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Emmanuel Macron et Paul Kagame, à Kigali le 27 mai 2021. © Ludovic MARIN/AFP
Le 27 mai 2021, le président français arrive dans la capitale rwandaise, soucieux d’apaiser enfin la relation délétère entre Paris et Kigali. Ce dossier empoisonné, il l’a hérité des années Mitterrand et, longtemps, celui-ci a été alimenté par la controverse autour du rôle de la France dans le génocide contre les Tutsi.
« Ijoro ribara uwariraye. » Le 27 mai 2021, c’est par cette maxime que commence le discours prononcé par Emmanuel Macron après son arrivée à Kigali. Au mémorial de Gisozi, dédié aux victimes du génocide commis en cent jours contre un million de civils tutsi exterminés à raison de leur naissance, le président français a choisi d’emprunter au kinyarwanda la première phrase de son discours, traduite pour l’occasion : « Seul celui qui a traversé la nuit peut la raconter. »
Qu’elle fut laborieuse, l’écriture de cette allocution sensible prononcée dans ce sanctuaire où reposent plusieurs milliers de dépouilles anonymes des victimes du génocide perpétré contre les Tutsi d’avril à juillet 1994. « Durant une partie de la nuit, il a retravaillé son texte avec ses conseillers », témoigne un protagoniste présent dans l’avion présidentiel qui reliait Paris à Kigali.
Le général et l’adolescente
Outre les officiels et chefs d’entreprise conviés dans la délégation française, deux personnes que tout semblait opposer, assises à quelques rangées d’écart, illustrent le renversement de situation qui est alors en train d’accoucher d’une relation renouvelée entre Paris et Kigali. D’un côté, le général français Jean Varret, 87 ans. Il a depuis longtemps pris sa retraite et, malgré les quatre étoiles accrochées à son uniforme, il ressasse depuis 1993 l’amertume suscitée par son dernier terrain d’opération. De 1990 à 1993, à Paris, il fut le chef de la Mission militaire de coopération, à une époque où la situation au Rwanda – une rébellion armée cherchant à prendre le contrôle d’un pays ami de la France – figurait au sommet des préoccupations de l’Élysée.
Contrairement à d’autres officiers servant sous le drapeau tricolore, aveuglés par une guerre qui ne disait pas son nom au cœur de l’Afrique des Grands lacs, lui avait vu poindre l’ombre du génocide dans les desseins du régime du président Juvénal Habyarimana et s’en était ému. Ses tentatives visant à alerter l’état-major des armées, à Paris, s’étaient pourtant avérées vaines. Au point qu’il avait préféré quitter « la Grande Muette » avant le terme de sa carrière.
« EN ARRIVANT EN FRANCE, J’AI DÉCOUVERT QUE LE MONDE SAVAIT MAIS N’AVAIT RIEN FAIT POUR NOUS »
À quelques mètres de lui, Annick Kayitesi-Jozan. Le 7 avril 1994, alors que le génocide débute, elle n’est encore qu’une adolescente qui s’apprête à célébrer son anniversaire le 28 mai suivant. « J’ai fêté mes 15 ans toute seule, après la mort de ma mère, de mon petit frère et d’autres membres de ma famille, relate-t-elle à JA. En 2017, j’avais publié une tribune dans le quotidien français Libération sous la forme d’une lettre ouverte à Emmanuel Macron, qui avait commémoré cent jours plus tôt le massacre d’Oradour-sur-Glane. Et je lui avais envoyé, à l’Élysée, le texte de cette lettre ainsi que le livre que je venais de publier : Même Dieu ne veut pas s’en mêler [Le Seuil]. »
Aucune réaction présidentielle pendant quatre ans. Jusqu’au jour où, en mai 2021, Annick – qui réside en Ouzbékistan depuis 2015 mais séjournait alors en Bretagne – reçoit, vers minuit, un courriel de l’Élysée l’informant que le président Macron souhaite l’associer à son déplacement à Kigali. « J’étais à la fois heureuse que ce voyage ait lieu et honorée d’y être conviée. Car depuis que j’ai fait la rencontre de Raphaël Glucksmann, de David Hazan et de Pierre Mezerette à l’occasion de leur film Tuez-les tous !, portant sur le rôle de la France au Rwanda, c’est un peu toujours la même chose que l’on répète », confie-t-elle.
