Fiche du document numéro 29474

Num
29474
Date
Lundi 31 janvier 2022
Amj
Auteur
Fichier
Taille
101473
Pages
11
Urlorg
Titre
Avec Bernard Lugan, retour vers le futur pour l’armée française
Sous titre
Peu connu du grand public, l’historien Bernard Lugan est considéré comme un imposteur par ses pairs, mais comme une référence par nombre d’officiers français. Les premiers dénoncent sa vision racialiste et souvent simpliste du continent, et lui reprochent de penser comme un homme du XIXe siècle. Les seconds, qui le lisent et l’écoutent avec délectation (et même, pour certains, religieusement), estiment qu’il est le seul à dire la « vérité », notamment sur le Sahel.
Nom cité
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Source
Type
Page web
Langue
FR
Citation
Bernard Lugan, évoquant l’un de ses récents ouvrages, Le Banquet des Soudards, pour la chaîne de la revue d’extrême droite Éléments. Capture d’écran / Chaîne You Tube de la revue Éléments

Depuis quelques années, Bernard Lugan s’est pris de passion pour le Sahel. Celui qui s’est auto-proclamé, au cours de sa longue carrière, spécialiste de l’Afrique du Sud, puis du Rwanda, puis du Maroc, puis de l’Égypte, puis du reste de l’Afrique du Nord, se présente aujourd’hui comme un fin connaisseur de cette bande aride qui traverse le continent d’est en ouest. Il a écrit un livre sur le sujet (Les guerres du Sahel, des origines à nos jours, L’Afrique réelle, 2019) et y consacre désormais la plupart de ses conférences et bon nombre de ses éditoriaux. Il a même été entendu à huis clos en tant qu’expert par les députés en mars 2021, dans le cadre d’une mission d’information sur l’opération Barkhane. Évidemment, cet intérêt nouveau pour une région qu’il a longtemps négligée dans ses écrits ne doit rien au hasard, alors que l’armée française, dans les rangs de laquelle se trouve une partie de son « fan-club », y mène une guerre depuis plus de neuf ans.

Pour le grand public, le nom de Bernard Lugan ne signifie pas grand-chose – pas plus, d’ailleurs, que pour la grande majorité des soldats français. Mais dans le monde des spécialistes de l’Afrique, son nom ne laisse personne indifférent. Perçu comme un imposteur par la plupart des universitaires et des journalistes, celui qui se revendique monarchiste est considéré comme une référence – voire LA référence – par bon nombre d’officiers. « Je sais que ce n’est pas très bien vu de le dire, mais pour moi, chez les historiens, personne n’arrive à sa cheville, expliquait il y a quelques mois un officier de retour du « théâtre » sahélien, sous couvert d’anonymat. Il dit ce que les autres n’osent pas dire ». Pour ce gradé comme pour un pan non négligeable (quoique inquantifiable) de la hiérarchie militaire, il est le seul, parmi ceux qui se prétendent chercheurs, à oser dire la « vérité » sur l’Afrique[1], à sortir de l’idéologie marxisante dont serait prisonnier le milieu universitaire français, et aussi – cerise sur le gâteau – à prendre la défense de l’armée en toutes circonstances.

Son nom est connu dans toutes les garnisons militaires françaises. Ce sont quelques uns de ses livres qui trônent en bonne place dans la bibliothèque d’un officier, au ministère de la Défense, ou qui servent de références dans les travaux des élèves des écoles militaires, au grand dam d’une bonne partie de leurs enseignants. Ce sont ses interventions – certes rares – dans les médias que l’on « like » ou que l’on commente sur les réseaux sociaux. C’est surtout sa lettre mensuelle, la bien mal nommée « L’Afrique réelle », qui est posée sur le bureau d’un autre officier, dans une caserne de province, ou que l’on s’empresse de partager avec les collègues lorsqu’elle sort, chaque début de mois.

