Citation
LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE DE A FRANCE
FACE À A CRISE CONGOAISE (1960-1961)
- Vincent Genin La crise congolaise de 1960-1961 est l’objet d’une historiographie imposante. Toutefois, la manière dont cette
phase de l’histoire du XXe siècle s’est imbriquée dans
l’histoire plus globale de la Guerre froide présente encore
des terrains d’investigation à exploiter1. Notre contribution
tend à étudier quelle fut, face à cette crise, la politique
étrangère d’un pays, la France, souhaitant se réserver une
place entre l’Ouest et l’Est, pour former la “Troisième
Voie”. Notre point d’observation sera donc centralisé au
Quai d’Orsay, siège du ministère français des Affaires
étrangères, alors dirigé par Maurice Couve de Murville2.
Mais qu’entendre par politique étrangère ? Il sera question de s’intéresser à la voix de la “France oficielle”, telle
qu’elle s’exprime à l’ONU et à l’OTAN (niveau multilatéral), à l’occasion de réunions de ministres des Six (niveau Marché commun), lors de réunions tripartites et au
niveau bilatéral. À cela s’ajoutent les régulières notes
récapitulatives du Quai d’Orsay. Mais s’en tenir à ce pan
“français” donnerait à cette contribution un aspect unilatéral. C’est pourquoi la politique étrangère de la France,
telle qu’elle est considérée par certaines autorités belges,
ne sera pas éludée. Ces différents niveaux du processus
décisionnel sont en interaction, et le principal écueil à
éviter sera de ne pas systématiquement octroyer une importance disproportionnée à certains d’entre eux (comme l’ONU), étant donné que chacun possède ses propres
domaines d’intervention3. Confronter la politique étrangère de la “France oficielle” à celle de la “France ofi
cieuse” fait également partie de notre propos. En effet,
s’il existe une ligne politique dictée par le Quai d’Orsay
(oficielle), comment ne pas tenir compte de celle du
SGC, dirigé par Jacques Foccart (oficieuse), plus parti
culièrement chargé des affaires africaines de l’Élysée ?
79
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
Estimer la cohérence de la France à travers
ces différents niveaux est capital. Au-delà,
analyser la manière dont cette politique est
perçue par d’autres puissances (en particulier la
Belgique) et les buts (avoués ou dissimulés)
poursuivis par l’Hexagone dans l’ex-Congo
belge susciteront également notre intérêt.
La question de l’utilité du bilatéralisme, que
certains jugent caduc, face au multilatéralisme4, mérite d’être traitée, à l’instar de la
marge de manœuvre de certains acteurs5.
La France du général de Gaulle (19581969) représente une période importante
dans l’évolution de la politique étrangère
et l’articulation du processus décisionnel6.
De plus, depuis 1945, la transmission de
la communication s’est accélérée, notamment par la diffusion de la technique du
télex7. Cette rapidité contribue à concentrer
le pouvoir décisionnel entre les mains de
l’exécutif, qui, pour les affaires africaines, se
répartit entre le Quai d’Orsay, le Secrétariat
général de la Communauté et l’Élysée.
Le Président, selon l’article 5 (al. 2) de la
Constitution de 1958 est “garant du respect
des accords de Communauté et des traités”.
C’est donc un domaine réservé8.
1. Maria Stella rognoni, “La guerre froide et la crise congolaise”, in Michel DuMoulin, anneSophie gijS, pierre-luc plaSMan & chriStian Van De VelDe (dir.), Du Congo belge à la République
du Congo (1955-1965), Bruxelles, 2012, p. 112 et sv. 2. Né en 1907, et décédé en 1999,
Maurice Couve de Murville a été ministre des Affaires étrangères de 1958 à 1968. Inspecteur
des Finances en 1930, il sera Directeur des Finances extérieures et des Changes du Régime de
Vichy (1940-1943). Rallié dans un premier temps au général Giraud, il se rapproche quelques
mois plus tard du général de Gaulle. Entré en diplomatie en 1945, il est accrédité dans des
postes particulièrement sensibles : Le Caire (1950-1954), l’OTAN (1954-1955), Washington
(1955-1956) et Bonn (1956-1958). Considéré comme un gaulliste du premier cercle, éphémère
locataire de Matignon (1968-1969), il quitte le premier rang de la politique française au départ
de de Gaulle. Il est alors élu de la droite (UDR puis RPR) jusqu’en 1995 (jean-philippe garate,
Couve de Murville (1907-1999). Un Président impossible, Paris, 2008). 3. j. DaViD Singer,
“The Level-of-Analysis Problem in International Relations”, in henry r. nau (dir.), International
Relations in Perspective, Washington, 2010, p. 84-97. 4. Maurice VaïSSe, “Une invention
du XIXème siècle”, in BertranD BaDie & guillauMe DeVin (dir.), Le multilatéralisme. Nouvelles
formes de l’action internationale, Paris, 2007, p. 13-22. 5. alain plantey, “Négociation diplomatique et arbitrage commercial international”, in BertranD BaDie & alain pellet (dir.), Les
relations internationales à l’épreuve de la science politique. Mélanges Marcel Merle, Paris, 1993,
p. 371-381. 6. Le concept de “processus décisionnel” est développé d’une manière formalisée
par jean-BaptiSte DuroSelle, “La décision de politique étrangère. Esquisse d’un modèletype”, in Relations internationales, n° 1 (1974), p. 5-26. Toutefois, nous ne prétendons pas
proposer ici une “approche décisionnelle” des acteurs de la politique étrangère de la France à
l’égard de la crise congolaise (1960-1961) (SaMy cohen, “Décision, pouvoir et rationalité
dans l’analyse de la politique étrangère”, in Marie-clauDe SMoutS (dir.), Les nouvelles relations
internationales. Pratiques et théories, Paris, 1998, p. 75-102). 7. georgeS-henri Soutou, “la
mécanisation du Chiffre au Quai d’Orsay ou les aléas d’un système technique (1948-1958)”,
in Michèle Merger, DoMinique Barjot (dir.), Les entreprises et leurs réseaux : hommes, capitaux,
techniques et pouvoirs, XIXe-XXe siècles, Paris, 1998, p. 697-710. 8. La France du général de
Gaulle offre une expérience de politique étrangère à la portée d’une approche “réaliste” des
relations internationales, selon laquelle la diplomatie est l’expression de la volonté du “Prince”
(Dario BattiStella, Théories des relations internationales, Paris, 2006, p. 321-357; roBert Frank,
“Histoire et théories des relations internationales”, in roBert Frank (dir.), Pour l’histoire des
relations internationales, Paris, 2012, p. 41-82; guillauMe DeVin, Sociologie des relations
internationales, Paris, 2002, p. 50-52).
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
Cette politique est confrontée à la crise congolaise (1960-1961). La crise est en théorie
synonyme de période intermédiaire entre le
calme et un éventuel affrontement. Or, la crise
congolaise ne présente pas le même canevas :
si elle ne se cantonna pas aux chancelleries,
elle ne déboucha pas non plus sur une guerre
conventionnelle, mais, en revanche, elle a
compté en son sein plusieurs “tempêtes”,
“points culminants” ou climax (grandes négociations; résolutions de l’ONU; interventions
militaires; chutes de gouvernements etc.)9.
De plus, la crise congolaise offre un exemple
typique de l’omniprésence de l’ONU dans
la gestion d’une affaire internationale10. Or,
des années 1950 à 1964, la France entretient
des relations dificiles avec l’Organisation
(Algérie, affaire de Bizerte, Congo)11.
Une autre caractéristique de la crise est la
dificulté d’en déinir le début et la in. Nous
80
nous en tiendrons à la période allant de
juillet 1960 (la déclaration d’indépendance
du Congo) à février 1961. Pourquoi février
1961 ? La période représente une charnière
importante : changement de l’attitude la
France oficielle, de la France oficieuse,
contexte électoral en Belgique et suites de la
mort de Patrice Lumumba12.
Les archives diplomatiques du Quai d’Orsay (La
Courneuve) s’avèrent particulièrement riches.
Le CADN, quant à lui, détient les archives
de la représentation française à Léopoldville
(1937-1962). Relevons que les DDF ont édité
un grand nombre de rapports concernant les
affaires congolaises13. Toutefois, le chercheur
doit être conscient de leur non-exhaustivité,
et de l’esprit critique avec lequel il convient
d’aborder ces morceaux choisis d’histoire
des relations internationales14. En outre, les
AN renferment le Fonds Jacques Foccart15 et
9. thierry De MontBrial, L’action et le système du monde, Paris, 2011, p. 110-113. 10. jeanyVeS calVez, “Europe : la signiication politique d’un grand projet international”, in BertranD
BaDie & alain pellet (dir.), op.cit., p. 188-189; roBert Frank, “Sur la décolonisation dans
les relations internationales”, in roBert Frank (dir.), op.cit., p. 245-246. 11. Maurice VaïSSe,
“L’ONU, une tribune gaullienne ?”, in gaBriel roBin (dir.), 8e conférence internationale
des éditeurs de documents diplomatiques des États et de l’ONU, Paris, 2008, p. 169-170.
12. Né en 1925, Patrice Lumumba, élève sortant d’une école missionnaire, manifeste une
activité politique dès les années 1950, en faveur de l’indépendance, tandis qu’il travaille au
sein de l’administration coloniale. Co-fondateur du Mouvement National Congolais (MNC)
en 1958, prônant une indépendance sur base nationale et non ethnique, il sera, à la suite
des élections de mai 1960, le Premier ministre de Joseph Kasavubu. Il occupe ce poste
jusqu’en septembre 1960, avant d’être exécuté au Katanga, le 17 janvier 1961 (guia Migani,
La France et l’Afrique sub-saharienne, 1957-1963. Histoire d’une décolonisation entre idéaux
eurafricains et politique de puissance, Paris, 2008, p. 125). 13. Monique conStant, “Documents
diplomatiques français”, in Idem, p. 49-52; jean-clauDe allain, “Les sources de l’historien”, in
roBert Frank (dir.), op.cit., p. 94-95. 14. Sacha zala, “Sources sous censure. Le cas des éditions
de documents diplomatiques”, in paScal DuranD, pierre heBert, jean-yVeS Mollier & FrançoiS
Vallotton (dir.), La censure de l’imprimé. Belgique, France, Québec et Suisse romande XIXèmeXXème siècle, Québec, 2006, p. 429, 439. 15. Né en 1907, Jacques Foccart passe une partie de
son enfance en Guadeloupe, ce qui contribuera à le sensibiliser à la question de l’outre-mer.
Entrepreneur passablement lié à l’Organisation Todt durant les premiers mois de la guerre, il
se rallie en 1942 à la Résistance, dont il sera un des principaux organisateurs en Normandie.
Dès la Libération, Foccart, “l’homme de l’ombre”, intègre le futur SDECE et milite activement,
en parallèle, au sein du Rassemblement du Peuple Français du général De Gaulle, jusqu’aux
derniers feux de celui-ci, en 1954. Mais l’histoire retiendra surtout que Foccart fut le principal
En 1960, pas moins de 17 pays africains ont acquis l’indépendance, et c’est pourquoi
cette année est aussi la date symbolique de l’indépendance du continent, décolonisation
que le monde occidental allait aussi percevoir comme une intensiication de la menace
communiste. [Arthur WAuters (dir.), Le monde communiste et la crise du Congo belge,
Bruxelles, 1961, p. 146]
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
contiennent quelques dossiers très instructifs.
À ce jour, seul le Fonds Public est accessible
au chercheur, le Fonds Privé étant encore
classiié.
En Belgique, les archives du Ministère des
Affaires étrangères livrent la correspondance
de l’ambassade belge à Paris, contenant
des rapports venus d’Afrique francophone :
la totalité de ces rapports a été dépouillée
(1959-1961). Par ailleurs, plusieurs fonds
privés ont attiré notre intérêt. Les papiers de
82
l’ancien élu libéral, Marcel-Henri Jaspar16,
ambassadeur de Belgique à Paris (19591966), déposés aux AGR, sont d’un recours
utile; ils contiennent la correspondance
privée du diplomate et ses rapports diplomatiques17. Ces derniers pallient les carences des collections du ministère. Quant
à la correspondance privée, elle peut
s’avérer un recours utile pour déceler la
pensée intime d’un diplomate, dont les
rapports peuvent être marqués au coin de
l’autocensure18. Citons enin les archives de
agenceur de la politique africaine de la France de la Vème République, jugée par certains
comme mâtinée de néocolonialisme. Il est, à ce titre, Secrétaire général de la Communauté,
de 1958 à 1974. Foccart est ainsi mêlé à toutes les affaires africaines, de la question de la
Guinée (1958) à celle du Congo-Brazzaville (1958-1963) ou à celle du Biafra (1969). Le SGC
agit alors en étroite collaboration avec le SDECE, plus rarement le Quai d’Orsay, et quasi
toujours avec le blanc-seing du général De Gaulle, devant parfois brider le zèle de Foccart,
tendant à maintenir un état de dépendance des ex-AEF et AOF à l’égard de la Métropole.