Au sortir du mémorial de Gisozi, le général à la retraite et la jeune écrivaine, seule représentante de la communauté rwandaise de France dans la délégation présidentielle, se retrouveront côte à côte dans le même véhicule. Là, ils communieront en économisant leurs mots, sachant bien, l’un et l’autre, le poids qui pèse sur les souvenirs douloureux qui les réunissent : « Nous sommes restés plutôt silencieux et dans l’observation », résume Annick Kayitesi-Jozan.
Au petit matin, une heure avant l’atterrissage, le président la fait appeler et lui pose, à brûle-pourpoint, cette question : « Qu’attendez-vous de moi ? ». « Je lui ai répondu qu’à l’époque du génocide, ce qui nous maintenait en vie, c’était de nous dire que le monde allait savoir et donc se porter à notre secours. Mais en arrivant en France, après avoir réussi à quitter le Rwanda, via le Burundi, j’ai découvert que le monde savait mais n’avait rien fait pour nous », témoigne la rescapée, dont la courte intervention devant Emmanuel Macron a fini noyée dans les larmes.
Le symbole Louise Mushikiwabo
Le tête-à-tête improbable entre Annick Kayitesi-Jozan et le général Jean Varret est le fruit de l’impulsion diplomatique donnée à la relation franco-rwandaise par Emmanuel Macron depuis son élection, en mai 2017. À l’ouverture initiée par Nicolas Sarkozy entre 2007 et 2012 – une brève visite officielle du président français à Kigali, en février 2010, puis un déplacement « de travail » de Paul Kagame à Paris, en septembre 2011 – avait en effet succédé une longue période de glaciation diplomatique pendant le mandat de François Hollande, donnant l’impression que tout était à refaire.
Outre quelques visites informelles de Paul Kagame à Paris, comme lors du salon VivaTech, en mai 2019, Emmanuel Macron avait posé un acte symbolique, vu comme un sacrilège par les détracteurs du régime rwandais : c’est lui, en effet, qui avait initié – puis soutenu avec succès – la désignation de l’ancienne ministre rwandaise des Affaires étrangères et de la Coopération, Louise Mushikiwabo, à la tête de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Un casting audacieux, tant les détracteurs hexagonaux de Kigali ne manquent jamais de rappeler la place importante prise par l’anglais dans ce pays autrefois qualifié de francophone – et qui avait, en outre, rallié le Commonwealth en 2009.
Rapports croisés
Quelques mois plus tard, une nouvelle étape symbolique est franchie par le chef de l’État français. « C’est en février 2019 que j’ai été approché par Franck Paris, le conseiller Afrique du président Macron, à la demande de ce dernier, relate l’historien Vincent Duclert, qui a présidé la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi. Le constat que nous avons fait, c’est qu’il était nécessaire de progresser sur la dimension historique du rôle de la France au Rwanda, avant comme pendant le génocide. »
Agrégé d’histoire et inspecteur général de l’Éducation nationale, cet enseignant-chercheur, qui préside depuis 2017 le Centre d’étude sociologique et politique Raymond-Aron (Cespra), est avant tout un spécialiste de l’affaire Dreyfus. Mais il a aussi présidé, dès 2016, une mission d’étude sur la recherche et l’enseignement des génocides et crimes de masse, laquelle a rendu son rapport en 2018.
« ON S’INQUIÉTAIT À L’ÉLYSÉE. LE RAPPORT RWANDAIS IRAIT-IL À CONTRE-SENS DE CELUI RENDU PAR LA COMMISSION DUCLERT ? »
Selon Vincent Duclert, qui avait personnellement arpenté, à la marge, le sol instable de la relation franco-rwandaise, appréhender la dimension historique de ce dossier devait venir combler l’espace laissé vacant par Nicolas Sarkozy, qui, malgré le rapprochement symbolique opéré avec le Rwanda pendant son quinquennat, ne s’était pas aventuré sur le terrain de l’Histoire. « Pour restaurer la confiance entre nos deux États, la décision a donc été prise de suspendre le temps politique au temps scientifique », ajoute l’historien.
Deux années seront nécessaires pour que la quinzaine de membres de la Commission (deux d’entre eux n’iront pas au terme de son mandat), après l’épluchage minutieux de plusieurs milliers de documents issus des archives françaises, rendent leur volumineux rapport, le 26 mars 2021. Quelques jours plus tard, le Rwanda complétera le tableau avec un rapport parallèle sur le même sujet, confié par Kigali à un cabinet d’avocats new-yorkais : le rapport Muse.