Une base pour les briefings à N'Djamena



Lorsqu’il commandait l’opération Barkhane entre juillet 2018 et juillet 2019, le général Frédéric Blachon avait pris l’habitude, au quartier général de N’Djamena, de l’imprimer en plusieurs exemplaires, de la distribuer à son équipe et même de s’en servir pour animer les briefings. Saint-cyrien de formation, Blachon a été au cœur d’une polémique lorsqu’il dirigeait les écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan (où sont notamment formés les futurs officiers de l’armée de Terre) entre 2015 et 2017. Avec son aval, la promotion 2016-2019 de l’École spéciale militaire avait choisi pour nom de baptême une figure de l’extrême droite, le général Georges Loustanau-Lacau. Elle a été « débaptisée » en 2018, sur décision du ministère, et à l’issue d’une procédure exceptionnelle qui ne s’était jamais produite depuis 1945. Présenté comme un héros des deux guerres mondiales et un résistant, Loustanau-Lacau est également connu pour avoir animé en 1938 une maison d’édition nationaliste, La Spirale, ayant publié de nombreux écrits anti-communistes, anti-allemands et antisémites – lui-même s’était fendu d’un billet dans lequel il mettait en doute la loyauté des juifs français [2].

Longtemps, Lugan a pu délivrer sa « vérité » aux militaires du haut de l’autorité qui lui était officiellement conférée : il a dirigé un séminaire au Collège interarmées de défense, a donné des conférences pendant de nombreuses années à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) et a enseigné dans les écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan. Lorsqu’il a pris en charge le programme consacré à l’Afrique à Saint-Cyr en 2012 (20 heures de cours par an, prodigués à une dizaine d’élèves), rares étaient les candidats. « Personne n’en voulait, seul lui pouvait accepter, se souvient un historien qui a lui aussi enseigné dans les écoles bretonnes et qui n’a pas voulu que son nom apparaisse (comme tous les chercheurs interrogés durant cette enquête). La plupart des chercheurs parisiens méprisent les militaires. Cela prenait en outre beaucoup de temps en raison de l’éloignement et les conditions sur place étaient spartiates ». Pas de quoi effrayer ce fils d’officier, ravi d’intégrer ce que l’on appelle « la pompe » à St-Cyr : la formation académique, qui complète la formation militaire.

Mais ce temps est révolu. En 2015, Lugan a été déclaré « persona non grata » dans les écoles militaires par le gouvernement. Trop clivant. Trop extrême. Il n’est donc plus autorisé à enseigner. Mais son influence, elle, demeure. Il n’est pas rare, lorsque l’on pénètre dans le bureau d’un officier, ou même dans sa chambre, en caserne, de tomber sur un ou plusieurs de ses ouvrages. L’historien est toujours référencé dans des revues officielles comme les Cahiers du retex, publiés par le Centre de doctrine d’emploi des forces. Invité récurrent des salons littéraires consacrés à la guerre, il y est reçu comme une star – il collectionne d’ailleurs les prix littéraires décernés par des associations liées à l’armée [3]. Lugan est par ailleurs toujours sollicité pour donner des conférences, y compris par des structures directement ou indirectement rattachées au ministère des Armées [4].

Une figure de l’extrême droite



La place que l’historien occupe encore aujourd’hui au sein de l’armée, même de manière informelle, en dit long sur le logiciel intellectuel d’un certain nombre d’officiers qui continuent de penser l’Afrique, et notamment le Sahel, comme le faisaient leurs aïeux durant la conquête coloniale. Sur leur univers politique également.

Né en 1946 au Maroc (alors sous protectorat français), Lugan a adhéré durant sa jeunesse à l’Action française, un mouvement royaliste dont nombre de militants soutiennent Eric Zemmour aujourd’hui. Après la fac, en 1972, il part au Rwanda en tant que coopérant, afin d’y enseigner l’histoire et la géographie. En 1982, bénéficiant d’une procédure spéciale qui permet à des anciens coopérants de rejoindre l’enseignement supérieur, il trouve un poste de maître de conférence à Lyon III, université connue alors pour abriter depuis la fin des années 1970 un petit groupe d’enseignants engagés à l’extrême droite, parmi lesquels figurent des membres du Grece (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne), un mouvement qui développe des thèses inspirées du racisme « scientifique » du XIXe siècle.