Cofondateur du Service d’Action Civique (service d’ordre gaulliste), dont l’évolution, durant
les années 1970, ira vers un durcissement, jusqu’à sa dissolution en 1982, par François
Mitterrand. Foccart décède en 1997 (jean-pierre Bat, Le syndrome Foccart. La politique
française en Afrique de 1959 à nos jours, Paris, 2012, p. 19-55). 16. Né à Bruxelles en
1901, MarcelHenri Jaspar est le ils de l’architecte de la cité d’Héliopolis, Ernest Jaspar,
et le neveu d’Henri Jaspar, futur Premier ministre catholique (19261931). Ayant bénéicié
d’une éducation francophile (il sera Bachelier de la Sorbonne en 1918), il est docteur en droit
de l’ULB, sur les bancs de laquelle il côtoie Paul-Henri Spaak. Avocat (il plaide dès 1923), Jaspar
s’implique dans la vie politique, sous la bannière libérale, et sous l’impulsion d’Albert Devèze,
un proche de sa famille et futur ministre de la Défense nationale. Conseiller communal,
il devient rapidement député, en 1932, et ministre (1936-1940). Ministre de la Santé
Publique et des Réfugiés au 10 mai 1940, Jaspar décide, seul, le 18 juin, de quitter ses
collègues, retirés à Bordeaux, pour rejoindre Londres, d’où il lance un appel à la résistance aux
Belges, le 23 juin. Pour cette “incartade”, il sera révoqué par les autres ministres, fait unique
dans l’histoire de Belgique. Dès lors versé dans la diplomatie, il occupe plusieurs postes secondaires (auprès du gouvernement tchécoslovaque en exil à Londres (1941-1945), à Prague
(1945), Buenos-Aires (1946), Rio de Janeiro (1951), Stockholm (1954), avant d’accéder au poste
tant convoité de Paris, en 1959. Mis à la retraite en 1966, il écrit deux volumes de souvenirs
(Souvenirs sans retouche, 1968; Changements de décors, 1972) et décède en 1982 (Vincent
genin, L’ambassade de Belgique à Paris à l’époque de Marcel-Henri Jaspar. Activités, réseaux
et opinions, vol. 1, mémoire de master en histoire, ULg, 2011-2012; jacqueS Franck, “MarcelHenri Jaspar”, in Nouvelle Biographie Nationale, vol. VI, p. 251-253). 17. roBert WellenS,
Inventaire des papiers de Marcel-Henri Jaspar. Député, ministre et ambassadeur de Belgique,
Bruxelles, 1982; Marc D’hoore, Archives de particuliers relatives à l’histoire de la Belgique
contemporaine (de 1830 à nos jours), vol. II, Bruxelles, 1998, p. 445-450. 18. jean StengerS,
“Une histoire des services secrets britanniques”, in Revue Belge de Philologie et d’Histoire,
t. 65, n° 65-4, p. 838-839.
83
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
Pierre Wigny19, ministre des Affaires étrangères (1958-1961), source indispensable à
l’historien de la crise congolaise. Ces fonds
seront complétés par les télex du fonds
Harold d’Aspremont Lynden20, ministre des
Affaires africaines (1960-1961), encore noninventorié. Les archives du Cabinet du roi
Baudouin, pour leur part, sont encore classiiées.
I. Le soutien de Paris
Depuis 1958, le général de Gaulle a entrepris
le rétablissement de la puissance de la
France. Sur le dossier colonial, ce dernier
est incarné par la Communauté française,
prévue par la Constitution de 1958, oscillant
entre néocolonialisme et rupture avec la
Métropole21. La CF relève donc du domaine
de la puissance, tandis que le Congo belge
appartient au domaine de l’inluence de la
France22. Celle-ci n’avait-elle pas obtenu,
en devançant les Britanniques, un droit de
préférence sur le territoire de la future colonie,
en 1884, en échange de la reconnaissance de
cette possession à la Belgique23 ? Les affaires
du Congo sont liées à celles de la France, dont
les territoires des ex-AEF et AOF sont contigus.
Et, elles le sont davantage dans le contexte
de décolonisation généralisée du début des
années 1960, tandis que les colonisateurs
d’hier se trouvent dans des conigurations
semblables.
Quelle que soit la politique coloniale de
chacun, la perspective d’une inluence com
muniste croissante en Afrique s’impose dans
les années 1950. L’URSS fera de sa délégation
permanente à l’ONU, dominée par les ÉtatsUnis24, un des porte-voix de ces velléités25.
Echappant au cercle de la CF, la Guinée est
rapidement assistée par des techniciens de
l’Est, et apparaît comme une tête de pont
soviétique en Afrique. Si l’URSS n’avait pas
dressé un véritable plan de soviétisation de
19. Né en 1905 à Liège, Pierre Wigny obtient son doctorat en sciences juridiques après un
passage aux universités de Liège, Strasbourg, Paris et Harvard. Il sera, en 1937, la cheville
ouvrière du Centre d’Études pour la Réforme de l’État (CERE), dirigé par Maître René Marcq,
sous la direction duquel Marcel-Henri Jaspar avait d’ailleurs songé à poursuivre une thèse
en droit international. Le CERE rejette grosso modo toute forme de corporatisme, notion
que l’on retrouve à bien des niveaux dans les courants de pensée d’avant-guerre. Ministre
des colonies (1947-1950), des Affaires étrangères (1958-1961), de la Justice (puis la Culture
Française) (1965-1968), il sera Professeur de droit constitutionnel à l’UCL-FUNDP, de 1963
à 1975. Il décède en 1986 (p. harMel, “Notice sur Pierre Wigny”, in Annuaire de l’Académie
Royale de Belgique, Bruxelles, 1988, p. 136-158). 20. Harold d’Aspremont-Lynden (19141967), sénateur PSC de 1961 à 1967, est ministre des Affaires africaines de septembre 1960
à avril 1961 (paul Van Molle, Le Parlement belge 1894-1969, Ledeberg/Gand, 1969, p. 59).
21. Franck orBan, La France et la puissance. Perspectives et stratégies de politique étrangère
(1945-1995), Bruxelles, 2011, p. 211. 22. Maurice VaïSSe, La puissance ou l’inluence ? La
France dans le monde depuis 1945, Paris, 2008. 23. Ce droit sera réclamé par le Quai d’Orsay
en février 1960, causant un mini-incident entre la France et la Belgique (Vincent genin, “Un
incident diplomatique oublié : la réclamation du droit de préemption de la France sur le
Congo belge au printemps 1960”, in Revue d’histoire diplomatique, à paraître en 2013). 24.
roBert Frank, “Sur la décolonisation dans les relations internationales”, in roBert Frank (dir.),
op.cit., p. 243-244. 25. pierre groSSer, “De 1945 aux années 1980 : une eflorescence sur
fond de Guerre froide et de décolonisation”, in BertranD BaDie & guillauMe DeVin (dir.), op.cit.,
p. 34-35.
Caricature de Marcel-Henri Jaspar, par le célèbre illustrateur Jacques
Ochs. À peine Jaspar s’était-il proilé sur la scène politique nationale
comme l’espoir de la gauche libérale qu’il obtenait un substantiel article le
présentant dans le Pourquoi Pas ?. (Pourquoi Pas ?, 7.3.1930)
85
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
l’Afrique, la crainte que le Congo, où l’on
soupçonne des liens entre le MNC de Patrice
Lumumba26 et Conakry, ne soit le théâtre
d’un deuxième “scénario guinéen”, inquiète
particulièrement la diplomatie belge27.
Cette crainte est partagée par Paris, dont, sur
d’autres dossiers, le point de vue converge
avec celui de la Belgique. En effet, en 1960,
Paul-Henri Spaak n’a pas encore rompu avec
Paris sur la question du “préalable anglais”
à toute Union politique européenne (juillet
1961), le rejet du “Plan Fouchet”, venu de
Paris, proposant une Europe des nations, et
non supranationale, n’aura lieu qu’en mai
1962, tandis que les ruptures profondes que
représenteront le veto gaullien à l’adhésion
britannique au Marché Commun (1963) ou
la crise européenne de la chaise vide (1965)
sont encore lointaines. Ces deux signataires
du Traité de Rome (1957) ne partageaient
certes pas tout : retenons la “stupéfaction”
de Spaak, en septembre 1958, devant le
mémorandum gaullien visant à mettre in
à l’intégration militaire au sein de l’OTAN
et à renégocier le monopole atomique
américain28. Mais, la bonne entente francobelge face à la décolonisation, elle, ne semble
pas compromise29.
En février-mars 1960, dans le contexte de la
Table ronde belgo-congolaise, préalable à
l’indépendance, prévue le 30 juin, plusieurs
agents du Quai d’Orsay conient aux Belges
leur inquiétude de voir l’anarchie gagner
le Congo, et déborder sur les territoires de
l’ex-AEF. Si les Belges nourrissent les mêmes
sentiments, ils n’ignorent pas que Jacques
Foccart a envoyé des agents en Afrique
centrale. Ceux-ci, souvent liés au SDECE,
comptent dans leurs rangs de proches
conseillers de l’abbé Fulbert Youlou, Président
du Congo-Brazzaville (1958-1963), dont les
autorités belges se méient des desseins.
En effet, Youlou est le pivot d’un réseau
complexe (Quai d’Orsay-SDECE-SGC). Il ne
dissimule pas ses “rêves d’Empire”, tendant
à reconstituer un État Bas-Congo, anticommuniste, englobant sa République, l’enclave
portugaise de Cabinda et une zone indéterminée du Congo ex-belge, à partir du
Stanley Pool30. Or, ce nouvel État serait placé
sous la tutelle de la France...
Pour Paris, une des conséquences de la Table
ronde est la prise de conscience de la valeur de
Patrice Lumumba. Jugé “habile” et “brillant”,
au contraire du leader Abako, et futur Président
(1960-1965), Joseph Kasavubu31, “intègre” et
26. anne-Sophie gijS, “Une ascension politique teintée de rouge. Autorités, Sûreté de l’État et
grandes sociétés face au ‘danger Lumumba’ avant l’indépendance du Congo (1956-1960)”,
in Revue belge d’Histoire contemporaine, 2012/1, p. 11-58. 27. Wigny à Jaspar, 2.6.1959
(n°1935); 11.6.1959 (n° 2062); Jaspar à Wigny, 9.10.1959 (n° 4751); 16.10.1959 (n° 4877)
(AMAEB 13257). 28. Michel DuMoulin, Spaak, Bruxelles, 1999, p. 561; Maurice VaïSSe, “Aux
origines du mémorandum de septembre 1958”, in Relations internationales, n° 58 (1989),
p. 256-257. 29. Wigny à Jaspar, 11.6.1959 (n° 2062); Bousquet à Wigny, 27/7/1959 (s.n.)
(AMAEB, n° 13257). 30. Vincent genin, L’ambassade..., op.cit., p. 159-170. 31. Joseph Kasavubu
(1917 ou 1913-1969), élève de l’école normale, exerce la profession d’enseignant jusqu’à ce
qu’il intègre la société Agrifor puis le service des inances du gouvernement colonial. Président
de l’Alliance Bakongo (Abako) en 1955, militant en faveur de l’indépendance du Congo, il
sera le premier Président du Congo indépendant (1960-1965) (guia Migani, op.cit., p. 125).
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
“terne”, le Quai d’Orsay est dubitatif devant
sa conception d’un Congo unitaire, au regard
de la constellation d’ethnies sur place32. À
Washington, l’ambassadeur de France Hervé
Alphand33 évoque la prochaine indépendance
congolaise, en compagnie du Président de la
World Bank, Eugen R. Black sr., ne tarissant
pas d’éloges à l’égard des réalisations françaises en AEF et AOF, “supérieures (...) aux
réalisations britanniques et belges”34. À l’instar
de l’administration Eisenhower, il estime que
l’indépendance est précipitée35. Il s’attend à
un “tourbillon à la porte de l’ONU”36.
La France sera partie prenante à ce “tourbillon”.
La déclaration d’indépendance du Congo,
le 30 juin 1960, est suivie de troubles. Le
11 juillet Moïse Tshombé37 proclame la
sécession de la province du Katanga, dont
86
les richesses minières représentent environ
65% du revenu congolais. Le Quai d’Orsay
dresse un parallèle entre le Katanga et une
éventuelle sécession du Bas-Congo, “qui mordrait sur l’Angola et notre Congo”. “Notre
Congo”38, c’est-à-dire Brazzaville, dirigé
par Fulbert Youlou, également demandeur
d’un Empire Bas-Congo, piloté par Paris.
Et si la situation évoluait différemment, en
coniant ce territoire à Kasavubu ? Le Quai
d’Orsay s’en inquiète et se livre à une critique
des Belges, en des termes courants dans
l’Hexagone : absence de formation d’élites
au Congo, paternalisme et mauvaises communications sont les causes de l’anarchie.
Cela témoigne également du fait que les
projets de Youlou, bien connus de Paris, ont
exercé une certaine pression sur l’esprit des
agents français.
32. Mazoyer à Couve de Murville, 25.3.1960 (AMAEF-LC, DAL, CB 5-1). 33. Hervé Alphand
(1907-1994) entre à l’Inspection des Finances en 1930, à l’instar de son ministre, Maurice
Couve de Murville. Conseiller économique de Mustapha Kemal, en vue de redresser les inances
turques, il démarre dans la Carrière en 1936. Après avoir remis sa démission au Régime de
Vichy en 1941, Alphand devient progressivement un proche du général de Gaulle et est chargé
des Affaires économiques du Comité Français de Libération Nationale. Les questions coloniales
ne lui sont pas étrangères, étant donné qu’il a dû, à plus d’une reprise, aborder la question
algérienne et justiier l’attitude de la France à l’égard de l’OTAN, en tant que représentant
de Paris à l’OTAN (1952-1954), à l’ONU (1955-1956) et à Washington (1956-1965). Ces
trois postes successifs contribuent à en faire un diplomate atypique du niveau multilatéral. Il
sera Secrétaire général du Quai d’Orsay jusqu’en 1972 (herVé alphanD, L’étonnement d’être.
