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Les enquêteurs du Haut Commissariat aux droits de l'homme de l'ONU ont
 compilé les rapports d'époque, entendu 1280 témoins, vérifié leurs
 sources. Mais aligner des faits vrais ne suffit pas à cerner toute la
 vérité. L'abominable tragédie qui s'est déroulée dès octobre 1996 dans
 l'Est du Congo a des racines au Rwanda, elle est la conséquence
 directe du génocide et de l'exode vers le Congo de plus d'un million
 et demi de réfugiés hutus. Ces derniers étaient encadrés par les
 autorités administratives et militaires du régime déchu et criminel,
 des cadres qui emmenaient en exil aussi bien les fonds de la Banque
 nationale qu'un armement considérable. Leur exode avait été rendu
 possible par l'Opération française Turquoise qui avait créé une zone
 de sécurité dans l'Ouest du pays. Dans ces camps installés sur la
 frontière, pris en charge par le Haut commissariat des réfugiés de
 l'ONU et gérés par de nombreuses ONG, le droit humanitaire fut bafoué
 dès la première heure : les militaires et les miliciens ne furent pas
 désarmés, les tueurs se mélangèrent aux civils sans être autrement
 inquiétés, les autorités de l'ancien régime maintinrent leur emprise
 sur leurs administrés, les dissuadant de regagner le Rwanda car elles
 voulaient se servir de cette masse pour négocier un éventuel retour au
 pouvoir.
 Dès le 7 avril 1995, à l'occasion du premier anniversaire du
 déclenchement du génocide, Paul Kagame, alors ministre de la Défense,
 avait déclaré dans une interview au Soir : « je ne vois pas comment
 (ces réfugiés) pourraient tenter un retour offensif et réussir : nous
 avons démontré notre supériorité militaire. Quant aux pays qui les
 aident, ils devraient savoir que, nous aussi, nous avons les moyens de
 leur créer de sérieux problèmes. » Et il ajoutait : « personne ne veut
 mettre de l'ordre dans cette situation qui a assez duré, il faudra
 bien que nous le fassions nous-mêmes... » L'avertissement était clair
 mais nul n'en tint compte.
 A cette époque déjà, alors que les Etats Unis et l'Union européenne
 dépensaient un million de dollars par jour dans les camps de réfugiés
 contrôlés par les extrémistes et que les incursions se multipliaient
 en territoire rwandais, Kigali, dans la plus grande discrétion, se
 préparait à désamorcer la menace. Des Tutsis congolais, originaires du
 Masisi (Nord Kivu) ou des montagnes du Sud Kivu (les Banyamulenge) qui
 avaient combattu dans les rangs du FPR depuis le début de la guerre de
 1990, étaient invités à rejoindre, dans la plus grande discrétion, un
 mouvement armé qui se mettait en place à Kigali : l'Alliance des
 Forces démocratiques pour la libération du Congo. Sur le conseil du
 président tanzanien Nyerere, un opposant congolais, Laurent Désiré
 Kabila, avait été convoqué à Kigali et invité à devenir le porte
 parole, ou plutôt l'alibi congolais du mouvement. Le vétéran, qui, au
 delà du démantèlement des camps de réfugiés, souhaitait chasser du
 pouvoir un Mobutu qu'il combattait depuis les années 60, avait
 discrètement pris contact avec la diaspora congolaise, demandant à ses
 partisans de se tenir prêts à le rejoindre.
 Les Américains suivaient activement ces préparatifs : Richard Orth,
 l'attaché militaire à Kigali, et Peter Whaley, le numero deux de
 l'ambassade assistaient aux réunions, tandis que ses amis du Pentagone
 fournissaient à Kagame et ses hommes l'équipement nécessaire : six
 vedettes rapides patrouillant sur le lac Kivu, des équipements radio,
 du matériel d'écoute et de décryptage de communications
 satellites. Plus tard, les Américains communiqueront à leurs alliés
 les photos satellites indiquant où se trouvent les groupes en
 fuite. Une société privée, la MIPRI (Military Professional Inc) basée
 en Virginie, fut également associée à l'opération.
 Une armée composite se met en place, où se retrouvent des militaires
 du FPR auxquels les Américains ont dispensé une formation spéciale,
 des Ougandais, des Burundais, des Erythréens et Somaliens recrutés par
 les Américains, ainsi que des opposants congolais convoqués par
 Kabila.
 En octobre 1996, les hostilités éclatent au Sud Kivu, attribuées à de
 jeunes Tutsis congolais, les Banyamulenge. Très vite, le mouvement
 rebelle s'empare de Bukavu, puis de Goma. Dans la capitale du Sud
 Kivu, Laurent Désiré Kabila, qui campe dans la résidence du
 gouverneur, nous assure : « cette fois c'est du sérieux, nous irons
 jusque Kinshasa, nous chasserons Mobutu... »
 Aucun journaliste n'étant autorisé à se rendre sur le front, il fallut
 du temps pour reconstituer le déroulement des opérations. Les camps de
 réfugiés furent encerclés, bombardés, et un million de civils, pris
 dans un mouvement en tenaille, furent pratiquement obligés de fuir en
 direction du Rwanda, où ils furent tout de suite redirigés vers leurs
 collines. Le deuxième temps fut le pire : alors que le général
 canadien Baril assurait que, tous les réfugiés étant rentrés au
 Rwanda, le déploiement d'une force internationale n'était pas
 nécessaire et que l'ambassadeur américain à Kigali estimait que 20.000
 Hutus seulement se trouvaient encore au Congo, en réalité, un demi
 million de civils, qui s'étaient d'abord entassés dans le camp de
 Mugunga, impitoyablement bombardé, partaient dans l'autre sens,
 s'enfonçant vers l'intérieur du vaste Congo, encadrés par des hommes
 en armes. Ces derniers mettaient en oeuvre une technique éprouvée,
 celle du « bouclier humain », où des civils, femmes et enfants étaient
 placés en première ligne, protégeant les dignitaires et le soldats.