Officiellement, Lugan n’adhère pas au Grece, puisqu’il continue de se réclamer de la tendance monarchiste. Mais il est comme chez lui dans cet univers fascisant. Au fil des ans, il s’y impose comme une figure incontournable [5], et se fait remarquer à de multiples reprises pour ses méthodes fort peu orthodoxes – notamment lorsqu’il fait étudier par ses élèves des chants militaires ouvertement racistes et sexistes, ce qui provoquera un esclandre en 1993.

Compagnon du FN et de Renaud Camus



En parallèle, il multiplie les écrits dans la presse nationaliste (Minute, National-Hebdo, Présent), participe à plusieurs événements d’extrême droite [6] et intègre le Conseil scientifique du Front National (FN) en 1988. En août 2013, il participe à une conférence avec Alain Soral, plusieurs fois condamné, notamment pour « injures raciales ou antisémites » et « négationnisme ». Pendant plus d’une heure, les deux hommes, qui sont d’accord sur tout, ou presque, débattent poliment sur l’Afrique [7].

En 2017, l’historien est présenté comme un membre du Conseil national de la résistance européenne, fondé par Renaud Camus, et qui a pour vocation affichée, sur son site Internet, d’« œuvrer à la défense de la civilisation européenne », de « s’opposer au phénomène de substitution de peuples actuellement à l’œuvre sur notre continent » et de « faire échec au totalitarisme remplaciste ». Le mythe du « grand remplacement », une thèse complotiste aujourd’hui véhiculée par l’extrême droite, était déjà au cœur de ses préoccupations il y a vingt ans : « Si nous ne parvenons pas à repousser [les vagues migratoires], nos enfants et nos petits-enfants […] seront alors condamnés à verser à l’Afrique une rançon permanente en réparation des “crimes” que leurs ancêtres n’ont pas commis et ils devront en plus se laisser submerger sans avoir le droit de réagir », écrivait-il en 2001 [8].

Bernard Lugan est en outre régulièrement interviewé ou cité comme une référence par des revues ou des sites issus de la « Nouvelle Droite », tels que Terre et peuple, le mouvement identitaire fondé par Pierre Vial (ancien secrétaire général du Grece), ou la revue Éléments pour la civilisation européenne.

À partir de la fin des années 1980, Lugan publie un grand nombre d’ouvrages consacrés au continent africain qui le feront connaître auprès du grand public. Bientôt qualifié d’« expert », il est de plus en plus souvent interviewé par les médias « mainstream ». En février 1992, Paris Match lui consacre un très long entretien dans lequel il explique qu’il vaudrait mieux aider l’Europe de l’Est plutôt que l’Afrique (d’où le titre de l’article : « La Volga passe-t-elle avant le Zambèze ? »), avant de faire l’apologie de la colonisation – ses routes, ses dispensaires, ses hôpitaux ou encore ces milliers d’enfants scolarisés [9]. L’historien y délivre des phrases chocs qui ont fait sa réputation. Comme celle-ci : « Où est le pillage colonial ? Je pense qu’il faut au contraire parler de ruine des nations coloniales » ; celle-ci : « Le Mali a été tué non par la colonisation, mais par l’indépendance » ; ou encore celle-là, peut-être la plus célèbre : « L’Afrique noire a toujours été un continent récepteur et non concepteur » [10].