Journal 1939-1973, Paris, 1977). 34. Alphand à Couve de Murville, 30.6.1960 (DDF, 1960, t. I,
n° 310). 35. john kent, America, the UN and decolonisation cold war conlict in the Congo,
Londres, 2010; MaDeleine g. kalB, The Congo Cables. The Cold War in Africa. From Eisenhower
to Kennedy, New-York, 1982. 36. Alphand à Couve de Murville, 30.6.1960 (DDF, 1960, t. I,
n° 310). 37. Issu d’une importante famille Lunda du Katanga, Moïse Tshombé (1919-1969),
commerçant prospère dans les années 1950, s’implique, en marge, au sein du mouvement
indépendantiste katangais CONAKAT (Confédération des Associations tribales du Katanga).
Meneur de la sécession de sa province de juillet 1961 à janvier 1963, il doit, à sa résorption,
prendre le chemin de l’exil, vers l’Espagne, avant de revenir au Congo, mais cette fois-ci à
Léopoldville, en qualité de Premier ministre, à l’été 1964. De nouveau accusé de trahison par
le pouvoir instauré en 1965 par le colonel Mobutu, Tshombé, après un second exil, meurt en
1969 dans des circonstances encore loues (Mark r. lipSchutz, r. kent raSMuSSen, Dictionary
of African Historical Biography, Berkeley/Los Angeles, 1989, p. 289-290). 38. Note de Jean
Sauvagnargues, 13.7.1960 (AMAEF-LC, CB 5-1).
Le ministre des Affaires étrangères Pierre Wigny en compagnie de son confrère
congolais Justin Bomboko, durant la déclaration de l’indépendance du Congo, le 30
juin 1960. (Photo J. Makula, Collection H. Guillaume, Liberaal Archief Gent))
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
Ralph Bunche, représentant à Léopoldville
du secrétaire général de l’ONU, Dag Hammarsjöld, annonce que la question du Congo
sera soumise au Conseil de sécurité. Le
représentant de la France, Armand Bérard39,
estime que la position de Paris doit être
déinie au ministère. Toutefois, il avait sous
estimé la célérité de l’ONU à inscrire la
question à l’ordre du jour du Conseil, le
13 juillet. Pressé par le temps, Paris s’en
tient à des lignes assez larges : respect
du traité d’amitié belgo-congolais du 29
juin, impliquant le maintien des troupes
belges (5000 hommes) au Congo. Mais,
manifestement, la France ignore que ce traité
n’a pas encore été ratiié. Paris estime enin
que toute accusation d’agression adressée
à la Belgique est “infondée”40 et qu’il convient que, par extension, l’intervention de
l’ONU n’apparaisse pas comme destinée à
chasser les contingents belges41. Cette der-
88
nière position se maintiendra jusqu’à l’automne
1960. Le 14 juillet, une première résolution
est votée, en faveur d’une intervention de
l’ONU et d’un retrait des troupes belges; la
France s’abstient42. Sous couvert de défendre
le respect du traité d’amitié belgo-congolais,
Paris est surtout réservé à l’égard de ce
retrait, pouvant mener à une contamination
de l’anarchie vers l’ex-AEF43. Les premiers
jalons de la position française sont donc
posés.
La déinition de celleci est jusqu’alors l’apa
nage du Quai d’Orsay. Toutefois les affaires
africaines relèvent en partie de Jacques Foccart, parangon de la CF, favorable à une “Françafrique”, en lien direct avec l’Élysée. C’est
pourquoi l’ambassadeur de Belgique à Paris,
Marcel-Henri Jaspar, obtient une audience du
général de Gaulle, le 15 juillet44. Il communique la position du Président à Jean Van den
39. Issu d’un milieu d’intellectuels, ils d’un sénateur, helléniste, et petitils du fondateur
de la librairie Armand Colin, Armand Bérard (1904-1989) achève sa formation à l’École
Normale Supérieure (promotion 1924, où il fréquente Jean-Paul Sartre, Raymond Aron ou
Georges Canguilhem). Agrégé d’histoire et de géographie, il entre au Quai d’Orsay en 1931
et sera un des attachés d’André François-Poncet, à Berlin, jusqu’en 1936. Affecté au cabinet
du ministre Yvon Delbos, sous le Front Populaire, en 1937, Bérard sera détaché, en 1940,
auprès de la délégation française d’armistice à Wiesbaden. Membre du bureau clandestin
des Affaires étrangères de Jean Chauvel, en 1943, ce diplomate en résistance, révoqué par
Vichy, sera conseiller à Washington (1945-1949), avant de rejoindre, pour une troisième fois,
François-Poncet, au Haut-commissariat français en Allemagne, jusqu’en 1955. Mais le poste
qui le distinguera est celui de représentant permanent de la France à l’ONU (1959-1962).
Bérard écrira de nombreux livres de souvenirs [hélène MiarD-Delacroix, Question nationale
allemande et nationalisme. Perceptions françaises d’une problématique allemande au début
des années cinquante, Lille, 2004, p. 37 et sv.; son témoignage sur ses débuts dans la Carrière,
outre ses livres de souvenirs, in Revue des études slaves, 1979 (1-2), p. 217-220]. 40. Couve
de Murville à Bérard, 13.7.1960 (DDF, 1960, t. II, n° 20). 41. Bérard à Couve de Murville,
14.7.1960 (Idem, n° 23). 42. jean-Bruno Mukanya & SaMir Saul, “Cavalier seul : La France
contre les interventions multilatérales durant la crise congolaise, 1960-1963”, in Relations
internationales, n° 142 (2010), p. 105. 43. Couve de Murville à Bérard, 14.7.1960 (DDF,
1960, t. II , n° 24). 44. Cet entretien sera évoqué dans des télégrammes ultrasecrets de Jaspar.
Des passages entiers de ceux-ci seront publiés dans La Libre Belgique. Aux yeux de Jaspar,
il s’agit d’une grave indiscrétion du ministère, qui selon lui, tend à le discréditer auprès des
autorités françaises [La Libre Belgique, 18.7.1960, p. 5; Jaspar à Lefébure, 19.7.1960 (AGR,
FMHJ, n° 1064)].
89
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
Bosch45, envoyé par le ministre des Affaires
étrangères, Pierre Wigny, à Léopoldville,
depuis le 2 juillet, et dont le séjour sera
écourté début août par la rupture des relations
diplomatiques entre Bruxelles et Léopoldville46. De Gaulle est “pessimiste”47. Il promet
de soutenir le maintien des troupes belges48.
Quant à la sécession du Katanga, il conseille
à la Belgique de ne pas la soutenir, au risque
de prêter le lanc à l’accusation de néocolo
nialisme. Mais, à titre personnel, il n’a émis
aucune réserve à l’égard de la sécession, et
se soucie que le Katanga n’échoie pas aux
Britanniques49.
Après une première résolution au niveau multilatéral, et un échange au niveau bilatéral, une
réunion des ministres des Affaires étrangères
des Six a lieu à La Haye, le 18 juillet. La Belgique y réagit énergiquement face à la sollicitation de Patrice Lumumba en direction de
l’URSS, qu’il invite à intervenir50. Wigny tente
de rallier l’avis de Paris en soulignant qu’il
existe un “jeu soviétique contre les bases
belges ain de tourner les dispositifs de dé
fense français et britanniques”51. Couve de
Murville campe toutefois sur ses positions. Il
est prudent à l’égard de toute reconnaissance
du Katanga, dont les conséquences pourraient êtres préjudiciables aux États de la
Communauté Française voisins du Congo
(République Centrafricaine, Congo-Brazzaville)52. Il afiche une réserve que ne par
tage pas Wigny. En effet, celui-ci décide
de réunir les ambassadeurs de France (Raymond Bousquet53), de Grande-Bretagne (John
45. Né en 1910 - et décédé en 1985 -, Jean Van den Bosch, baron en 1965, a étudié le
droit, l’histoire et les sciences politiques et diplomatiques à l’UCL. Attaché à Londres, Paris
et Pékin avant-guerre, actif au Canada de 1940 à 1942, il représente la Belgique auprès du
gouvernement luxembourgeois en exil à Londres de 1942 à 1944. Adjoint au Cabinet du
Régent (1944-1948), aux côtés d’André de Staercke, Jean Van den Bosch occupera par la suite
des postes en Orient, avant d’être Secrétaire général du Département (1959-1966). Éphémère
ambassadeur à Léopoldville (1960), il sera envoyé à Londres et auprès de l’UEO (1966-1972).
Il sera enin Président de la Lloyd Bank International (CEGES, Inventaire des papiers Jean Van
den Bosch, PV 31). Notons que Van den Bosch, à l’instar de de Staercke, subira une sensible
mise à l’écart du Palais royal dans les années 1950, suite à son implication aux côtés du PrinceRégent. La diplomatie française avait particulièrement relevé ce fait, ainsi que la francophilie
de Van den Bosch (né à Gand, comme de Staercke) [Bousquet au Ministre, 1.4.1958 (n° 554)
(AMAEF-P, EUROPE-Belgique (1956-1960), n° 98, Série 11, sous-série 1, dossier 5)]. 46. jean
Van Den BoSch, Pré-Zaïre. Le cordon mal coupé, Bruxelles, 1986. 47. Jaspar à Van den Bosch,
15.7.1960 (tél. n° 1041) (AMAEB, n° 13598). 48. Jaspar à Wigny, 19.7.1960 (n° 3490) (Idem).
49. Ibidem; le Chef de Cabinet du roi Baudouin, René Lefébure, rédige une note fort optimiste,
le 16 juillet, dans laquelle il afirme que l’adhésion du Général à la sécession est acquise
(Documents parlementaires, n° 312, 16/11/2001, p. 58; luc De VoS, eMManuel gérarD, juleS
gérarD-liBoiS & philippe raxhon, Les secrets de l’affaire Lumumba, Bruxelles, 2005, p. 50). Sur
la sympathie de De Gaulle à l’égard de Tshombé : roger Faligot & paScal krop, La piscine. Les
services secrets français 1944-1984, Paris, 1985, p. 254-255. 50. luc De VoS, eMManuel gérarD,
juleS gérarD-liBoiS & philippe raxhon, op.cit., p. 69. 51. Réunion des MAE des Six, 18.7.1960
(AMAEF-LC, Cabinet du ministre – Europe 1956-1960, n° 170). 52. Couve de Murville à
Bérard, 21.7.1960 (DDF, 1960, t. II, n° 38). 53. Né en 1899, Raymond Bousquet entre dans
la Carrière en 1925 après une licence ès Lettres et un diplôme d’études supérieures d’histoire
et de géographie. Consul suppléant à Shanghai (1926-1927), secrétaire à Washington (19301933), il est assigné aux relations commerciales du Quai d’Orsay jusqu’en 1942. Membre du
Maurice Couve de Murville qui, après avoir occupé différents postes
d’ambassadeur, devint ministre des Affaires étrangères de la France à partir de
1958, lors du retour du général De Gaulle. (Fonds iconographique, Archives du
Ministère des Affaires étrangères, Paris)
91
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
Nichols54) et des États-Unis (William Burden55)
en poste à Bruxelles. Le ministre rencontre
l’assentiment de ses interlocuteurs, lorsqu’il
envisage une “aide discrète” à Tshombé56.
Nous ignorons si Couve de Murville a eu vent
de ces réunions. Enin, Couve estime qu’il
est prématuré d’attribuer la paternité de ces
troubles à l’URSS. Doit-on y voir, deux mois
après l’échec de la conférence au sommet
de Paris, que certains voyaient comme un
aboutissement de la coexistence paciique
Paris-Moscou, une opinion sincère ? Ou
plutôt un refus de trop s’impliquer aux côtés
de Bruxelles ? Cette dernière hypothèse n’est
pas invraisemblable. En revanche, la France
afirme que, s’il existe un lien de cause à effet
avéré entre l’URSS et l’anarchie, une opération
commune des Six serait envisageable57.
Quant à la position de la Belgique à l’égard
de la sécession katangaise, elle suscite
de plus en plus d’interrogations chez les
Français58. Or, un conseil de cabinet se tient
à Bruxelles, le 15 juillet. Il y est sans détours
question d’une éventuelle reconnaissance
du Katanga par Paris et Londres. Il n’est en
tout cas pas souhaitable de procéder à une
reconnaissance de iure par la Belgique, de
manière isolée. Il est décidé que la position
oficielle de la Belgique sera de considérer la
sécession comme un problème à régler entre
Africains, mais qu’“une reconnaissance légale
par d’autres pays”59 serait bien accueillie.
Une première réunion tripartite entre diplomates français, anglais et américains se tient
à Paris, le 18 juillet. Chacun s’accorde sur la
nécessité d’une présence militaire belge. Si
aucun ne se résout à reconnaître Tshombé,
Couve de Murville souligne que “l’attitude
du gouvernement belge a sensiblement
évolué. Vigoureusement en faveur de l’unité
congolaise il y a quelques jours, M. Wigny
parle aujourd’hui ‘de ne pas prendre pour
l’instant de position déinitive’”60. Le Français
a-t-il eu vent de l’entretien Wigny-BousquetNicholsBurden ? Une inlexion se fait jour
chez les Belges. Toutefois, Paris, en cette
in juillet 1960, ne fait pas non plus preuve
d’une parfaite transparence à l’égard de la
bureau d’étude clandestin des Affaires étrangères en 1943 (comme Armand Bérard), directeur
général des Affaires administratives et sociales (1946-1949), il s’occupe ensuite des affaires
allemandes et autrichiennes. Ambassadeur à Bruxelles (1956-1962), Bousquet termine sa
carrière à Ottawa. Il décède en 1982 (Annuaire Diplomatique et Consulaire, Paris, 1965,
p. 609). Notons que cet agent au gaullisme afirmé n’avait aucun lien de parenté avec René
Bousquet, secrétaire général à la police du Régime de Vichy (1942-1943). 54. Ambassadeur
britannique à Bruxelles (1960-1963). 55. William A. Burden (1906-1984) est ambassadeur
américain à Bruxelles (1959-1961). 56. CEHEC, FPW, M4, 19.7.1960. 57. Réunion des
MAE des Six, 18.7.1960 (AMAEF-LC, Cabinet du ministre – Europe 1956-1960, n° 170).