À la veille de ce tir croisé, on s’inquiétait à l’Élysée, indique une source qui préfère garder l’anonymat. Que contiendrait le rapport rwandais ? Irait-il à contre-sens de celui rendu par la Commission Duclert ? L’histoire de la relation franco-rwandaise déboucherait-elle, une nouvelle fois, sur deux visions antagonistes ?
« Pas complice »
La réponse tant attendue intervient le 19 avril 2021, dans la bouche du ministre rwandais des Affaires étrangères, Vincent Biruta. Interviewé par Le Monde à l’occasion de la sortie du rapport Muse, celui-ci annonce clairement que Kigali est sur une position visant à l’apaisement. La France officielle s’est-elle rendue complice du génocide de 1994 ? « Je pense que la France n’a pas participé à la planification du génocide et que les Français n’ont pas participé aux tueries et aux exactions. La France, en tant qu’État, n’a pas fait cela. Si la complicité se définit par ce que je viens de dire, alors l’État français n’est pas complice », répond le ministre, assurant au passage que « le gouvernement rwandais ne portera pas cette question devant une cour [de justice] ».
Une déclaration aux antipodes des assertions contenues dans le rapport de la commission Mucyo, en 2008, lequel accusait Paris d’avoir « participé aux principales initiatives de préparation du génocide [et] à la mise à exécution du génocide ». Le gouvernement rwandais assume ainsi sa volonté d’éteindre l’incendie diplomatique qui se propageait depuis 2004, en raison de l’instruction du juge Bruguière épinglant Paul Kagame et plusieurs de ses proches dans l’attentat commis contre l’avion de Juvénal Habyarimana.
« Les équipes concernées – Franck Paris, côté français ; Vincent Biruta, côté rwandais – se sont montrées très efficaces pour sceller un acte de paix et de réconciliation », commente Vincent Duclert. D’après le chercheur, le discours tenu par Emmanuel Macron à Kigali a d’ailleurs concrétisé cette volonté de franchir, sans s’échouer, le Cap Horn de la déchirure franco-rwandaise.
« UN VIRAGE TRÈS CLAIR A EFFECTIVEMENT ÉTÉ ENGAGÉ DU CÔTÉ DE L’ÉLYSÉE AU COURS DES DERNIÈRES ANNÉES »
Selon Étienne Nsanzimana, le président de l’association de rescapés du génocide Ibuka-France depuis février 2020, « un virage très clair a effectivement été engagé du côté de l’Élysée au cours des trois dernières années ». Le 5 avril 2019, à la veille de la commémoration du génocide, une délégation de l’association avait ainsi été reçue par le président Macron. Et en avril 2021, les ministres Jean-Yves Le Drian et Jean-Michel Blanquer avaient représenté la République française au Parc de Choisy puis au Mémorial de la Shoah, à Paris, à l’occasion des cérémonies marquant la 27e commémoration du génocide perpétré contre les Tutsi.
Les deux requêtes de Kagame
« Il n’y a pas eu de position unanime au sein d’Ibuka-France quant au rapport Duclert », résume Étienne Nsanzimana, tout en relevant que « ce travail est très riche et que ses conclusions sont très fortes ». L’association a donc eu du mal à adopter une réaction commune au moment de commenter publiquement le travail des chercheurs, même si Ibuka-Rwanda a accueilli Vincent Duclert lors de son séjour au « pays des mille collines », au début d’avril 2021.
L’historien était alors venu remettre en main propre le rapport de sa commission au président Paul Kagame, après avoir obtenu l’aval de ses collègues. « J’y suis allé en tant que chercheur. Il s’agissait d’une démarche scientifique et non diplomatique », résume Vincent Duclert.
« LE PRÉSIDENT RWANDAIS VEUT CONNAÎTRE L’IDENTITÉ ET LES MOTIVATIONS DE CEUX AYANT ORCHESTRÉ SON ARRESTATION À PARIS, EN 1991 »
Au village Urugwiro, le siège de la présidence rwandaise, Paul Kagame écoute l’historien résumer les grandes lignes du rapport avant de prendre la parole. Il explique alors comment le Front patriotique rwandais (FPR) puis le régime arrivé au pouvoir en juillet 1994 ont œuvré face au génocide, d’abord par la lutte armée puis à travers un travail titanesque visant à rendre la justice. Le président adresse ensuite à son hôte deux requêtes personnelles. La première porte sur l’identité et les motivations de celui ou ceux ayant orchestré son arrestation lors d’un passage à Paris, en septembre 1991, à l’invitation des autorités françaises de l’époque. Arrêté au petit matin, dans sa chambre de l’hôtel Hilton, avenue de Suffren, tel un gangster en cavale, Paul Kagame avait ensuite effectué 24 heures de garde à vue avant d’être relâché.