L’Apartheid, une séparation « en toute bonne amitié »



Lugan lance par ailleurs une lettre mensuelle, « L’Afrique réelle », dont il écrit la plupart des articles, et qu’il illustre souvent avec des photos de femmes « indigènes » dénudées ou des cartes postales coloniales représentant des « types » ethniques. Cette lettre gagne très vite un public de fidèles, issus pour la plupart des rangs de l’armée et de son écosystème politique. Le premier numéro, publié en septembre 1993, est consacré à l’Afrique du Sud, l’un des « dada » de Lugan avec le Rwanda. Il illustre sa vision racialiste du continent. On peut y lire notamment que Nelson Mandela « ne peut valablement parler au nom des Noirs sud-africains car il ne représente que les Xhosas du Transkei et une majorité parmi les millions de Noirs détribalisés et marxisés vivant dans les villes », ou encore que les Blancs « constituèrent durant des décennies le ciment de cette mosaïque raciale que fut l’Afrique du Sud », et qu’ils ont « l’antériorité de la présence sur 50 % de l’Afrique du Sud où ils sont arrivés avant les Noirs » – certes, admet-il, il y avait bien des peuples sur ces terres, mais il ne s’agissait « que » de nomades, des « bandes de chasseurs-cueilleurs qui ne sont pas des Noirs ».

Dans ce même numéro, on apprend que « l’avenir de la tribu blanche passe par la création d’un Volkstaat » – un concept politique comparable à l’Apartheid, promu après la fin de ce régime en 1991, qui vise à la création d’un État ou d’une province autonome à dominante afrikaans [11]. Ce projet sera défendu à plusieurs reprises par la revue.

Lugan est un des plus ardents défenseurs des Afrikaners [12]. Pour lui, Frederik de Klerk a « trahi » son peuple [13] et Mandela « a tout raté ». Sur son blog, dans lequel il poste des cours payants sur le continent, il a diffusé le 24 mars 2019 un passage d’un de ses cours consacré à l’Afrique du Sud et intitulé « Autopsie d’un naufrage ». On y apprend que « l’Apartheid n’était pas un suprématisme », mais un « ethno-différentialisme [14] : les Blancs et les Noirs sont différents, chacun doit vivre selon ses propres principes, sur ses propres terres ». Ainsi, explique-t-il, « l’Apartheid doit être la séparation, mais en toute bonne amitié (…), chacun chez soi, à aucun moment il ne doit y avoir une exploitation de l’un par l’autre ». Cette vision caricaturale de l’Afrique du Sud lui a très vite valu des inimitiés parmi ses pairs, qui le vouent aux gémonies. Et pour cause : les thèses qu’il défend sont à l’opposé de ce qu’ils professent.

Obnubilé par l’ethnie



La pensée de Lugan pourrait se résumer ainsi : « En Afrique, tout est ethnique. Les guerres, les conflits, les élections… » Il le répète à l’envi dans sa lettre mensuelle (« Nous ne cessions de l’écrire numéro après numéro : en Afrique, au sud du Sahara, tout est d’abord ethnique » [15]), dans ses ouvrages ou dans des interviews (« Les hommes de terrain savent qu’en Afrique, la seule réalité, celle qui est la base de tout, est l’ethnisme » [16]), et a fini par en faire, en quelque sorte, sa marque de fabrique. Pas une de ses conférences, pas un de ses ouvrages, pas une de ses lettres, n’aborde les réalités africaines sous un autre prisme que celui-ci. Pour lui, la Côte d’Ivoire, la République centrafricaine ou encore le Nigeria « n’existent pas » ; il ne s’agit que de « juxtapositions ethniques sans passé commun » [17]. Quant à la démocratie représentative imposée par l’Homme blanc, elle ne peut aboutir qu’à une « ethno-mathématique ».

Les contempteurs de Lugan déplorent son « regard simpliste sur le continent “noir”, bien rodé il y a déjà plus d’un siècle et marqué par la tentation de typologies “révélées” à prétention éternelle ». Ils critiquent sa « vision globalisante et comme étanche » du continent africain, « traité de manière quasi naturaliste, où les contacts passeraient comme de l’eau sur les plumes d’un canard, alors que, là comme ailleurs, les évolutions dans le temps ont supposé de multiples interactions internes et externes » [18]. En somme, ils lui reprochent de penser comme un homme du XIXe siècle.

