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Mort de Robert Boulin, naufrage du Bugaled Breizh, affaire Bernard Borrel, disparition de Mehdi Ben Barka, assassinats de Ghislaine Dupont et Claude Verlon, de RFI… Ces noms sont forcément connus. Autant de noms, autant d’affaires non élucidées qui butent sur l’obstacle du secret-défense, souvent opposé aux juges enquêteurs.
Notre Collectif « Secret défense-Un enjeu démocratique » regroupe dix-huit dossiers dont certaines pièces, considérées comme sensibles, demeurent inaccessibles. Pourquoi ? Parce que les institutions et les administrations françaises, au nom de la protection légitime des intérêts fondamentaux de l’Etat, opèrent des classifications massives et abusives.
Avis consultatif
Souvent, un juge n’obtiendra, en réponse à ses demandes, que des documents anodins, les autres étant soit caviardés – ainsi, sur un rapport de dix pages, une seule sera lisible ! – soit retenus sans explication.
Il va de soi que les intérêts vitaux de la nation doivent être protégés en maintenant secrètes certaines informations, mais il nous est insupportable que l’usage extensif et dévoyé du secret-défense bloque les enquêtes judiciaires et fasse de la victime un adversaire à combattre, voire à abattre.
Dans la procédure actuelle, les archives visées sont transmises à la Commission du secret de la défense nationale (CSDN) composée de cinq membres (trois choisis par le président de la République sur une liste de six membres du Conseil d’Etat, de la Cour de cassation ou de la Cour des comptes, et deux parlementaires respectivement désignés par le président de l’Assemblée nationale et celui du Sénat).
Or, l’avis de cette commission n’est que consultatif. Seule l’administration ayant classé initialement l’information décide, de manière discrétionnaire, de sa déclassification sans devoir motiver sa décision ni être l’objet d’un véritable contrôle juridictionnel. Le pouvoir politique, via ses administrations, est donc juge et partie.
Déni de justice
Le dévoiement actuel du secret-défense entretient de profondes injustices dans toutes les familles concernées : tant celles de personnalités politiques tels Robert Boulin, Thomas Sankara ou Mehdi Ben Barka, de fonctionnaires au service de l’Etat comme le magistrat Bernard Borrel à Djibouti, que celles de professionnels de l’information tels Ghislaine Dupont et Claude Verlon au Mali.
Ce terrible déni de justice frappe aussi les proches des citoyens soudain foudroyés par le hasard tels les passagers du vol Ajaccio-Nice en 1968, les habitants de la « Maison des têtes » à Toulon en 1989, les marins du Bugaled Breizh et d’autres encore. Or aucune des dix-huit affaires regroupées dans notre collectif ne met en danger l’intérêt vital de la nation. Le sentiment d’injustice n’en est que plus vif.
Au fil du temps, on a pourtant noté quelques avancées quand en 2018 le président de la République a reconnu la mise en place, en Algérie coloniale, d’un système légal permettant les arrestations arbitraires, la torture, les exécutions sommaires, dont le mathématicien et communiste algérien Maurice Audin a été victime parmi des milliers en 1957 à Alger, puis, en 2019, quand, dans l’affaire du génocide des Tutsis commis au Rwanda en 1994, une partie des archives a été ouverte aux travaux de la commission d’historiens présidée par Vincent Duclert.
Ces progrès, tous dus à une volonté politique, devraient pouvoir en susciter d’autres même si l’on déplore que chaque ouverture soit pondérée par une fermeture. Ainsi, la loi du 30 juillet 2021 relative à la prévention d’actes terroristes et au renseignement a bien aboli une instruction interministérielle (IGI1300) entravant l’accès aux archives sensibles, mais a créé, simultanément, de nouvelles catégories d’archives incommunicables de manière illimitée, notamment sur les essais nucléaires menés en Polynésie française dans les années 1960.
Dérives et turpitudes
Nos interrogations sont multiples : à quand une équité entre protection de l’Etat et celle du citoyen ? Qui peut avoir accès à ces archives sachant que le champ des historiens, agréés par le pouvoir, de surcroît, n’est pas celui des chercheurs et encore moins celui des juges ?
Ces questions s’adressent directement aux candidats et candidates à l’élection présidentielle : quelles solutions envisagent-ils pour mettre fin au dévoiement du secret-défense ? Quelle réforme, telle que l’institution d’une autorité administrative indépendante dotée d’un pouvoir de décision, et non plus seulement consultatif, pour statuer sur les demandes de déclassification ou la mise en place d’un véritable contrôle juridictionnel des refus opposés aux demandeurs ?
Il est de leur responsabilité d’empêcher que la raison d’Etat et son alibi, le secret-défense, ne soient abusivement invoqués pour cacher des dérives, des turpitudes voire des crimes d’Etat.
Comparé à celui d’autres Etats de droit tels la Suède, le Royaume-Uni, l’Allemagne, les Etats-Unis, le secret-défense tel qu’il fonctionne en France est indigne de notre démocratie. Il s’agit de passer du culte de l’Etat fort qui a tous les droits à une culture de l’Etat juste qui garantit et assure les droits de tous les citoyens.
Liste des signataires : Pierre Audin, président de l’Association Josette et Maurice Audin ; Bachir Ben Barka, président de l’Institut Mehdi-Ben-Barka-Mémoire vivante ; Fabienne Boulin, présidente de l’Association Robert-Boulin-Pour la vérité ; Sylvie Braibant, présidente du Comité Henri-Curiel ; Jeannine Cilia, présidente de l’Association des familles de victimes et rescapés de la Maison des têtes de Toulon ; Danièle Gonod, présidente de l’association Les Amis de Ghislaine Dupont et Claude Verlon ; Bruno Jaffré, président de l’association Justice pour Sankara ; Dominique Launay, présidente de l’association SOS-Bugaled-Breizh ; André Lucas, président du comité de soutien à Elisabeth Borrel ; Pauline Tétillon, présidente de l’association Survie.
Ces associations sont membres du collectif Secret défense : un enjeu démocratique. http://collectifsecretdefense.fr/