58. Elle n’apparaît pas non plus avec clarté aux yeux de certains Belges, à l’instar du PSC/
CVP Théo Lefèvre, qui s’adressera au Roi le 4 août 1960, en pleine crise gouvernementale.
Il souligne le danger pour la Belgique d’avoir deux politiques congolaises/katangaises; l’une
du gouvernement, et l’autre du Palais royal. À ses yeux, ce serait retomber dans les travers qui
ont mené à la Question royale, close en 1950 (citée dans Vincent DujarDin, Pierre Harmel.
Biographie, Bruxelles, 2004, p. 291). 59. luc De VoS, eMManuel gérarD, juleS gérarD-liBoiS &
philippe raxhon, op.cit., p. 49. 60. Réunion franco-anglo-américaine, 18.7.1960 (DDF, 1960,
t. II, n° 33).
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
sécession. Si le Quai d’Orsay se refuse à la
reconnaissance de iure, les motifs de ce refus
demeurent conidentiels. Or, pour Paris, au
delà de l’obstacle juridique, le principal frein
est la crainte que ce geste n’ait un impact
néfaste sur les zones limitrophes au Congo de
l’ex-AEF61. La CF est encore fragile et connaît
des lézardes (Guinée, Mali). La France ménage
les reliquats de son Empire.
Le 22 juillet, une deuxième résolution est
votée à l’ONU. Sa teneur est proche de
celle du 14. Face aux pays Afro-asiatiques,
les Britanniques, les Français et les Italiens
manquent de cohésion. Les récentes réunions
à Six ou tripartite n’ont pas accouché de
décisions concrètes. Cette volonté occidentale d’arriver à l’ONU dans un même esprit
relève du déi. Persuadé qu’il pourrait obte
nir un retrait de la résolution du 14, Pierre
Wigny déchante et se résout à voter “oui”.
Armand Bérard, à la demande du Belge, vote
le projet62 : “en nous abstenant, nous nous
92
serions placé dans une situation dificile”63.
De, plus, à l’heure où il est de plus en
plus question de traiter la problématique
algérienne à l’ONU, Paris ne souhaite pas se
lancer dans un isolement total. L’intervention
de l’ONU est bel et bien entérinée.
Ce “oui” français, dont la portée n’est que tactique, est temporairement effacé par la prise de
position du Premier ministre, Michel Debré, le
25 juillet, à l’Assemblée nationale. Il afirme
alors son soutien inconditionnel à la Belgique64. Le discours est fort bien accueilli à
Bruxelles65.
II. Une démarche à Six ? (août 1960)
Le Quai d’Orsay avait donc envisagé une
intervention commune des Six. En dehors du
bref entretien De Gaulle-Jaspar, l’avis du Chef
de l’État reste encore une inconnue. C’est
pourquoi André de Staercke66, représentant de
61. Couve de Murville à Bérard, 21.7.1960 (Idem, p. 131); Communication téléphonique entre
Bousquet et Schuurmans, 26.7.1960 (CEHEC, FPW, M4). 62. Par ailleurs, les 22 et 23 juillet,
une crise éclate au sein du gouvernement. Le conseil de cabinet nomme Harold d’Aspremont
Lynden à la tête de MISTEBEL et donne les coudées franches aux militaires (Gilson). Wigny
estime que cette opération mènerait à un isolement de la Belgique. Désormais, il pense qu’il
faut composer avec l’ONU. Cette querelle sera portée devant le Roi (luc De VoS, eMManuel
gérarD, juleS gérarD-liBoiS & philippe raxhon, op.cit., p. 56-57, 90-91). 63. Bérard à Couve de
Murville, 22.7.1960 (DDF, 1960, t. II, n° 41). 64. Journal Oficiel, 25.7.1960, p. 2204-2205. 65.
Bousquet à Couve de Murville, 26.7.1960 (tél. n° 914) (CADN, amb.Bxl, série D, PO/122/D);
Jaspar à Mme Bollack, 26.7.1960 (AGR, FMHJ, n° 235). 66. Docteur en droit de l’Université de
Louvain et auteur d’une thèse sur le Conseil d’État belge, soutenue à Paris, André de Staercke
(1913-2001), membre du Cabinet d’Hubert Pierlot en 1940, ne suit pas le gouvernement dans
son exil, et ne le rejoint qu’en 1942. Durant la guerre, de Staercke noue d’importantes relations (Spaak, Churchill) et commence à manifester sa fascination pour le régime autoritaire
d’Antonio Salazar, au Portugal. Notons que d’autres diplomates belges ne seront pas insensibles au salazarisme, comme Jacques Delvaux de Fenffe. Il sera Premier conseiller du PrinceRégent Charles, de 1944 à 1950, aux côtés de Jean Van den Bosch, secrétaire général du
Département durant la crise congolaise. Inamovible représentant permanent de la Belgique auprès de l’OTAN (1948-1976), il quittera ce poste, se refusant à participer, lui, né dans
la bonne société gantoise, à un examen de connaissances linguistiques. Il décède en 2001, peu
avant la parution de ses mémoires (ginette kurgan-hentenryk, “André de Staercke”, in Nouvelle Biographie Nationale, t. 9, Bruxelles, 2007, p. 143-146; anDré De Staercke, “Tout cela est
passé comme une ombre”. Mémoires sur la Régence et la Question royale. Textes et documents
93
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
la Belgique à l’OTAN, rencontre, le 28 juillet,
le Secrétaire général de la Présidence, Geoffroy
de Courcel67, qui fut son homologue à l’OTAN
de 1958 à 1959. De Staercke plaide pour que
Tshombé jouisse d’un degré d’autonomie,
malgré sa ferme opposition à toute reconnaissance de la sécession68. À l’instar de
Couve de Murville, Courcel69 relativise l’implication directe des communistes dans la
crise congolaise. L’entretien se clôt par des
mots rassurants de de Staercke, arguant que
la rupture des relations entre Bruxelles et
Léopoldville est ictive70. Cette minoration de
la participation communiste est intéressante,
étant donné que la France en fait un argument d’une non-intervention des Six. Lorsque
Couve de Murville évoque cette intervention,
il ne s’agit donc que de rhétorique.
Or, si la France agite cette intervention,
sans vraiment la souhaiter, à Bruxelles, ce
projet attire l’attention du roi Baudouin71.
Le 30 juillet, Pierre Wigny et le Premier
ministre PSC/CVP, Gaston Eyskens, se
rendent au Château de Laeken. Le Roi
souhaite cette démarche à Six. Cette
piste lui a été suggérée par le ministre de
la Défense nationale, Arthur Gilson. Wigny
demande au Souverain : “Qu’offrons-nous
aux Français dans le Congo ? Sufitil de
leur dire que cette réserve de matières
premières ne peut échapper à l’Europe
(...) ?”72. Le Marché commun ne bénéicie que de deux voix sur onze au
Conseil de sécurité (Paris et Rome). Ipso
facto le Roi estime qu’il faut consulter
le général De Gaulle73. Wigny acquies-
édités par Jean Stengers et Ginette Kurgan Van-Hentenryk, Bruxelles, 2003; raoul DelcorDe,
Les diplomates belges, Wavre, 2010, p. 73). 67. Furnemont à Jaspar, 4.8.1960 (AGR, FMHJ,
n° 732). 68. jean StengerS, “La reconnaissance de jure de l’indépendance du Katanga”, in Les
Cahiers d’Histoire du Temps présent, n° 11 (2003), p. 177, 185-186. 69. Geoffroy Chodron
de Courcel (1912-1992), docteur en droit, licencié ès Lettres, diplômé de l’École Libre en
Sciences Politiques, débute dans la Carrière à Varsovie, en 1937. Chef de Cabinet du général
De Gaulle (1940), puis directeur-adjoint (1943-1944), il est chargé des affaires d’AlsaceLorraine en 1944-1945. Il retourne ensuite au Quai d’Orsay où il s’occupe de la section
des accords bilatéraux à la Direction des Affaires Économiques et Financières (1951) puis
de la Direction de l’Afrique-Levant (1953). Représentant permanent de la France à l’OTAN
(1958-1959), Secrétaire général de la Présidence de la République (1959-1962), il occupe
pendant une décennie (1962-1972) le poste d’ambassadeur à Londres. Secrétaire général du
Quai jusqu’en 1976, Geoffroy de Courcel dirigera après 1984 l’Institut Charles de Gaulle
(Qui est Qui en France. Dictionnaire biographique 1989-1990, Paris, 1989, p. 484; éric
chiaraDia, L’entourage du Général de Gaulle : juin 1958-avril 1969, Paris, 2011, p. 674).
70. Ibidem; de Mérode à Wigny, 29.7.1960 (n° 3666) (CEHEC, FPW, M4). 71. luc De VoS,
eMManuel gérarD, juleS gérarD-liBoiS & philippe raxhon, op.cit., p. 60-62. Une semaine
plus tard, entre le 5 et le 10 août, éclate une crise gouvernementale. Le Roi avait suggéré
à Eyskens de démissionner, pour conier l’exécutif à un cabinet d’affaires, dirigé par Paul
Henri Spaak et Paul Van Zeeland. Il est fort probable que le principal objectif du Souverain
était d’opérer en faveur de lareconnaissance. Il convient de mentionner qu’un point capital
séparait Spaak de Van Zeeland : le premier appelait la sécession de ses vœux, et non le second.
Selon Emmanuel Gérard, le gouvernement belge a plaidé l’aide à la sécession, mais non sa
reconnaissance de iure, sauf exceptions. Toute idée de reconnaissance disparaît selon lui le
9 août, lorsque l’ONUC pénètre au Katanga (Michel DuMoulin, op.cit., p. 588; Vincent DujarDin
& Michel DuMoulin, Paul Van Zeeland 1893-1973, Bruxelles, 1997, p. 243; jean StengerS, “La
reconnaissance..., op.cit., p. 191). 72. De Mérode à Wigny, 29.7.1960 (n° 3666) (CEHEC,
FPW, M4). 73. Ibidem.
Marcel-Henri Jaspar, accompagné ci-dessus par son épouse Betty et son Premier Conseiller
Werner de Mérode. (Photos AGR, Fonds M.-H. Jaspar, n° 2990)
95
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
ce74. Le Roi se sentait investi d’une mission
à l’égard du Congo75. Wigny “cherche un
appui plus ferme, plus décidé, plus courageux du côté de la France. Mais que
veut-on exactement ? Notre objectif est-il
vraiment une guerre coloniale que nous
ferions après l’indépendance ? Ce serait une
position pire que celle des Français en Algérie.
Il faut garder l’esprit libre. Je vais aller à
Paris pour sonder les Français. Si vraiment ils
nous font des propositions intéressantes, nous
aurions tort de négliger cette chance”76.
Le 1er août, Wigny rencontre Couve de
Murville77. Celui-ci se refuse à reconnaître
la sécession, à laquelle il ne croit pas, mais
consent à préserver les intérêts belges78. La
France ira-t-elle plus loin dans son soutien ?
“La réponse décevra les extrémistes” lâche
Wigny79. La principale question, pour la
Belgique, ce sont les concessions que Paris
serait susceptible d’exiger, en cas d’acceptation d’une manœuvre à Six. Il ne semble
pas faire de doute que la France tenterait
d’obtenir plus de confédéralisme, moins
d’intégration, dans le projet européen. Une
perspective à laquelle Wigny, européiste
convaincu, n’accèderait qu’avec amertume80.
Ou comment la question européenne s’invite
dans le dossier colonial81.
En somme, si, de prime abord, la politique
étrangère de la France abonde dans le sens
de la Belgique, plusieurs lézardes se font
jour : scepticisme à l’égard de Tshombé82,
négligence de la question des bases et, in ine,
refus français de condamner la “mollesse”
américaine à l’ONU devant les attaques
adressées aux Belges. Le plus important
pour Paris est le respect du traité d’amitié
belgo-congolais du 29 juin 1960, en vertu
duquel des troupes belges peuvent intervenir
au Congo, et, in petto, éviter tout débordement susceptible d’atteindre l’ex-AEF83. Quant
à la coopération à Six, elle semble évacuée,
ainsi qu’une totale osmose franco-belge.
Wigny notera, avec regret : “l’espérance était
forte”84.
III. Premier reflux français
Un autre exemple de la réticence française
à soutenir ouvertement la sécession se manifeste dans le refus du Quai d’Orsay de
rencontrer une délégation katangaise de
passage à Paris, le 2 août. L’ambassade de
Belgique tente d’organiser une rencontre entre
ceux-ci et des représentants de la CF; en vain.
Une instruction discrète du Quai d’Orsay
avait enjoint lesdits représentants à ne pas s’y
74. CEHEC, FPW, M4, 30.7.1960. 75. Mark Van Den Wijngaert, lieVe BeullenS & Dana
BrantS, België en zijn Koningen. Monarchie en macht, Anvers, 2000, p. 336-337; jean
StengerS, L’action du Roi en Belgique depuis 1831. Pouvoir et inluence, Paris/Louvain-laNeuve, 1992, p. 179, 185-186. 76. CEHEC, FPW, M4, 30.7.1960. 77. PV du Conseil des
Ministres de Belgique, 2.8.1960, p. 126-127. 78. Ibidem. 79. CEHEC, FPW, M4, 1.8.1960.