L’autre demande adressée à Vincent Duclert concerne une vieille amitié, forgée au Kansas au début des années 1990 avec un officier français venu, comme lui, y suivre une formation dans un complexe de l’US Army. Paul Kagame – qui officiait encore dans l’état-major de l’armée ougandaise – et le Français Éric de Stabenrath avaient alors sympathisé. Jusqu’à ce matin d’octobre 1990 où l’exilé rwandais s’était volatilisé, au lendemain de la première offensive du FPR, afin de rejoindre la rébellion dont le commandant en chef, Fred Rwigema, venait de trouver la mort au deuxième jour des combats.
Vincent Duclert exaucera le souhait du président de retrouver son ancien camarade, allant même plus loin. Avec l’aval du conseiller Afrique d’Emmanuel Macron, qui l’incitera à gérer par lui-même cette invitation, Vincent Duclert réunira à l’hôtel Péninsula, à Paris, où Paul Kagame séjournait en mai 2021 à l’occasion d’un sommet sur le Soudan et d’un autre consacré aux économies africaines, un aréopage d’officiers et diplomates français ayant servi au Rwanda entre 1990 et 1993, alors que le pays dérivait vers le génocide. Une rencontre informelle et inédite, relatée par Jeune Afrique, qui augurait que le voyage officiel d’Emmanuel Macron à Kigali, dix jours plus tard, serait placé sous des auspices favorables.
« Ndibuka ! »
À cette occasion, le président français savait qu’il serait attendu au tournant : formulerait-il ou non des excuses au nom de la France lors de son discours à Gisozi ? Le 27 mai 2021, alors que l’avion présidentiel amorce sa descente sur Kigali, Annick Kayitesi-Jozan confie au chef de l’État : « Je ne sais pas si vous présenterez ou non des excuses mais, en tant que rescapée, je sais que ce qui nous a été pris ne saurait nous être rendu. L’important, c’est de perpétuer la mémoire du génocide. »
« IL N’Y A PAS EU D’EXCUSES NI DE VÉRITABLE PAROLE DE REPENTANCE MAIS EMMANUEL MACRON A SU TROUVER UN TON JUSTE »
« Il n’y a pas eu d’excuses ni de véritable parole de repentance quant au rôle de l’armée française au Rwanda mais Emmanuel Macron a tout de même su trouver un ton juste, qui a touché de nombreux Rwandais », témoigne Étienne Nsanzimana.
Quant au général Jean Varret, lors d’un déjeuner où il côtoyait le directeur Afrique du Quai d’Orsay, le chef d’état-major particulier d’Emmanuel Macron et le ministre rwandais de la Défense, il fut convié, d’un geste, par Paul Kagame à le rejoindre. « Je lui ai dit combien j’étais impressionné par l’évolution du pays, témoigne l’officier. Le président Macron m’a alors interrompu pour me demander comment j’avais trouvé son discours à Gisozi. Je lui ai répondu : “Monsieur le président, vous n’avez pas prononcé le mot excuses et je vous en remercie. Des militaires l’auraient très mal vécu. Des officiers de 2e section [qui ont quitté le service actif sans être pour autant retraités] y trouveront sûrement des choses à redire, mais cela n’a aucune importance !” ».
Au nombre des phrases d’Emmanuel Macron qui auront fait mouche lors de ce voyage sensible, selon Annick Kayitesi-Jozan, celle-ci fut particulièrement marquante : « Un génocide ne s’efface pas. Il est indélébile. Il n’a jamais de fin. On ne vit pas après le génocide, on vit avec, comme on le peut. »
Quelques heures plus tôt, dans l’avion qui les emmenait vers Kigali, sa conseillère improvisée – qui avait quitté le Rwanda le 3 juillet 1994, entassée dans un bus au milieu d’autres enfants et adolescents, aux derniers jours du génocide –, avait soufflé à Emmanuel Macron, à sa demande, quelques mots en kinyarwanda afin de peaufiner son intervention. Suivant son conseil, le président français avait alors substitué à la rituelle devise des rescapés – « Ibuka ! » (« Souviens-toi ! ») –, dans le texte de son intervention, une formule à la première personne qui allait scander son discours : « Ndibuka ». « Je me souviens. »