 Cette course-poursuite à travers la forêt, en direction de Kisangani,
 où les Français avaient recruté des mercenaires serbes ayant oeuvré à
 Srebenicsa pour se porter au secours d'une armée congolaise
 défaillante, représente l'une des pages les plus atroces et les moins
 connues de l'histoire du Congo. En effet, d'un côté, alors que les
 troupes mixtes de l'AFDL poursuivent leur progression et que Kabila,
 maintenu à l'arrière, n'est amené dans les villes qu'après leur chute,
 une autre guerre est menée par les Tutsis congolais formés au Rwanda
 (de 5 à 10.000 hommes) et les unités spéciales rwandaises.
 La mission de ces équipes de tueurs, de véritables commandos de la
 mort, qui opéraient de manière autonome au sein des troupes rebelles,
 était de liquider les « génocidaires » et leurs alliés. L'entreprise
 était plus sophistiquée qu'il n'y paraissait : ces hommes étaient
 dotés de matériel de communication perfectionné et avaient infiltré
 des « facilitateurs » dans les équipes du HCR et des organisations
 humanitaires. Alors que ces dernières tentaient de retrouver les
 réfugiés pour tenter de leur porter secours, les « facilitateurs »
 communiquaient aux militaires la localisation exacte des fuyards.
 Dans ces groupes, femmes et enfants placés en première ligne,
 réceptionnaient et transportaient l'aide humanitaire, récupérée
 ensuite par les combattants qui se cachaient dans la forêt. Lorsque
 survenaient les militaires de l'AFDL, les civils étaient les premières
 victimes. De nombreux Congolais qui avaient pris la fuite aux côtés
 des Hutus furent également massacrés. Au Nord et au Sud Kivu, de
 nombreux Hutus de nationalité congolaise, ou d'autres groupes qui
 avaient sympathisé ou collaboré avec les réfugiés, furent également
 liquidés sans pitié : convoqués à des réunions ou des meetings en
 plein air, ils furent tués sans distinction et jetés dans des fosses
 communes.
 A Rutshuru, au Nord Kivu, la population a vécu dans la terreur jusque
 2005 : les soldats tutsis congolais alliés des Rwandais en 1996-97
 avaient entre-temps été incorporés dans le nouveau mouvement rebelle «
 Rassemblement congolais pour la démocratie » puis certains d'entre eux
 rejoignirent le chef rebelle Laurent Nkunda. Contrôlant la région, ces
 hommes imposaient à la population de faire silence sur les charniers
 qui jalonnaient la zone frontalière avec le Rwanda. En outre,
 l'impunité fut longtemps la règle, puisque les accords de paix de
 Lusaka puis de Sun City, bénis par la communauté internationale,
 avaient imposé le mixage et l'intégration des divers groupes armés,
 permettant aux tueurs de la première guerre du Congo, puis de la
 deuxième de devenir généraux sous la bannière des forces armées
 congolaises...
 Durant la première guerre du Congo, il fallut sept mois à l'AFDL pour
 gagner Kinshasa. Le 7 juillet 1997, dans une interview à John Pomfret
 du Washington Post, Paul Kagame, minimisant l'apport des Congolais,
 (alors que Kabila avait recruté des enfants soldats par dizaines de
 milliers) devait reconnaître que les troupes rwandaises avaient joué
 un rôle majeur dans cette conquête militaire.
 Si le rapport du HCDH se contente d'un sigle global « afdl-apr-fab »,
 il faudra que les éventuelles procédures judiciaires tiennent compte
 des différences entre les protagonistes de cette « guerre mondiale
 africaine »: les Burundais ne quittèrent pas le Sud Kivu, les
 Angolais, appelés à la rescousse par leur vieil ami Kabila, assurèrent
 surtout le transport aérien des troupes et furent indignés par les
 massacres dont ils furent les témoins, le président du Zimbabwe Robert
 Mugabe se contenta, dans un premier temps d'une contribution
 financière, les Ougandais auraient voulu s'arrêter à Kisangani et
 s'assurer le contrôle de la Province Orientale et des mines d'or de
 l'Ituri... Quant aux Rwandais, encouragés par les Américains et les
 sociétés minières, ils tentèrent d'installer leurs hommes à Kinshasa
 jusqu'à ce que Kabila, en juillet 1998, prie ses encombrants alliés de
 quitter le pays. Deux jours plus tard, une autre guerre commençait...