80. Idem, 30.7.1960. 81. Sur ce genre de questions : étienne DeSchaMpS, “L’Afrique belge et
le projet de Communauté politique européenne (1952-1954)”, in éric reMacle & paScaline
WinanD (dir.), America, Europe, Africa. L’Amérique, l’Europe, l’Afrique 1945-1973, Berne,
2009, p. 307-323. 82. Jaspar à Mme Bollack, 5.8.1960 (AGR, FMHJ, n° 235). 83. Entretien
Wigny-Couve de Murville, 1.8.1960 (DDF, 1960, t. II, p. 189-193). 84. CEHEC, FPW, M4,
1.8.1960; Note sur l’entretien Wigny-Couve de Murville, 1.8.1960 (DDF, 1960, t. II, p. 189193).
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
rendre85. En effet, les rencontrer ne serait-il pas
reconnaître la sécession, et, par conséquent,
pousser Bruxelles à en faire de même ? Ou
donner à l’impression à Hammarskjöld qu’un
rapprochement Bruxelles-Paris souhaite faire
pression sur lui en vue d’accepter un Congo
fédéral ? La manœuvre aurait pu mener à
un affaiblissement de la position française à
l’ONU. Or, celle-ci n’en a pas besoin : les
techniciens français au Congo sont de plus en
plus critiqués86, étant donné qu’ils exercent
leur fonction dans un cadre bilatéral. Paris
souhaite préserver cet aspect bilatéral et
son crédit à New-York, en vue de prochains
débats87.
Bien que globalement opposé à l’ONU,
Paris, en août 1960, opère un léger relux
dans son soutien à la Belgique. À l’approche
d’une éventuelle résolution relative au retrait
des troupes belges du Katanga, Couve de
Murville invite ses homologues britanniques
et américains à la réserve88. De plus, le Quai
d’Orsay ne souhaite pas que la question
de la forme future de l’État congolais fasse
96
l’objet d’un prochain débat à l’ONU.
Donner son blanc-seing à ce genre d’initiative
pourrait créer un précédent préjudiciable
aux prochains débats sur l’Algérie89, à l’heure
ou De Gaulle croit encore en l’intégration90.
Précisons toutefois que la France maintient
son soutien à la Belgique dans un refus de
voter le retrait des troupes belges du Katanga.
Si cette opinion est moins prégnante dans
sa délégation à l’ONU, lors d’une réunion
tripartite Paris-Londres-Washington (8 août),
les Trois s’accordent sur cette question (même
le conseiller d’ambassade américain Cecil B.
Lyon, dont, à plusieurs reprises, le point de
vue diverge sensiblement de Cabot Lodge,
délégué américain à l’ONU, plus défavorable
aux Belges)91.
Ce dernier exemple montre que le contexte
de la consultation tripartite impose une
moins grande pression aux diplomates, au
contraire de l’ONU, où les positions sont
souvent plus manichéennes. Mais aucune
consultation tripartite n’a encore accouché
d’une prise de position commune à l’ONU.
85. De Mérode à Wigny, 3.8.1960 (tél. n° 1190) (AGR, FMHJ, n° 2564); CEHEC, FPW, M4,
4.8.1960. 86. Couve de Murville à Alphand, 6.8.1960 (DDF, 1960, t. II, n° 63). 87. La
volonté de sauver le bilatéral est particulièrement aiguë dans le contexte d’entretiens francoaméricains. Washington estime que toute aide en direction du Congo doit s’effectuer par le
canal de l’ONU. Hervé Alphand estime que cette volonté de supprimer le bilatéral est le
témoignage de la méconnaissance américaine de l’Afrique, mais aussi de la nécessité pour
les démocrates de séduire l’électorat noir, en vue des présidentielles de novembre 1960.
Cet impact de l’électorat noir sur la politique africaine des États-Unis mériterait une étude
approfondie. Le premier directeur des African Affairs, en 1961, ne sera-t-il pas G. M. Williams,
Gouverneur sortant du Michigan, État à forte population noire ? [Alphand à Couve de Murville,
26.8.1960 (DDF, 1960, t. II, n° 85); pierre-Michel DuranD, L’Afrique et les relations francoaméricaines des années soixante. Aux origines de l’obsession américaine, Paris, 2007, p. 7781]. 88. Couve de Murville à Bérard, 7.8.1960 (DDF, 1960, t. II, n° 65). 89. Couve de Murville
à Bérard, 8.8.1960 (Idem, n° 66). 90. Sur ces questions : Maurice VaïSSe (dir.), De Gaulle et
l’Algérie 1943-1969, Paris, 2012. 91. Réunion tripartite, 8.8.1960 (DDF, 1960, t. II, n° 68).
Sur l’activité de Cabot Lodge : richarD. p. SteBBinS (ed.), Documents on American Foreign
Relations. 1960, New-York, 1961, p. 351-394. La volonté de rapprocher les points de vue
français et américain avait été exprimée par l’ambassadeur américain à Bruxelles, William
Burden, à Hervé Alphand (herVé alphanD, op.cit., p. 338).
Le général de Gaulle, saluant d’une manière bien à lui la foule lors d’une visite
à Nantes en septembre 1960. (Archives municipales Ville de Nantes)
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
Dans la conférence de presse qu’il donnera
le 5 septembre 1960, le général De Gaulle
attribuera d’ailleurs à l’échec de la tripartite
l’aggravation de la crise congolaise92. Peu
après, le secrétaire d’État Christian Herter
coniera aux Français que ces tripartites ne
sont d’aucune utilité, en grande partie à cause
de la France qui, à ses yeux, ne propose rien93.
C’est pourquoi les États-Unis vont de plus en
plus arriver à l’ONU sans avoir au préalable
consulté Paris.
Ce relux du soutien français a été perçu par
certains agents belges, comme Marcel-Henri
Jaspar. Le refus de recevoir les délégués
katangais à Paris était régi par le souci de ne pas
mécontenter les pays de la CF94. Désormais,
Paris est un “allié raisonnable” de la Belgique.
Cet état d’esprit est mis en pratique lorsque
Bruxelles demande à la France de préserver
ses intérêts au Congo. La requête est certes
acceptée, mais moyennant une compensation
pécuniaire, un droit de regard français sur le
remplacement des consuls belges au Congo
et, plus interpellant, l’interdiction pour
Bruxelles d’ériger un Consulat général à
Léopoldville95. La France accepte de fournir
ce service, mais elle ne souhaite pas faire
double-emploi avec une représentation belge
oficielle96. Or, la période est trouble quant à
notre présence au Congo : suite à la rupture
des relations diplomatiques, Jean Van den
Bosch a dû rentrer en Belgique, tandis que
la mission de Robert Rothschild au Katanga
98
(MISTEBEL) n’est pas encore active. Jaspar,
irrité de ces exigences hexagonales, s’assure
que le Consul de France à Léopoldville,
Pierre Charpentier, soit toutefois en contact
permanent avec Bruxelles97.
IV. Aider le Katanga ? La question
de l’unité (août-septembre)
Dès la mi-août 1960, la France se tient à
distance de l’ONU et de la Belgique. La crainte
d’une internationalisation systématique des
affaires coloniales est un souci croissant.
Lorsque Patrice Lumumba invite l’ONU à
s’ingérer dans les affaires intérieures des territoires (ex-) colonisés, Paris, en gardant toujours à l’esprit son “fardeau” algérien, afiche
qu’elle émettra son veto à une telle résolution.
Le mandat de l’Organisation ne peut être trop
élargi. La réticence française à l’égard de ce
regain d’ingérence est d’autant plus motivé
que, depuis quelques jours, Paris a directement
pris pied dans l’affaire congolaise, en se chargeant de préserver les intérêts belges98. Ce
souci de prendre du recul est également alimenté par le fait que des bruits ont couru
au sujet d’un éventuel geste de la France en
faveur de la sécession du Katanga, qu’elle
s’est gardée de soutenir jusqu’alors. Couve de
Murville, le 20 août, avertit Bérard : “Vous ne
devez pas non plus donner l’impression que
nous prenons en quelques manières que ce
soit, position en faveur du Katanga”99. Ce ton
92. charleS De gaulle, Mémoires d’espoir. Allocutions et messages, Paris, 1999, p. 691-692.
93. herVé alphanD, op.cit., p. 340. 94. Jaspar à Mme Bollack, 5.8.1960 (AGR, FMHJ, n° 235).
95. Communication téléphonique entre de Mérode et de Lannoy, 5.8.1960 (CEHEC, FPW, M4);
Jaspar à Wigny, 9.8.1960 (tél. n° 1231) (AGR, FMHJ, n° 2565). 96. Jaspar à Wigny, 10.8.1960
(tél. n° 1241) (AGR, FMHJ, n° 2565). 97. Jaspar à Wigny, 9.8.1960 (tél. n° 1231) (Idem).
98. Bérard à Couve de Murville (DDF, 1960, t. II, n° 76). 99. Couve de Murville à Bérard
(Idem, n° 80).
99
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
est pour le moins ambigu. Rappelons qu’en
août, Tshombé fait une première fois appel
au colonel Roger Trinquier100, vétéran de
l’Indochine et de l’Algérie, ain de prendre
en main la gendarmerie katangaise101. Cette
proposition est-elle parvenue au gouvernement français ? L’hypothèse n’est pas improbable, étant donné que Trinquier était l’ancien
supérieur à la Légion étrangère du ministre de
la Défense, Pierre Messmer.
Malgré le rejet afiché par la France de toute
reconnaissance du Katanga, celui-ci se tourne
de plus en plus vers elle. Le conseiller d’ambassade français à Tel-Aviv, Louis Dallier, a
reçu trois visites impromptues (24-28 août
1960) du Président Youlou, craignant une
montée en puissance de Lumumba. Depuis le
15 août, Youlou est oficiellement Président,
ce qui renforce sa position et conirme son
orientation anti-lumumbiste102. Au cas où
Lumumba se rendrait maître de l’ancienne
possession belge, “ce dernier tournera aussitôt
ses regards avides vers la rive septentrionale
du leuve”103. Soutenu selon lui par Moscou
(assertion devant laquelle le Quai d’Orsay a
toujours afiché sa réserve), il n’en est qu’un
bras armé destiné à désintégrer la CF. Mais,
Paris n’accuse pas publiquement Lumumba
de collusion avec Moscou à l’ONU, de peur
que les pays Afro-asiatiques, l’URSS et, par
d’autres voies, Lumumba, ne compromettent
la sauvegarde des intérêts belges. C’est en
tout cas la version de la France oficielle.
Mais les opposants de Paris disposent-ils
d’éléments sur les démarches de Tshombé
en sa direction ? Youlou souhaite mettre
en garde le Quai d’Orsay, avec lequel il
est en lien par le biais de son conseiller et
informateur oficieux de Couve de Murville,
l’avocat Jacques Croquez104. Tshombé vient
de recevoir de Brazzaville une aide de quatre
100. Né en 1908, il rejoindra le Katanga à l’automne 1960 avec le blanc-seing de Pierre
Dabezies, chargé des affaires katangaises au Cabinet Messmer. Le Quai d’Orsay avait émis
de fortes réserves sur ce recrutement. Il fera partie des “Affreux”, mercenaires français ayant
damé le pion aux soldats belges du Katanga, durant plusieurs mois. Après un enchaînement
de différends avec ceux-ci, Trinquier reprendra le chemin de la France. Délaissés par Tshombé
en août 1961, les derniers éléments de ces mercenaires seront déinitivement éradiqués par
l’ONUC, en décembre 1962 (Agir ici-Survie, Dossiers noirs de la politique africaine de la
France n° 9 : France-Zaïre-Congo. Échec aux mercenaires, Paris, 1997, p. 22-23; jean-Bruno
Mukanya & SaMir Saul, op.cit., p. 110; roger Faligot & paScal krop, op.cit., p. 256-257).
101. À la même époque, l’activiste anticommuniste liégeois Pierre Joly propose à Tshombé
de réorganiser la gendarmerie katangaise. Devant la perplexité des conseillers de Tshombé,
ce dernier est expulsé du Katanga le 12 août 1960 (FranciS Balace, “Pierre Joly, le passeur
d’illusions. Faux activiste ou vrai barbouze ?”, in oliVier DarD (dir.), Doctrinaires, vulgarisateurs
et passeurs des droites radicales au XXe siècle (Europe-Amérique), Berne, 2012, p. 72). 102.
Au même moment, diverses sources d’anticommunisme se cristallisent au Congo. Suite à
la fermeture de l’ambassade belge à Léopoldville, le consulat de Brazzaville fera ofice de
pivot, sous la direction du consul Marcel Dupret, en faveur de la révocation de Lumumba
(luc De VoS, eMManuel gérarD, juleS gérarD-liBoiS & philippe raxhon, op.cit., p. 115-118). Le
collaborateur de d’Aspremont Lynden à MISTEBEL est Robert Rothschild. Il s’était rendu au
Quai d’Orsay (in août) ain de s’assurer du soutien de la France au consulat de Brazzaville
[Van den Bosch à Jaspar, 30.9.1960 (AGR, FMHJ, n° 260); roBert rothSchilD, Un Phénix
nommé Europe. Mémoires 1945-1995, Bruxelles, 1997, p. 252 et sv.]. 103. Dallier à Couve
de Murville, 31.8.1960 (AMAEF-LC, DAL, CB-5-1). 104. charleS-anDré giliS, Kasa-Vubu au
cœur du drame congolais, Bruxelles, 1964, p. 143; Vincent genin, op.cit., vol. 1, p. 165, 174,
220; luc De VoS, eMManuel gérarD, juleS gérarD-liBoiS & philippe raxhon, op.cit., p. 122-123.
Pierre Wigny en juillet 1956 lors d’une garden-party organisée en l’honneur du
50e anniversaire de l’ UMHK (Union minière du Haut-Katanga) qui, quelques années
plus tard, jouera un rôle déterminant dans la tentative de sécession du Katanga.