Lugan, qui se plaît à citer régulièrement le maréchal Lyautey – un monarchiste comme lui, qui disait des Africains : « Ils ne sont pas inférieurs, ils sont autres » [19] –, développe des thèses jugées essentialistes par ses pairs, voire racistes. Si ceux qui l’ont côtoyé assurent qu’il n’est pas ce que ses adversaires disent, ses écrits révèlent un réel mépris pour les habitants de ce continent. Ainsi est-il capable d’affirmer que « les peuples africains dont les femmes ont le ventre le plus fécond ne sont pas forcément les plus doués pour commander, pour diriger, pour administrer » [20], ou encore que « quand l’Afrique sort de son isolement, c’est à des non-Africains qu’elle le doit » [21].

« Une parenthèse de paix et de prospérité »



Tout cela l’amène naturellement à établir un bilan de la colonisation fantasmé. Certes, il sait se montrer critique à l’égard de la politique coloniale, mais sur un point seulement : en s’accaparant le continent, les Européens ont rendu les faibles forts et les forts faibles, allant ainsi contre les équilibres « naturels » – « la colonisation brisa les empires car ils lui résistaient, mais elle fut en revanche une bénédiction pour les populations qui leur étaient soumises », écrit-il [22]. Pour le reste, la période coloniale a été « une parenthèse de paix et de prospérité », un « âge d’or » pour l’Afrique – et plus particulièrement pour l’Algérie, un autre de ses « dada », dont il estime qu’elle « n’aura connu la paix que durant la parenthèse coloniale » [23]. Après les indépendances, le continent est « retourné à ses constantes ou même ses déterminismes : famines, guerres tribales, massacres généralisés, etc. Contrairement à l’idée reçue, aucune malédiction ne s’est abattue sur l’Afrique depuis les indépendances de la décennie 1960. L’Afrique n’a fait que renouer avec son passé » [24].

Au-delà du débat de fond, nombre d’africanistes lui reprochent par ailleurs des erreurs factuelles qui illustrent, selon l’un d’entre eux, sa « prétention » à se dire spécialiste de l’ensemble du continent. Ses contempteurs constatent d’ailleurs que s’il a publié un grand nombre d’ouvrages, il est en revanche absent des revues scientifiques, dans lesquelles chaque texte est lu, commenté et annoté par des pairs. « Il ne se prête jamais à cet exercice, qui est pourtant l’une des bases de notre profession : la confrontation avec les réflexions et les connaissances de ses pairs », indique un chercheur. Mais ce qui irrite par-dessus tout nombre d’africanistes, c’est sa manie de toujours tout simplifier. « Lugan ne dit pas que des bêtises, explique l’un d’eux. Mais il développe des idées bien trop simplistes. Il nie la complexité. Avec lui, tout est binaire ». La manière dont il parle du Sahel, sa nouvelle passion depuis quelques années, illustre cette dérive.

Lors d’une conférence organisée par l’Action française à Toulon le 5 juin 2019, et précisément consacrée au Sahel, Lugan a donné un aperçu très simpliste de cette région. « La question du Mali, c’est le rapport de la population du nord à la population du sud, rapport qui date de 3 500 ans », décrète-t-il d’emblée devant une centaine d’auditeurs – populations du sud qui, soit dit en passant, et en dépit de toute vérité historique, « ont accueilli avec joie les colonisateurs car elles étaient razziées par ceux du nord » ; et populations du nord qui ont été « prises au piège des frontières et de la démocratie ». Puis vient l’une de ses phrases favorites : « Si vous avez compris ça, vous avez tout compris aux guerres du Sahel ». D’ailleurs avec lui, tout est simple, puisque tout est essentialisé : au Mali, le phénomène djihadiste n’est qu’un écran de fumée, il s’agit en réalité de l’éternel match entre Touaregs et Bambaras (alors que les conflits touchent aujourd’hui toutes les communautés) ; au Nigeria, Boko Haram est un groupe kanuri (alors qu’il compte en son sein des membres de toutes les communautés du nord) ; au Tchad, le président Idriss Déby Itno ne représentait, avant sa mort en avril 2021, que 5 % des Tchadiens puisque son groupe ethnique, les Zaghawas, ne représente que 5 % de la population tchadienne – et encore, par un savant calcul, il ramène ce taux à 2,5 % « car les Zaghawas sont divisés »…

