres massifs et systématiques de Hutu par l’APR et note à plusieurs reprises des données contradictoires entre ce qui y est dit des tueries commises dans les camps du Kivu et ce que le journaliste a lui-même pu constater sur place à partir de novembre 1996, ou encore entre la version que le document donne des massacres de Walikale et ce qu’en racontent les habitants. À Walikale, Patrick de Saint-Exupéry n’entend pas parler de celles et ceux que les soldats rwandais auraient assassinés comme des « cochons », mais recueille plutôt ce témoignage inattendu du curé de la paroisse, le père Damien : « les réfugiés rwandais avaient des agendas cachés, ils tuaient les autochtones… Ils avaient encore des séquelles de la guerre dans leur esprit, ils voulaient tuer » (p. 172). Ce son de cloche, qui retentit ailleurs, montre qu’après avoir fait régner la terreur au sein des camps du Hutuland, les génocidaires en fuite laissaient sur leur passage un sillage de haine et de mort… Une conclusion s’impose, selon l’auteur : le rapport Mapping choisit, dans les passages dédiés aux exactions de l’APR, de forcer le trait, de « raconter une guerre avec le vocabulaire de l’extermination » (p. 148). On regrettera juste que l’auteur n’approfondisse pas son analyse de texte pour tenter de comprendre la source et la raison d’être d’un tel biais, que l’on découvre aussi en 1997 dans la communication de MSF France, accusant bruyamment et sans la moindre preuve le régime de Paul Kagame de mettre en place une « politique de liquidation totale des réfugiés » dans le « couloir de la mort » (p. 249).
7 Précieux documentaire et reportage passionnant, le texte de Patrick de Saint-Exupéry est donc une arme supplémentaire pour imposer le silence aux complotistes et aux falsificateurs de l’histoire. Mais cette odyssée africaine n’est cependant pas qu’un cheminement vers la vérité. Elle se lit aussi comme un fantastique récit de voyage, où l’épouvantable côtoie l’insolite, voire le rocambolesque, dans une des régions les plus isolées, les plus pauvres et les plus meurtries de la planète. Par certains aspects, elle rappelle aussi le périple de Marlow, le héros de Joseph Conrad, s’avançant « au cœur des ténèbres », à la recherche de cette Europe qui a perdu pied en Afrique. L’auteur, en effet, jette la lumière sur une nouvelle étape de cette fuite en avant insensée des autorités françaises, fidèles jusqu’au bout à leurs alliés à un moment où le monde entier connaissait les atrocités dont ils s’étaient rendus coupables. Dans leurs combats contre l’APR et les rebelles congolais aux côtés des troupes de Mobutu, les génocidaires continuaient à recevoir le soutien de l’Élysée, sous la forme de convois « humanitaires » par lesquels transitaient des armes (p. 226). Régulièrement, des dignitaires de l’ancien régime criminel étaient exfiltrés, comme l’ancien préfet Pierre Kayondo, actionnaire de Radio Mille-Collines, soustrait à la masse des réfugiés et qui réside aujourd’hui en France (p. 227). À Tingi-Tingi, des mercenaires français s’opposaient à la rébellion de Kabila et aux forces de Kagame, sous le commandement d’un ancien colonel belge, Christian Tavernier, qui fut un proche de Jacques Foccart et qui « avait rencontré à l’Élysée quelques mois avant son départ le conseiller Afrique de Jacques Chirac, Fernand Wibaux » (p. 203).
8 Cette réalité-là explique évidemment la bonne fortune de la fable du double génocide au plus haut niveau de l’État, de sa formulation par François Mitterrand au sommet de Biarritz en novembre 1994 à l’interview de Dominique de Villepin en 2003. Présenter l’ennemi tutsi comme génocidaire était nécessaire pour relativiser la faute de l’ami extrémiste hutu et, partant, celle de son puissant protecteur. Mais on a surtout ici une nouvelle fois l’illustration que cette politique aussi obstinée que sordide ne fut en rien portée par le seul François Mitterrand. Au-delà des conclusions du rapport Duclert, qui tend à présenter les choix de Paris comme la conséquence d’un dysfonctionnement des institutions et de l’obsession d’un homme décidant seul, aveuglé par sa lecture ethniste et passéiste de l’Afrique, le texte de Patrick de Saint-Exupéry nous rappelle, implicitement, que la gestion française de la situation au Rwanda s’inscrit dans une relative continuité politique où se retrouvent les réseaux de Jacques Foccart, l’éminence grise de de Gaulle pour les affaires africaines et cette pièce maîtresse du dispositif français sur le continent qu’est le Zaïre du dictateur et kleptocrate Mobutu : ni plus ni moins que la Françafrique en action. La faillite morale de l’État mitterrandien au Rwanda fut donc assumée par son successeur à l’Élysée, d’autant plus aisément qu’elle s’inscrivait dans une ligne stratégique esquissée dans l’ombre de la monarchie présidentielle gaullienne, à l’heure des indépendances : garder coûte que coûte la mainmise sur le domaine francophone africain pour préserver un accès aux matières premières et aux contrats commerciaux juteux, tout en s’assurant un rang sur l’échiquier international.
Notes
1 Patrick de Saint-Exupéry, L’Inavouable. La France au Rwanda, Paris, Les Arènes, 2004, p. 102.
2 Ibidem, p. 132.
3 Ibidem, p. 17.
4 Voir la note critique d’Alain Gabet et Sébastien Jahan, « Quand la boussole perd le nord : “Que sais-je ?” sur le génocide des Tutsi du Rwanda », Cahiers d’histoire, n° 139, 2018, p. 171-193.
5 République démocratique du Congo, 1993-2003. Rapport du projet Mapping, août 2010, p. 289.
6 Raphaël Doridant, Charlotte Lacoste, « Peut-on parler d’un négationnisme d’État ? », Cités, 2014/1, n° 57, p. 104, note 64.
7 Rapport du projet Mapping…, op. cit., § 32, p. 16.
Electronic reference
Sébastien Jahan, “Patrick de Saint-Exupéry, La Traversée. Une odyssée au cœur de l’Afrique”, Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [Online], 152 | 2022, Online since 20 April 2022, connection on 22 August 2022. URL: http://journals.openedition.org/chrhc/18693; DOI: https://doi.org/10.4000/chrhc.18693