(Photo Cegesoma, n° 122764)
101
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
millions de Francs CFA. C’est insufisant. Il en
faudrait vingt. Par le biais de Youlou, Tshombé
fait donc appel à la France. Louis Dallier ne
sait que répondre. Le collaborateur de Jean
Sauvagnargues, à l’Afrique-Levant, note : “Je
suis d’avis de ne pas nous mêler de cela.
Que fait la Communauté ?”105. Peu après,
la Direction notera que la France n’a pas à
soutenir la sécession, au risque de provoquer
la naissance d’un bastion communiste à
Stanleyville106.
En parallèle, en Belgique, le désir de soutenir
la sécession, de manière oficieuse, est de
plus en plus intense. La désignation d’Harold
d’Aspremont-Lynden à la tête du ministère
des Affaires africaines, le 5 septembre, représentera un élément de poids dans ce virage
pro-katangais107.
Le 13 septembre, une réunion franco-belge
se tient à l’Élysée. On y retrouve Charles De
Gaulle et Maurice Couve de Murville, d’une
part, Gaston Eyskens et Pierre Wigny, d’autre
part108. On s’accorde sur la volonté d’instituer
de régulières consultations bilatérales. Eyskens
plaide pour l’unité congolaise, dans un cadre
fédéral. Cette question est la seule à laquelle
De Gaulle réagit109. Eyskens a-t-il voulu le
sonder quant à son opinion sur le Katanga, en
lui expliquant que la solidarité Paris-Bruxelles
devait se couler dans un soutien total au
Président Kasavubu, qui vient de remplacer
le Premier ministre, Lumumba, par Joseph
Iléo110 ? L’attitude de la France face au Katanga
pose question. En effet, Radio-Liberté, onde
clandestine de Brazzaville, s’était opposée
à Lumumba; des bruits avaient attribué à la
France le pilotage de ces opérations. Il est vrai
qu’au cours du mois d’août, Paris s’était de plus
en plus inquiétée de l’évolution de Lumumba,
tout en se gardant de l’accuser de collusion
avec Moscou, plus par tactique que par
conviction. Une implication éventuelle de la
France dans la disgrâce du leader MNC relue
jusqu’à l’ONU. Le 10 septembre, Lumumba
accuse Paris de soutenir Élisabethville. Ce qui
fera dire à Pierre Charpentier, représentant
français à Léopoldville : “Je crains que nous
ne nous soyons créé un ennemi qui, le cas
échéant, ne nous ménagera pas”111.
En marge du Katanga ou de la sauvegarde des
intérêts belges par la France, une question
qui prend chaque jour de l’importance est la
forme que le Congo adoptera dans l’avenir.
Le Quai d’Orsay n’avait pas souhaité que
cette question soit abordée à l’ONU. La
105. Dallier à Couve de Murville, 31.8.1960 (AMAEF-LC, DAL, CB-5-1). 106. Note DAL,
tripartite, 16.9.1960 (AMAEF-LC, AF 7-2-4). 107. Le subordonné du ministre au Katanga,
Robert Rothschild, estime que cette province doit être “la plateforme de départ de notre future
inluence au Congo et que, si nous détruisons cette plateforme par des mesures trop hâtives de
rapprochement avec Léopoldville, nous risquons de perdre sur les deux tableaux” [Rothschild
à d’Aspremont Lynden, 14.9.1960 (AGR, FHAL, n° 106)]. 108. gaSton eySkenS, De Memoires,
Tielt, 1993, p. 601; Bousquet à Couve, 8.9.1960 (tél. n° 1352) [AMAEF, EUROPE-Belgique,
Presse et Information (1956-1960), n° 104, série 11, sous-série 5, dossier 2]; Bousquet à
Wigny, 13.9.1960 (CEHEC, FPW, C6). 109. Mémorandum, conversation du 13.9.1960 (AGR,
FMHJ, n° 2539). 110. Lumumba est arrêté le 12 septembre. Le 14, le colonel Mobutu s’arroge
les pleins pouvoirs. S’en suit une période particulièrement confuse, où s’opposent partisans
de Mobutu, “modérés” de Kasavubu et lumumbistes (jean-clauDe WillaMe, Patrice Lumumba.
La crise congolaise revisitée, Paris, 1990, p. 438 et sv.). 111. Charpentier à Couve de Murville,
14.9.1960 (DDF, 1960, t. II, pp. 316-317).
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
faveur de Paris pour une formule fédérale
semble partagée par Gaston Eyskens, bien
que, oficiellement, un Congo unitaire reste
la voie défendue. En effet, à Paris, l’unité
est progressivement considérée comme un
“mythe onusien”, dont les principes séduisent
la CF, ne souhaitant pas qu’un éclatement
du Congo soit un précédent amorçant sa
propre désintégration112. C’est également pour
cette raison que Paris défend oficiellement
l’unité, ain de préserver ses relations avec
la CF. Cette crainte de créer un précédent
éventuellement applicable à la CF semble être
le principal argument du Quai d’Orsay pour
ne pas reconnaître le Katanga. Tandis que De
Gaulle, dans une veine classique, n’appelle
pas cette reconnaissance de ses vœux, de
peur que le Katanga ne s’allie à la Rhodésie
du Nord et échappe à la sphère d’inluence
francophone113. Cette défense de l’unité congolaise représente donc, à plus d’un titre, une
nécessité politique.
Une autre nécessité politique pour la France,
qui va s’accentuant depuis la mi-août 1960,
est de ne pas s’isoler à l’ONU dans une
défense trop poussée de la Belgique au Congo.
L’aggravation de la situation politique en septembre (renforcement de la sécession de
Tshombé, sécession d’Albert Kalondji, dans
le Sud-Kasaï, investiture du faible gouverne-
102
ment d’Iléo) pousse Paris à plus de prudence.
Il est décidé qu’aucune démarche occidentale en marge de l’ONU ne doit avoir lieu,
au risque de provoquer de longs débats au
Conseil de sécurité, et de susciter une nouvelle
diatribe soviétique à l’encontre de l’OTAN114.
Tout projet d’intervention à Six ou à Trois
s’avère inenvisageable. Le Congo doit être
soumis à la tutelle de l’ONU exclusivement115.
V. Le facteur algérien (octobredécembre)
Ces nécessités de la politique étrangère de
la France - aucun soutien au Katanga, tutelle
de l’ONU, préservation des intérêts belges
moyennant concessions etc. – contribuent à
conscientiser Bruxelles au sujet d’un attiédissement de son allié français. D’octobre
à décembre 1960, Paris se montrera plus
discret au Conseil de sécurité116. Le Quai
d’Orsay adopte une posture complexe à
l’égard de Lumumba, déchu de son poste :
“Je crois personnellement que la France ne
désire nullement le retour au pouvoir de M.
Lumumba mais qu’en revanche, à la veille
du débat algérien, Paris veut éviter à tout prix
d’être accusé de s’immiscer dans les affaires
intérieures du Congo en prenant parti pour
M. Iléo contre le leader MNC117”, souligne
112. Note DAL, tripartite, 16.9.1960 (AMAEF-LC, AF 7-2-4). 113. En août 1960, l’ambassadeur
américain à Bruxelles, William Burden, avait déjà conié à Hervé Alphand son opinion sur la
peur de perdre le Katanga au bénéice de la Rhodésie. Quant à l’argument du précédent, il est
relayé par le diplomate Claude Lebel (herVé alphanD, op.cit., p. 338). Sur Lebel : jean Baillou
(dir.), Les Affaires Étrangères et le corps diplomatique français, t. II, Paris, 1984, p. 691, 696;
charleS chrétien, Les voies de la diplomatie. Affaires Étranges..., Paris, 2010, p. 75-76. Sur
la Rhodésie : DonalD loWry, “The Impact of Anticommunism on White Rhodesia Political
Culture, ca. 1920-1980”, in Cold War History, 2007/2, p. 169-194). 114. Dejean à Couve de
Murville, 29.9.1960 (DDF, 1960, t. II, n° 147). 115. Note DAL, tripartite, 16.9.1960 (AMAEFLC, AF 7-2-4). 116. jean-Bruno Mukanya & SaMir Saul, op.cit., p. 109. 117. Jaspar à Wigny,
10.10.1960 (tél. n° 1622) (AMAEB, n° 13598).
103
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
Jaspar. À Bruxelles, les agents français évitent
les Belges118. Le ministre PSC/CVP de la
Coordination économique, André Dequae,
s’étonne de cette “fraîcheur” française, après
un début de crise où Paris a montré “tant de
sympathie à l’égard des positions belges”. Il lui
reproche une “attitude réticente”, évitant de
se joindre à la curée contre Lumumba, alors
qu’il a été révoqué et que les Américains ont
renforcé leur critique à son égard. Il suggère
à l’ambassadeur belge à Paris de rencontrer
Couve de Murville ain de redresser cette
situation119. Cette proposition fut sans suite.
La diplomatie française progresse sensiblement sur diverses questions, ou opère des
volte-face. La première de celles-ci concerne
la tutelle exclusive de l’ONU sur le Congo
et la sécurisation de l’Afrique, mise en avant
dans une note américaine du 28 septembre,
à l’ONU. L’impact de cette note a été
ampliié par le renforcement de la position
de Washington, suite à la reconduction de
la politique d’Hammarskjöld, et une rupture
entre l’URSS, totalement isolée, et les pays
afro-asiatiques120. Ephémèrement défendue
par Paris, cette toute puissance de l’ONUC
ne trouve plus de grâce à ses yeux. Ce serait
un “déni” de l’action de la France dans les
ex-AEF et AOF. Toutefois, Paris est toujours
freiné par une épée de Damoclès : la question
algérienne. Il ne peut se permettre d’opposer
son veto à la note américaine, sous peine
d’être assimilé à l’URSS. Le Quai d’Orsay
organise donc, le 31 octobre, une conférence
à Six. Pierre Wigny souligne que la MISTEBEL
n’était pas une entité favorable à la sécession.
Or, il n’en est rien121. Il s’attaque ensuite à
la reconduction du secrétaire général de
l’ONU, auquel il reproche de souhaiter le
rétablissement de Patrice Lumumba. Bruxelles
avait d’ailleurs reproché à Paris de ne pas
adopter une position assez ferme à l’égard
de son éventuel retour. La France n’a jamais
ouvertement accusé Lumumba d’être un
communiste, pour des raisons exposées plus
haut. Il semble que Wigny tente d’inléchir
à nouveau Paris lorsqu’il avance : “Est-il
communiste ? Il est dificile de l’afirmer.
Mais ce qui est sûr, c’est qu’il fait le jeu du
communisme”. Le ministre dissimule mal
sa sympathie à l’égard de Tshombé, de
plus en plus soutenu par Bruxelles depuis
septembre, au contraire de Paris, où s’opère
un mouvement inverse122.
À l’issue de cette réunion des Six, si chacun
s’accorde sur un rejet de la note américaine,
l’intervention de Wigny partage les Cinq : Paris
et Rome, bénéiciant de voix délibératives au
Conseil de sécurité, demandent à Bruxelles
de préciser sa position sur le Katanga. La
politique katangaise de la Belgique reste
une inconnue pour Paris, depuis juillet 1960.
Cette ambigüité est d’ailleurs synthétisée par
la prise de parole de Wigny : tantôt il loue
118. Bousquet à Lucet, 4.11.1960 (CADN, ambBxl, série D, 122/PO/D, n° 81). 119. Dequae à
Jaspar, 14.10.1960 (n° 3379) (AGR, FMHJ, n° 2565). 120. Note DAL, 10.10.1960 (DDF, 1960,
t. II, n° 163). 121. Pierre Wigny se garde de préciser que la MISTEBEL de Rothschild a été relevée
en octobre par le Bureau-Conseil de René Clémens, professeur liégeois et ultra-katangais. Sur
lui : Livre Bleu. Recueil biographique, Bruxelles, 1950, p. 82; nathalie grogna, L’action de
l’Université de Liège au Katanga, mém.lic. en histoire, ULg, Liège, 1986-1987, p. 156-177;
Michel De coSter, Séjours insolites au Congo, Paris, 2009, p. 25 et sv. 122. Conférence des Six,
31.10.1960 (AMAEF-LC, EUROPE-Belgique, 1956-1960, Questions internationales, n° 170).
Le ministre des Affaires étrangères Pierre Wigny installé derrière son bureau, en train
de parcourir un dossier (Photo archives Ministère des Affaires étrangères)
105
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
l’impartialité des Belges, tantôt il souligne
que Tshombé serait un point de départ
au retour de l’ordre. Dans ces conditions, Paris
ne peut s’engager aux côtés de Bruxelles123.
La donne évolue à l’ONU, in 1960. Dag
Hammarskjöld est de plus en plus réservé
à l’égard d’un rétablissement de Lumumba,
thèse qu’il avait défendue durant plusieurs
semaines, et la France gage qu’en contrepartie du renforcement américain, sa position pourrait prochainement prendre du
poids, grâce à l’entrée à l’ONU de plusieurs
pays de la CF. Le changement de cap du
secrétaire général est en grande partie dû
à la naissance d’une rébellion, en novembre 1960, dans la région de Stanleyville,
où le lumumbiste Antoine Gizenga a pris
le pouvoir124. Il n’était plus possible pour
“Monsieur H.” de soutenir Lumumba125.
Le mois de décembre est marqué par la crainte
d’assister à un renforcement de la rébellion de
Gizenga126 et par la prochaine réunion qui
aura lieu en janvier, à Casablanca, où se réuniront
des partisans d’un retour de Lumumba.