Une grille de lecture « simple, car simpliste »



Fidèle à ses écrits, il rappelle que le Mali « n’existe pas », que l’Algérie française « est morte en 1870, quand on a mis un gouverneur civil » à sa tête, et que si la colonisation a échoué, c’est : « Un, parce qu’elle n’a pas duré assez longtemps ; deux, car elle s’est faite dans le cadre républicain ». Toujours désireux de figer le continent dans un passé pré-colonial, il affirme que le djihadisme n’est qu’une « surinfection d’une plaie vieille de plusieurs siècles ».

Toutes ces facilités intellectuelles insupportent les chercheurs. Pas les militaires – pas tous en tout cas, loin de là. Un journaliste spécialiste de l’armée (qui a lui aussi requis l’anonymat pour ne pas fâcher ses sources) énumère les raisons qui le rendent si populaire auprès des officiers : « Il écrit beaucoup, donc les officiers le lisent beaucoup. C’est un bon vulgarisateur, qui emploie des mots simples, et non le jargon incompréhensible des sociologues et des anthropologues. Sa grille de lecture ethnique est également simple, car simpliste, et cela sied aux militaires, qui ont besoin de faire des choix sur le terrain, or pour cela, il ne faut ni subtilités ni doutes. Enfin, et c’est loin d’être négligeable, il appartient à la même sphère idéologique que beaucoup d’officiers. » Et d’ajouter « deux éléments qui jouent en sa faveur » : sa vision nostalgique de l’Algérie française, qui est toujours partagée par de nombreux officiers [25], et la défense de l’armée française sur le dossier rwandais [26]. Un autre journaliste-défense rappelle que « les militaires tiennent souvent un discours essentialisant » à propos de l’Afrique - « c’est comme ça depuis toujours et ça ne changera pas » – et que Lugan dit « exactement ce qu’ils veulent entendre ».

Lugan n’est pas seulement lu, il est aussi écouté : longtemps, il a promulgué ses conseils aux officiers appelés à être déployés en état-major sur le continent, et notamment à N’Djamena. Cette influence interroge : a-t-elle des conséquences concrètes sur la stratégie de l’armée française au Sahel, voire des répercussions sur le terrain ? « On note, indiquait il y a deux ans Yvan Guichaoua, spécialiste du Sahel (et membre du comité éditorial d’Afrique XXI), qu’aujourd’hui comme durant la colonisation, l’armée française obéit à la même logique : l’enjeu est de trouver des auxiliaires locaux qui soient loyaux et qui fassent une partie du travail. Cela pose des problèmes, car tu forces les gens à se positionner dans ton camp, alors que tu es incapable de les protéger. Dans ce cadre-là, la vision racialiste de Lugan peut être utile : comme avec lui, tout est binaire, il identifie l’ennemi rapidement et établit en quelque sorte un listing des partenaires potentiellement fiables. L’affinité de “l’anthropologie” de Lugan avec la logique militaire est qu’elle offre un savoir immédiatement “actionnable” ».

