Fiche du document numéro 29906

Num
29906
Date
Mardi 19 avril 2022
Amj
Auteur
Fichier
Taille
114372
Pages
3
Urlorg
Sur titre
Interview
Titre
Gaël Faye : « Les viols commis par l’armée française au Rwanda restent un sujet tabou »
Sous titre
Un documentaire diffusé sur Arte cette semaine évoque pour la première fois les viols qu’auraient commis des militaires français au Rwanda en 1994. L’écrivain et musicien Gaël Faye, l’un des deux réalisateurs, revient sur ce sujet brûlant qui fait l’objet d’une instruction judiciaire depuis plus de quinze ans en France.
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Mot-clé
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Extraits du documentaire «Rwanda, le Silence des mots», de Gaël Faye et Michael Sztanke, disponible sur Arte.fr depuis mardi. (Arte)

Le vent fait ondoyer les branches de grands arbres qui ploient comme des tentacules inquiétants, puis balaye les champs de thé d’un vert phosphorescent. Rythmées par la vision de ces paysages silencieux et tourmentés, sur lesquels l’orage menace sans cesse, il y a les paroles de ces femmes.

En voix off, ou bien face caméra à visages découverts, elles racontent : «On pensait naïvement que le blanc était le sauveur et qu’il apportait forcément la paix». «Ils étaient toujours en train de guetter, à la recherche d’une jolie fille. Et ils disaient : "Tutsi, Tutsi". Ils te sortaient de la tente et ils faisaient de toi ce qu’ils voulaient». «Leurs désirs étaient des ordres. Se mettre à quatre pattes, ou lever la jambe ? On s’exécutait». «Je saignais et je n’arrivais plus à resserrer les jambes». «Ils m’ont plaquée au sol, un soldat prenait des photos qui sortaient immédiatement. Un soldat prenait des photos et un autre était en train de me violer».

Pour la première fois depuis 1994, trois femmes rwandaises ont accepté de témoigner devant une caméra des viols qu’elles auraient subis de la part de militaires français, censés les protéger dans le cadre de l’opération Turquoise déclenchée en juin 1994 alors que le génocide était en train de s’achever. Les premières plaintes ont été recueillies en 2004 par la docteure Annie Faure, qui se trouvait au Rwanda pour le compte de Médecins du monde (MDM) pendant le génocide. Des militaires français ont été entendus par la justice. Tous nient avoir participé à des viols ou en avoir eu connaissance. Et depuis ? Rien, l’instruction semble au point mort depuis une dizaine d’années.

Il aura fallu la rencontre entre Michael Sztanke, un petit-fils de rescapés d’Auschwitz, nourri par les récits de sa grand-mère, déjà auteur d’un documentaire sur la responsabilité de la France dans le génocide du Rwanda (2), et Gaël Faye, auteur-compositeur, rendu également célèbre par son roman Petit Pays, dont la famille a été en partie décimée par le génocide au Rwanda, pour que ce drame des viols resurgisse. Egalement membre du Collectif pour les parties civiles au Rwanda (CPCR), qui lutte pour traduire devant la justice française les présumés génocidaires réfugiés en France, Gaël Faye a accepté de répondre aux questions de Libération.

Pourquoi faire ce documentaire (2) aujourd’hui ?

Un peu par colère. Il y a eu certes un rapprochement entre la France et le Rwanda sous la présidence Macron. Une volonté de solder les comptes du passé. Le Président a commandité une commission chargée d’examiner les archives existantes, sous la direction de l’historien Vincent Duclert, puis Macron s’est rendu à Kigali il y a un an. Mais le Président s’est contenté de dire que «les tueurs n’avaient pas de visages français». Et rien dans le rapport Duclert n’évoque ces viols dont sont accusés des soldats français, censés protéger ces femmes. On a l’impression que vingt-huit ans plus tard, on peut taper sur les politiques aux commandes à l’époque, mais qu’évoquer le rôle de l’armée française reste tabou, compliqué.

Comprenez-vous que certains expriment des doutes par rapport à ces viols monstrueux ?

Avec Michael Sztanke, on a recueilli les témoignages de ces trois femmes qui nous ont fait confiance. On n’aurait jamais fait ce film si elles n’avaient pas porté plainte. Or, non seulement ces plaintes ont été jugées recevables en 2010 par la justice française, mais elles l’ont été au titre imprescriptible de «crimes contre l’humanité». Ce qui suggère que c’est peut-être parce qu’elles étaient justement tutsies, et donc déjà ciblées par les chefs d’orchestre rwandais du génocide, qu’elles ont été également violées par des soldats français. Qu’est-ce qui a pu les pousser à aller chercher ces jeunes filles traumatisées dans leurs tentes en les menaçant avec leurs armes pour les violer ? Comprendre ce qui se passait dans leurs têtes est d’une importance capitale.

C’est une histoire qui concerne donc la France autant que le Rwanda ?

Evidemment. Moi j’ai envie de dire au téléspectateur français : regarde ce qui a pu être commis en ton nom ! C’est ton armée ! On voit bien aujourd’hui qu’il y a une nouvelle sensibilité aux violences faites aux femmes avec le mouvement MeToo, on sent bien que l’indignation s’exprime légitimement face aux viols de l’armée russe en Ukraine. Concessa, Marie-Jeanne et Prisca ont connu le même drame et le temps écoulé n’y change rien. Pour elles aussi, la nécessité de la justice est la seule voie qui leur permettra de dépasser ce qu’elles ont vécu.

Vous les avez invitées chez vous à Kigali pour voir ce documentaire avant sa diffusion…

Oui, on l’a vu ensemble. Nous avions passé beaucoup de temps à gagner leur confiance. C’est l’une d’elles, Marie-Jeanne, qui a suggéré qu’on retourne au camp de Nyarushishi, l’un des deux lieux, avec Murambi, où elles affirment avoir été violées par les soldats français. Le documentaire raconte ce voyage, le retour sur les lieux de leurs souffrances. Les filles de Concessa et Marie-Jeanne ont choisi de nous accompagner. Il y a aussi toute cette question de la transmission. Mais comme Concessa n’a pas encore parlé ouvertement avec sa fille, les enfants n’étaient pas présents lors de la projection chez moi. C’était très émouvant, un peu éprouvant. A la fin de la projection, elles sont restées un moment prostrées, silencieuses. Puis elles nous ont remerciés, comme si on leur avait redonné une part de dignité.

(1) Rwanda, chronique d’un génocide annoncé, France 24 et RTBF (2019).

(2) Rwanda : le Silence des mots, Michael Sztanke et Gaël Faye, Arte, 53 minutes, disponible sur Arte.fr dès mardi puis diffusion samedi à 18h35.
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024