Ce rassemblement fait pièce à la confé-
rence de Brazzaville (15-19 décembre),
regroupant les pays africains ouverts à
l’Occident. La diplomatie française ne sousestime pas la menace Gizenga : ne risquet-il pas d’être rejoint par des membres du
Groupe de Casablanca (Maroc, Guinée,
Égypte etc.), dont les contingents actifs
dans l’ONUC seraient susceptibles de
rallier la rébellion ? Pour parer à d’éventuels troubles dans la CF, Paris agit en deux
sens. D’une part, il travaille en faveur
d’un renforcement de l’ANC, nouveau
leitmotiv du Quai d’Orsay127. Cette volonté
poursuit la ligne, suivie depuis septembre
1960, selon laquelle il est indispensable
de donner du poids à Kasavubu, qui,
selon Paris, a été freiné par l’ONUC
dans l’exercice de son pouvoir. Londres
et Washington ne se rallient pas à cette
accusation. Quant à l’attitude de Bruxelles,
elle apparaît maladroite. En maintenant sa
politique ambigüe de soutien souterrain à
Tshombé, tout en ménageant Kasavubu par
une assistance technique “trop voyante”128,
Bruxelles déforce le second par ce manque de
discrétion129, tandis que le soutien oficieux
porté au premier déforce les Belges.
123. La neutralité de la Belgique face à la sécession est d’autant plus controversée que Jaspar
afirme avoir reçu des instructions en faveur du Katanga; cela créera divers incidents [Jaspar à
Wigny, 28.11.1960 (n° 5484) (AGR, FMHJ, n° 2566); Van Offelen à Jaspar, 9.11.1960 (AGR,
FMHJ, n° 2565); Jaspar à Wigny, 1.12.1960 (tél. n° 2040)]. 124. La République libre du
Congo est oficiellement investie du 2 décembre 1960 au 2 août 1961 (iSiDore nDayel è nzieM,
Nouvelle histoire du Congo. Des origines à la République Démocratique, Bruxelles, 2009,
p. 481). 125. Bérard à Couve de Murville, 25.11.1960 (AMAEF-LC, DAL, CB 5-1-4). 126. Sergei
MazoV, “Soviet Aid to the Gizenga Governement in the Former Belgian Congo (1960-1961)
as Relected in Russian Archives”, in Cold War History, 2007/3, p. 425-437. 127. Entretiens
tripartites franco-anglo-américains, 15.12.1960 (DDF, 1960, t. II, n° 274); Couve de Murville
à de Juniac (ambassadeur à Addis-Abéba), 27.12.1960 (Idem, n° 298); Couve de Murville aux
postes de Paris, Londres et Washington, 27.12.1960 (Idem, n° 299). 128. Couve de Murville à
divers représentants français, 29.12.1960 (AMAEF-LC, DAL, CB 5-1). 129. Les relations belgocongolaises sont rompues de juillet 1960 à décembre 1961. Cette assistance fournie par des
techniciens belges s’effectue donc dans le cadre de l’ONU. Pour qu’une assistance technique
et militaire belgo-congolaise, soit envisageable, il faut attendre l’Arrangement belgo-congolais
du 28 juin 1963 (catherine coquery-ViDroVitch, alain ForeSt & herBert WeiSS, Rebellionsrévolution au Zaïre 1963-1965, Paris, 1987, p. 12-13).
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
D’autre part, dans la foulée de la conférence
de Brazzaville, l’organisation d’une meilleure
coopération avec la CF est l’objet de plusieurs réunions, en décembre 1960. Pour la
France, de bons conseils en la matière sont
à glaner chez les Britanniques et leur Special Commonwealth Africa Assistance Plan,
instaurant un système d’assistance technique entre anciens et nouveaux États du
Commonwealth130. Michel Debré évoquera
avec le Président ivoirien Félix HouphouëtBoigny la nécessité d’une Organisation liant
la France et la CF131. La création de l’UAM,
en septembre 1961, posera les premiers
jalons de cette coopération, mâtinée de néoimpérialisme132.
VI. Le poids de la Communauté
française (janvier 1961)
La conférence de Casablanca des 3-7
janvier 1961 n’aboutit pas à un programme
d’action précis en Afrique centrale. Paris est
rassuré133. Les exigences de la conférence,
pour le Congo, manquent de souplesse :
arrestation de Mobutu, expulsion des Européens et rétablissement de Lumumba. La
volonté de renforcer l’ANC reste un objectif
prépondérant pour la France, seule à sou-
106
ligner cet aspect militaire, ain de vider de
son sens la présence de l’ONUC. Kasavubu
doit installer un nouveau gouvernement par
décret. Une table ronde est prévue en février
1961, en vue de ressouder les Congolais et de
clariier la répartition des pouvoirs. Paris n’y
croit pas. Une petite “victoire” occidentale a
été la venue d’une délégation de Kasavubu
à l’ONU. Mais, si son pouvoir est contesté,
Paris risquerait d’être discrédité auprès de
la CF, dont on ne peut prévoir l’attitude lors
d’un éventuel vote de l’ONU sur la question
algérienne134. La Guinée, le Mali ou le Maroc
se sont déjà éloignés de l’orbite française.
Il faut donc éviter d’autres brèches. Le
renforcement de Kasavubu revêt un caractère
d’urgence, dans un contexte où l’URSS remet
en cause la tutelle belge sur le Ruanda-Urundi
et où la Belgique est immobilisée depuis la in
décembre par une grève générale, dont on
craint les retombées politiques135.
Ses rapports avec la CF conditionnent donc
sensiblement la politique étrangère de la
France au Congo ex-belge. Et la Belgique
en est consciente, ce qui représente un
atout. Le 14 janvier 1961, Jean Van den Bosch
souligne l’intérêt pour Bruxelles de tisser de
bonnes relations avec les pays de la CF, ain
de conserver le soutien de Paris. Un geste
130. Note DAL, entretiens franco-anglais, 13-14.12.1960 (AMAEF-LC, Dir. Af. Malg., M51-110-2). 131. Note de Michel Debré, 16.1.1961 (DDF, 1961, t. I, n° 19). 132. On y compte des
territoires francophones comme le Tchad, la République Centrafricaine, le Congo-Brazzaville,
le Dahomey ou le Gabon. Le Quai d’Orsay saisira rapidement l’intérêt à exploiter l’UAM dans
sa politique congolaise, en vue de renforcer Kasavubu (yacouBa zerBo, “La problématique
de l’unité africaine (1958-1963)”, in Guerres mondiales et Conlits contemporains, 2003/4,
p. 121). 133. Note DAL, 10.1.1961 (AMAEF-LC, DAL, d. 5-6, conférence de Casablanca). 134. Millet (adjoint de Bérard) à Couve de Murville, 14.1.1961 (DDF, 1961, t. I, n° 17).
135. Pierre Wigny sera attentif à ce que l’ampleur de la Grève soit minimisée auprès des
autorités françaises [Wigny à Jaspar, tél. s. d., 29.12.1960 (AMAEB, n° 13598)]; catherine lanneau, “Vu de Paris : la France oficielle face à la dimension wallonne des grèves de l’hiver
’60-’61”, in BernarD Francq, luc courtoiS & pierre tilly (dir.), Mémoire de la Grande grève de
107
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
a été effectué en ce sens : les représentations belges à Dakar, Abidjan et Brazzaville sont élevées au rang d’ambassades136. Toutefois,
ce rapprochement stratégique Belgique-CF
ne peut être vraiment eficace s’il ne con
naît pas une résonnance à Paris. C’est
pourquoi un agent belge y sera détaché
ain de resserrer ces liens, en complément
de l’activité déployée par le conseiller aux
affaires africaines de Marcel-Henri Jaspar,
Michel Van Ussel137. Ce dernier entretient
un contact régulier avec Jacques Foccart
et avec les représentants de la CF à Paris.
Mais le manque d’expérience de ces derniers ne contribue pas à développer ces
relations138. Enin, en marge du Quai
d’Orsay et de Foccart, Jaspar collabore
avec Jean Foyer, Secrétaire d’État chargé
des relations avec la CF, et ancien conseiller d’Houphouët-Boigny139.
VII. Les deux politiques de la France.
Un Quai d’Orsay sous tension
(janvier-février)
Malgré ces efforts déployés en vue de consolider un point de vue franco-belge au
Congo, de nouvelles tensions apparaissent. Le
mois de février 1961 représente une charnière
dans la crise congolaise, et dans la politique
étrangère de la France. Plusieurs éléments
sont à relever.
D’abord, une nouvelle administration a pris
le pouvoir aux États-Unis. Les Démocrates
de Kennedy ont gagné les élections. À leurs
yeux, toute forme de néocolonialisme est à
prohiber et la diffusion de la langue anglaise
en Afrique ne serait pas exclue. Paris devra
donc les convaincre de revoir à la baisse
certaines de leurs conceptions, jugées
“naïves”. C’est pourquoi, malgré les échecs
successifs des réunions tripartites des derniers
mois, la France tente une nouvelle fois de
parvenir à une position commune à l’ONU
et à l’OTAN, qui, par ailleurs, demeurera
en marge de la crise congolaise, au regret
de Spaak, son secrétaire général jusqu’en
janvier 1961140. De plus, cette cohésion
pourrait détourner les Américains de leur
tendance à suivre le mouvement des nouveaux pays africains introduits dans l’ONU
(in petto la CF)141. Cette volonté montre à
quel point Paris, qui, certes, tente de protéger
ses relations avec la CF, n’est pas encore
rassuré sur son attitude lors de prochains
votes142.
l’hiver 1960-1961 en Belgique, Bruxelles, 2011, p. 231-241. La diplomatie belge réussira
à canaliser l’attention soutenue de la presse française à l’égard de la “grande grève”
[de Mérode à Wigny, 20.1.1961 (n° 334) (AMAEB, n° 13786)]. 136. Van den Bosch à
Jaspar, 14.1.961 (AGR, FMHJ, n° 260). 137. Ibidem. 138. Projet de réponse de Jaspar à Van den
Bosch, 19.1.1961 (Idem). 139. Jaspar à Wigny, 20.1.1961 (tél. n° 189) (AGR, FMHJ, n° 2566).
140. FPHS, F327, D6172 et D6173; paul-henri Spaak, Combat inachevés, vol. II, Paris, 1969,
p. 218-225. 141. Couve de Murville à Alphand, 19.1.1961 (DDF, 1961, t. I, n° 25). Le Quai
d’Orsay avait été particulièrement alerté en apprenant le retour d’Afrique d’Edward Kennedy,
frère cadet du nouveau Président, aux côtés des sénateurs Frank Church, Frank Moss et Gale
McGee, et de leur volonté de modiier la politique africaine des ÉtatsUnis. 142. Couve de
Murville à Bousquet, 20.1.1961 (DDF, 1961, t. I, n° 30).
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
Par ailleurs ce goût français pour les tripartites
connaît ses limites. Désormais, le Quai
d’Orsay ne juge plus opportun que celles-ci
échappent à sa présidence. Couve de Murville
souhaite que son ambassadeur à Bruxelles,
Raymond Bousquet, ne participe plus aux
réunions auxquelles Wigny le convoquait
depuis juillet 1960, aux côtés de Burden
et Nichols. “Procédure qui peut risquer de
se solidariser de manière excessive avec
certaines initiatives belges”143 souligne-t-on.
Pour l’heure, Paris ne souhaite pas être mêlé
aux Belges dans un projet d’aide inancière
à Léopoldville, en invoquant un prétexte
déjà avancé et peu convaincant : la peur de
susciter une réplique de Nasser en faveur des
lumumbistes144. Pour Paris, le renforcement
de l’ANC et l’installation d’un gouvernement
par Kasavubu pousseront Tshombé à le
reconnaître. L’ordre reviendra et l’ONUC
pourra mettre un terme à son mandat. C’est la
ligne française depuis novembre 1960, et, sous
une autre forme, depuis août. Mais elle est en
partie impraticable : Dag Hammarskjöld et le
Secrétaire d’État Dean Rusk veulent dissoudre
l’ANC, et repartir de zéro145. Ce point reste
donc bloqué.
Ensuite, à partir de janvier 1961, l’attitude
de la France à l’égard du Katanga engage
un virage. Tshombé, après ses demandes
d’aide avortées d’août 1960, signiie au roi
Baudouin qu’à défaut d’une intervention
belge contre l’ONUC, il se tournera vers
108
la France et adhérera à la CF146. Cette
requête n’eut sans doute aucun écho à Paris.
Toutefois, la France réalise que la situation
évolue. Lors d’une réunion des Six, le 31
janvier 1961, Couve de Murville souligne la
dégradation de la situation : immobilisme de
Kasavubu; aucun espoir dans la prochaine
Table ronde; aucun renforcement de l’ANC
en perspective, et extension de la rébellion
dans le Nord-Katanga. À Washington, Hervé
Alphand déplore la résolution votée le 21
février, selon laquelle l’ONUC peut utiliser
la force en vue d’éviter la guerre civile, mais
aussi expulser à son gré les conseillers et les
militaires étrangers du Congo. Paris s’abstient,
en argumentant que les Américains font le
jeu de Moscou : en proposant ce genre de
résolution, l’Occident devrait savoir d’avance
que l’URSS opposera son veto. Or, pour
l’éviter, il fait des concessions à l’Est, dont
on obtient une abstention. Paris ne veut plus
de cette politique du moindre mal. C’est
pourquoi le Quai d’Orsay propose à Dean
Rusk une intervention directe de l’Occident
au Congo, sans passer par l’ONU. Devant
la réticence de son interlocuteur, estimant
que l’échec de l’ONUC doit d’abord être
“dûment avéré” devant l’opinion américaine,
Alphand propose que des plans d’action
soient mis sur pied. L’Américain craint les
indiscrétions et rejette cette perspective147.
La diplomatie française n’a jamais été aussi
tendue à l’égard du Congo, depuis le début
de la crise.
