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Au procès à Paris d’un ancien préfet rwandais, une historienne a décrit vendredi 13 mai la « continuité » de l’administration pendant le génocide, tandis que la défense dépeignait un préfet « évincé » par les génocidaires et s’étant efforcé de « mettre un terme aux violences ».
Les archives des autorités rwandaises en 1994 témoignent « de la continuité du fonctionnement de l’administration », a expliqué devant la cour d’assises de Paris Hélène Dumas, chercheuse au CNRS spécialiste du génocide des Tutsis.
L’historienne a évoqué en particulier le compte rendu d’une « réunion de sécurité » pour la préfecture de Gikongoro, organisée le 26 avril 1994 : « Ce document est assez étonnant, dans la mesure où il reprend les nomenclatures ordinaires » des rapports produits avant le génocide, évoquant notamment des questions économiques, et « utilise toute une série d’euphémismes, pour éviter de décrire les massacres ».
Plus haut responsable
Laurent Bucyibaruta, préfet de Gikongoro entre 1992 et juillet 1994, est jugé depuis lundi pour génocide, complicité de génocide et complicité de crimes contre l’humanité, des accusations qu’il conteste.
Il est le plus haut responsable rwandais jamais jugé en France. L’un des enjeux du procès est d’établir son degré de responsabilité dans six massacres perpétrés dans sa préfecture en avril 1994.
Après l’un d’eux, survenu le 21 avril dans la paroisse de Kaduha, où plus de 20 000 personnes s’étaient réfugiées, « c’est l’État qui a payé […] au moins 200 personnes » pour ensevelir les corps, a souligné Hélène Dumas.
Ailleurs, des pelleteuses du ministère des Travaux publics ont détruit le bâtiment où des réfugiés s’étaient massés ou pour creuser des fosses communes. « Oui, des moyens d’État ont été mobilisés », a-t-elle conclu.
« Un territoire sans refuge »
Elle a aussi évoqué les nombreux points de contrôle, où les Tutsis qui tentaient de fuir étaient tués : jusque « sur les collines, les chemins sont hérissés de barrières ».
« L’administration organise, à toutes ses échelles, ce maillage du territoire, et fait du Rwanda un territoire sans refuge », a expliqué l’historienne.
Interrogée par l’avocate générale, elle a jugé « improbable » qu’un préfet ne sache pas « ce qu’il se passait au niveau des barrières ».
« L’administration organise, à toutes ses échelles, ce maillage du territoire, et fait du Rwanda un territoire sans refuge ».
« Est-ce qu’on ne peut pas considérer que dans cette période […], les hiérarchies habituelles ont été sérieusement bousculées et certaines autorités officielles, évincées ? », l’a questionnée Jean-Marie Biju-Duval, avocat de l’accusé. Si la chercheuse connaît le cas d’un bourgmestre (maire), « on ne peut pas généraliser », beaucoup de responsables « ont préservé leur autorité sur leur territoire ».
Quant aux deux préfets et aux quelques bourgmestres qui se sont opposés aux massacres, « ils ont été assassinés », a-t-elle rappelé.
L’avocat a souligné que dans son ouvrage intitulé Aucun témoin ne doit survivre, paru en 1999, l’historienne américaine Alison Des Forges estimait que Laurent Bucyibaruta avait été « évincé » par l’un de ses deux sous-préfets, Damien Biniga. Mais Kaduha se situait dans la sous-préfecture du nord, et « Damien Biniga n’avait pas autorité sur cette région », a indiqué Hélène Dumas.
Me Biju-Duval a ensuite cité le compte-rendu d'une autre réunion de sécurité, co-signé le 16 avril par Laurent Bucyibaruta et le préfet de la région voisine de Butare, Jean-Baptiste Habyarimana (qui sera destitué et assassiné le lendemain). Ils disent vouloir « faire tout ce qui est possible pour ramener le climat de sécurité », demandent une « aide urgente » pour les déplacés et mettent en garde la population contre les « rumeurs ».
Alison Des Forges juge qu’ils « se démarquaient du mythe officiel qui transformait les Tutsis en agresseurs » et André Guichaoua, sociologue et ancien expert auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), entendu la veille par la cour, y a vu « un acte de courage inouï ».
Mais on y retrouve « un vocabulaire administratif qui euphémise la violence », « troubles à caractère ethnique », « fauteurs de troubles », a souligné Hélène Dumas, ajoutant que tout document devait être replacé dans son contexte et mis au regard d’autres sources.
Le génocide, déclenché le 7 avril après l’attentat contre l’avion du président hutu Juvénal Habyarimana, a fait entre avril et juillet 1994 quelque 800 000 morts selon l’ONU, essentiellement des Tutsis.
Avec AFP.