« Faire comme les Britanniques avec les Mau Mau »



Ainsi, lorsque, dans le cadre de l’opération Barkhane, l’armée française coopte des milices locales fondées sur des bases communautaires, se bat à leurs côtés face aux groupes djihadistes actifs au Mali et au Niger en dépit des accusations d’exactions contre des civils qui les touchent, et contribue ainsi à détricoter des équilibres locaux fragiles, il n’est pas sûr que Lugan en porte la responsabilité, même si c’est au mot près cela qu’il défend dans ses écrits. Selon lui, il faut « opérer comme les Britanniques le firent si efficacement avec les Mau Mau du Kenya quand ils lancèrent contre les Kikuyu, ethnie-matrice des Mau Mau, les tribus hostiles à ces derniers » [27]. Celui qui se plaît à citer une phrase attribuée à Rudyard Kipling – « Le loup afghan se chasse avec le lévrier d’Afghanistan » |28] – prône notamment la création « d’unités mixtes franco-africaines à recrutement local, c’est-à-dire ethno-régional et non national » [29].

Quelques-uns des meilleurs spécialistes de la région estiment qu’il s’agit d’une grave erreur d’appréciation. « Le prisme racial selon lequel un antagonisme entre populations blanches du nord et noires du sud serait le principal moteur de l’histoire de l’espace sahélo-saharien est daté et incorrect, car largement coupé des définitions de soi locales, écrivaient-ils dans une tribune publiée en mai 2019. Il émane notamment de l’historiographie coloniale, raciste et pseudo-scientifique, qui tendait à considérer le nord du Sahara comme plus “civilisé”, proche de l’Europe et de l’Occident, en opposition avec un sud considéré plus noir et authentiquement africain [30] ».

Certains des choix stratégiques de l’armée française au Sahel sont bien plus le fruit d’un recyclage de ce que des officiers de l’armée française avaient mis en œuvre durant la colonisation que des écrits de Lugan. Plusieurs militaires affirment que son influence ne doit pas être surévaluée. Toutefois, son aura dans les mess est loin d’être négligeable. Alors qu’une partie de l’armée reste attachée au souvenir de l’Empire, « si riche en souvenirs de carrières brillantes, glorieuses et constructives » [31], Lugan apparaît comme une caution scientifique servant tout autant à réhabiliter cet héritage qu’à imposer une certaine lecture de l’Afrique en général, et du Sahel en particulier.

[Notes :]



[1] Il a d’ailleurs titré un de ses ouvrages : Osons dire la vérité à l’Afrique, éditions du Rocher, 2015.

[2] Signe qui ne trompe pas, les étudiants de l’école lancée en 2018 par l’égérie de l’extrême droite française, Marion Maréchal-Le Pen, l’Institut des sciences sociales, économiques et politiques, ont également pris pour parrain ce général.

[3] En 2013, il a reçu le prix Raymond Poincaré, décerné par l’Union nationale des officiers de réserve, pour son ouvrage Les guerres d’Afrique : des origines à nos jours (éditions du Rocher, 2013). En 2018, c’est le prix « La Plume et l’Epée », décerné par la Direction des ressources humaines de l’armée de Terre de Tours et destiné à « contribuer à stimuler la pensée et la culture militaires en honorant les auteurs qui font l’effort de publier un ouvrage amenant à réfléchir sur le métier des armes sous tous ses aspects », qu’il a reçu pour son livre Osons dire la vérité à l’Afrique (éditions du Rocher, 2015)

[4] Le 14 mai 2019, la délégation de l’Ain de l’association des auditeurs de l’IHEDN l’a invité à parler sur le thème : « La Force Barkhane et le G5 Sahel : quelle issue dans le conflit sahélo-saharien ? ». Le 6 décembre 2017, il est intervenu dans un colloque organisé à Paris par le Centre de recherche des écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan et labellisé par le ministère des Armées, consacré à la diplomatie internationale.

[5] Dans son rapport consacré au « racisme et au négationnisme à l’université Jean-Moulin Lyon III », commandé en 2001 par Jack Lang, alors ministre de l’Éducation nationale, et publié en septembre 2004, Henry Rousso en parle comme d’un des « enseignants les plus controversés et qui ont le plus attiré l’attention ».