143. Ibidem. 144. Ibidem. 145. Alphand à Couve de Murville, 31.1.1961 (Idem, n° 44).
146. Cité dans luc De VoS, eMManuel gérarD, juleS gérarD-liBoiS & philippe raxhon, op.cit.,
p. 560-561. 147. Alphand à Couve de Murville, 20.2.1961 (DDF, 1961, t. I, n° 83).
Moïse Tschombé, leader du mouvement qui, le 11 juillet 1960, voulait séparer le
Katanga du Congo, est accueilli à sa descente d’avion (au-dessus, photo Cegesoma,
n° 41.953 ). Triomphant et ovationné par la foule, Moïse Tschombé effectue une
Joyeuse entrée en limousine (en-dessous, photo Cegesoma, n° 41.954).
Après son décès en exil près d’Alger, son corps est inhumé à Bruxelles, au cimetière
d’Etterbeek.)
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
Malgré cette tension, et parant aux critiques,
Paris se désolidarise de la récente initiative
du colonel Roger Trinquier, ayant été appelé
par Tshombé ain d’instruire la gendarmerie
katangaise148. Alphand convainc Rusk que
le Gouvernement est parvenu à dissuader
Trinquier de s’engager149. Mais la distance
que Couve de Murville et Alphand souhaitent
établir par rapport à Trinquier n’a qu’un
objectif : couvrir Paris. En effet, Trinquier avait
fait part de son projet au ministre de la Défense
nationale, Pierre Messmer, et à Couve de
Murville, moins séduit par cet acte en faveur
de la sécession150. Par ailleurs, le Quai d’Orsay
avait “couvert” depuis décembre 1960
les activités d’un nommé Delègue, juriste
français, devenu conseiller de Tshombé151.
Pierre Wigny afiche sa désapprobation devant
l’expédition de Trinquier152, à laquelle un
terme sera mis en mars 1961, sous la pression
des Belges153. Il faudra attendre 1963 pour
que Paris fasse oublier son ingérence, même
indirecte, dans la sécession154.
L’arrivée d’une nouvelle administration américaine, les réserves émises par la France à
l’égard de la CF, une prise de distance avec
Bruxelles, à l’ONU, et, surtout, un climat de
tension palpable à l’égard de la situation du
Congo, menant à des interventions oficieuses
110
au Katanga, font de ce début 1961 une
charnière dans la politique étrangère de la
France. La Belgique engagera aussi un virage
décisif, en avril 1961, suite à l’installation du
gouvernement Lefèvre-Spaak. Au contraire de
son prédécesseur, il s’opposera à tout soutien
en faveur de la sécession.
VIII. Préparer l’influence
Mais, pour terminer, il convient de prendre du
recul. L’occasion est offerte par une note de la
Direction Afrique-Levant. Elle date du 18 mai
1961 et dresse un bilan de la crise congolaise.
Son rédacteur, Hubert de Limairac, estime
que la France a été le principal allié de la
Belgique durant la crise. Ce soutien “n’a
été limité parfois que devant les outrances
ou des ambigüités imputables en partie à
l’absence d’unité de direction dont souffrait
particulièrement la politique congolaise de la
Belgique”155. Cette ambiguïté est indéniable.
Toutefois, il est vrai que la France, en janvierfévrier 1961, a également mené une politique
dichotomique : celle qu’elle déclarait ne
correspondait pas à celle qu’elle effectuait.
Concernant la garantie des intérêts belges à
Léopoldville156, dont l’auteur omet de préciser
qu’elle moyennait plusieurs concessions, on
148. Réunion des Six, 31.1.1961 (AMAEF-LC, Europe. Questions internationales, 38-1-1-d. 3).
149. Alphand à Couve de Murville, 20.2.1961 (DDF, 1961, t. I, n° 83). 150. roMain paSteger,
Le visage des affreux. Les mercenaires du Katanga (1960-1964), Bruxelles, Labor, 2005,
p. 101. 151. AN, FJF, FPU, n° 265; Jaspar à Wigny, 17.1.1961 (tél. n° 163) (AGR, FHAL, n° 25);
Note DAL, 6.10.1961 (DDF, 1961, t. II, n° 28). 152. Réunion des Six, 31.1.1961 (AMAEFLC, Europe. Questions internationales, 38-1-1-d. 3). 153. roMain paSteger, Le visage..., op.cit.,
p. 117-121; juleS gérarD-liBoiS, Sécession au Katanga, Bruxelles/Léopoldville, 1963, p. 196197. 154. Note de Jacques Kosciusko-Morizet (ambassadeur français à Léopoldville en 1964),
4-5.1964 (AN, FJF, FPU, n° 2038, C. Adoula). 155. Note DAL, France, Belgique, Congo,
18.5.1961 (AMAEF-LC, CB 5-1-3). 156. Cette garantie a été reconduite en mars 1961, suite
aux négociations Jaspar-Charpentier [Van den Bosch au Département, 24.7.1961 (AMAEB,
n° 13786); Jaspar à Wigny, 24.3.1961 (tél. n° 700) (CEHEC, FPW, M11)].
111
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
précise qu’il a fallu “tempérer la tendance
belge à considérer notre ambassade au Congo
comme chargée de la représentation des
intérêts politiques de Bruxelles”157. La note en
vient au Katanga, soutenu en sous-main par
Bruxelles, dont la politique oficielle, à l’instar
de celle de la France, soutenait Léopoldville.
Cette double politique, “oscillant entre
l’abandon et l’ingérence (...) aboutissait,
en fait, à faire saper l’autorité légitime”158.
En somme, tandis que le Quai d’Orsay,
pendant plus d’un semestre, a fait endosser
la faiblesse de Kasavubu à l’ONU et au refus
anglo-américain de redresser l’ANC, elle est
désormais la responsabilité, certes partagée,
de la Belgique. Enin, dans un esprit pres
que contradictoire avec ce qui précède, il
est précisé que “l’équipée du colonel Trinquier au Katanga a échoué principalement
devant l’opposition des techniciens belges en
place”159.
La “coopération franco-belge” durant la
crise congolaise y apparaît sous un jour
peu idyllique. Mais il ne serait pas pertinent
de résumer celle-ci en une note, lissant
l’attitude de Paris, rédigée a posteriori, avec
ce que cela implique de reconstitution du
passé. Il s’avère enin nécessaire de retenir
que celle-ci est écrite dans un contexte où
la donne change. L’heure n’est plus à la coopération. Les tensions entre techniciens/
mercenaires belges et français ont ouvert
des lézardes depuis le début 1961. L’arrivée
du cabinet Lefèvre-Spaak, le rapprochement opéré en 1961 entre Kasavubu et
l’ONU et, surtout, la reprise des relations
diplomatiques entre Bruxelles et Léopoldville forment un humus favorable à une
évolution de la situation congolaise160.
Désormais, chacun mènera son propre jeu.
À commencer par la France, à l’origine
de la formation de l’UAM, à l’été 1961.
Paris souhaite avoir du répondant face au
Groupe de Casablanca et aux Britanniques.
La défense de l’Occident et de la langue
française est capitale161. Face aux Belges,
la France enfourche son argumentaire
classique du Français “civilisateur”, plus
bénéique à l’indigène que le Belge “bou
tiquier”. Un rapport d’août 1961 synthétise
les nouvelles aspirations de l’Hexagone :
“Depuis l’indépendance, nous avons tiré
parti de notre réserve et de notre discrétion. Mais les temps ont changé… L’évolution peut être rapide. Nous devons être
prêts à nous adapter à une situation nouvelle”162.
IX. Conclusions
À travers les différentes phases de la période
étudiée, il apparaît que la politique étrangère
de la France face à la crise congolaise ne fut
pas monolithique. Si le Quai d’Orsay, le SGC
et l’Élysée se refusent tous à reconnaître le
Katanga, les motifs divergent. Le premier est
en permanence préoccupé par la notion de
“précédent”. Cette reconnaissance ne feraitelle pas des émules dans la CF, à laquelle
Paris montre, par ailleurs, sans le croire,
157. Note DAL, France, Belgique, Congo, 18.5.1961 (AMAEF-LC, CB 5-1-3). 158. Ibidem.
159. Ibidem. 160. Il avait été brièvement question d’une reprise de ces relations lors des
entretiens parisiens Rothschild-Bomboko des 10 et 11 janvier 1961 (luc De VoS, eMManuel
gérarD, juleS gérarD-liBoiS & philippe raxhon, op.cit., p. 277-279; 282-283). 161. Charpentier
à Couve de Murville, 7.8.1961 (DDF, 1961, t. II, n° 60). 162. Ibidem.
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
que l’unité doit gouverner le Congo ? Cette
nécessité d’éviter un précédent malheureux
se fait soit par un canal direct (prôner l’unité)
soit indirect (refuser la sécession). Les deux
autres institutions, rarement en contradiction,
estiment, dans un état d’esprit inspiré par le
souci de l’inluence, que la reconnaissance
livrerait la province à la sphere of inluence
de la Rhodésie.
La politique de la France est conditionnée
en permanence par les paramètres que
sont l’Algérie et la CF. La ligne politique,
constante de juillet 1960 à février 1961,
favorisant un stationnement des troupes
belges (juillet-septembre), un renforcement
de Kasavubu (octobre-novembre) et un
redressement de l’ANC (décembre-janvier)
est principalement motivée par la volonté
de maintenir l’ordre au Congo, ain que
l’anarchie ne se propage pas vers l’exAEF. Le crédit de la France en CF et, par
extension, la idélité de celleci lors de ses
premiers votes à l’ONU, sur l’Algérie, en
sont l’enjeu. La question algérienne a, pour
sa part, surtout contribué à freiner l’élan
belgophile de la France à l’ONU, dès août
1960 : Paris ne dramatise pas le lien LumumbaURSS, semble tout faire pour qu’une
démarche à Six (moyennant d’éventuelles
concessions sur le confédéralisme) ou
à Trois n’aboutisse pas en vue d’arriver
en force à New-York. Et, brièvement, en
septembre 1960, elle prend position en faveur
d’une exclusivité de l’ONU au Congo, dans
un contexte où l’URSS est isolée : la suivre
dans la politique du veto serait être assimilé
à elle.
112
Quant aux rares rencontres bilatérales
Bruxelles-Paris, aucune ne fut concluante.
Si Paris a refreiné son empathie à l’égard de
la Belgique dès août 1960 (payement de la
sauvegarde des intérêts belges, interdiction
d’ériger un Consulat belge à Léopoldville),
dès septembre, la politique pro-katangaise
du gouvernement belge, frappé d’ambigüité
sur ce dossier jusqu’en avril 1961, achève
de dissuader le Quai d’Orsay de soutenir la
Belgique sans mélange. D’ailleurs l’image du
Belge “boutiquier”, opposée à celle du Français “civilisateur”, souvent évoquée avant juin
1960, refait surface dès le printemps 1961.
À plus d’un égard, la donne change en
février 1961. La politique étrangère de la
France semble déséquilibrée. La rébellion de
Gizenga enle, l’attitude de la CF à l’ONU,
dont Paris s’est distancée, reste incertaine,
celle de Washington aussi; Fulbert Youlou,
jadis relais de Jacques Foccart, s’entoure de
lumumbistes tandis que les États-Unis rejettent
une intervention hors ONUC, au risque de
condamner la nouvelle administration à
rendre des comptes à son opinion publique.
Cette tension poussera la France oficielle à
soutenir au Katanga la France oficieuse, celle
du colonel Trinquier.
Après des mois de négociations (juillet
1960-janvier 1961) et quelques semaines
d’intense pression (février-mars 1961), la
France peut désormais envisager une troisième phase, longue à mûrir, et dont les
contours ne s’esquisseront qu’en 1963 au
Congo ex-belge, une fois délestée de la
question algérienne, celle de l’inluence.
113
La politique étrangère de la France face à la crise congolaise
VINCENT GENIN (°1989). Titulaire d’une maîtrise en histoire de l’Université de Liège, les recherches qu’il a
menées dans le cadre de son mémoire ont été consacrées à l’Ambassade de Belgique à Paris à l’époque de MarcelHenri Jaspar (1959-1966). Depuis octobre 2012, il poursuit une thèse de doctorat à l’Université de Liège portant
sur “Marcel-Henri Jaspar (1901-1982). Expressions et limites d’une singularité au sein de la politique et de la
diplomatie belges”.
Abréviations
AEF
AGR
AMAEB
AMAEFLC
AN
ANC
AOF
CADN
CEHEC
CERE
CF
DAL
DDF
FHAL
FJF
FMHJ
FPR
FPHS
FPW
MNC
ONU
ONUC
OTAN
SDECE
SGC
UAM
UEO
Afrique-Équatoriale Française
Archives Générales du Royaume
Archives du Ministère des Affaires étrangères de Belgique
Archives du Ministère des Affaires étrangères de France-La Courneuve
Archives nationales, Paris
Armée Nationale Congolaise
Afrique-Occidentale Française
Centre des Archives diplomatiques de Nantes
Centre d’Étude d’Histoire de l’Europe contemporaine, Louvain-la-Neuve
Centre d’Études pour la Réforme de l’État
Communauté française
Direction Afrique-Levant
Documents diplomatiques français, Paris, 1960 et 1961 (1995-1997)
Fonds Harold d’Aspremont Lynden
Fonds Jacques Foccart
Fonds Marcel-Henri Jaspar
Fonds Privé du FJF
Fondation Paul-Henri Spaak
Fonds Pierre Wigny
Mouvement national congolais
Organisation des Nations Unies
Opération des Nations Unies au Congo
Organisation du Traité Atlantique-Nord
Service de Documentation et de Contre-espionnage
Secrétariat général de la Communauté
Union africaine et malgache
Union de l’Europe Occidentale