[6] Parmi ces événements : une « causerie sur l’Afrique » organisée par l’Association pour la défense de la Mémoire du Maréchal Pétain en novembre 1990 ; un « Rassemblement de la piété française » organisé dans le village de Charles Martel dans le Lot en 1991…

[7] 20 août 2013. Conférence commune avec Alain Soral consacré à l’analyse des crises africaines.

[8] « L’Afrique réelle » n°33.

[9] Tout cela a été dilapidé, explique-t-il, « quand le fantastique mouvement de mise en valeur entamé dans les années 1950 a cessé de faire sentir ses effets (…) lorsque l’africanisation des cadres a été achevée » dans les années 1970.

[10] Paris Match n°2230, 20 février 1992, « La Volga passe-t-elle avant le Zambèze ? ».

[11] « L’Afrique réelle » n°1, septembre-novembre 1993.

[12] En 1990, il a animé un voyage d’une semaine organisé par l’Association des amis français des communautés sud-africaines, un lobby pro-régime de l’Apartheid fondé à la fin des années 1970.

[13] « L’Afrique réelle » n°43-44, printemps / été 2004.

[14] L’ethno-différentialisme est une notion promue par l’extrême droite qui, au nom du droit à la différence, prône une ségrégation géographique.

[15] « L’Afrique réelle » n°38, hiver 2003.

[16] Paris Match n°2230, 20 février 1992.

[17] « L’Afrique réelle » n°38, hiver 2003.

[18] « Misères de l’afro-pessimisme », Jean-Pierre Chrétien, Pierre Boilley, Sylvie Brunel, Serge Gruzinski, Marcel Kabanda et Michel Levallois, revue Afrique & histoire, 2005/1 vol.3.

[19] La figure et les écrits de Lyautey occupent aujourd’hui une place centrale dans la doctrine militaire de la France au Sahel. Le prochain article de cette série sera consacré à cet aspect.

[20] Afrique : de la colonisation philanthropique à la recolonisation humanitaire, collection « Gestes », Christian de Bartillat, 1995.

[21] Afrique, l’Histoire à l’endroit, Perrin, 1989.

[22] Afrique : de la colonisation philanthropique à la recolonisation humanitaire, collection « Gestes », Christian de Bartillat, 1995.

[23] « L’Afrique réelle » n°30, hiver 2001.

[24] « Misères de l’afro-pessimisme », Jean-Pierre Chrétien, Pierre Boilley, Sylvie Brunel, Serge Gruzinski, Marcel Kabanda et Michel Levallois, revue Afrique & histoire, 2005/1 vol.3.

[25] Lire à ce sujet « L’érosion des tabous algériens. Une autre explication de la transformation des organisations militaires en France », Grégory Daho, Presses de Sciences Po, Revue française de science politique, 2014

[26] Lugan, qui n’a de cesse de rappeler qu’il est expert auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), chargé de juger les responsables du génocide des Tutsis en 1994, mais qui oublie souvent de dire que ce sont les avocats des génocidaires qui ont fait appel à lui, défend la ligne du juge Jean-Louis Bruguière sur ce dossier, laquelle absout la France de toute responsabilité dans les tueries de masse qui ont abouti à la mort de plus de 800 000 Rwandais en l’espace de trois mois. Selon lui, les critiques à l’égard de l’armée sont « inacceptables ».

[27] Dans les années 1950, les Mau Mau se rebellent contre l’Empire britannique. La répression est féroce : plus de 10 000 rebelles et civils auraient été tués, et certains torturés.

[28] « L’Afrique réelle » n°114, juin 2019.

[29] « Sahel : et maintenant, que faire ? », analyse publiée sur son blog et reprise par plusieurs sites, 7 novembre 2019.

[30] « Le Mali ne doit pas devenir un fonds de commerce pour les apprentis sorciers de la géopolitique », tribune collective, Le Monde, 28 mai 2019.

[31] Militaires en république, 1870-1962, sous la direction de Olivier Fourcade, Eric Duhamel, Philippe Vial, Publications de la Sorbonne, 1996.
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