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La moisson d'informations glanées par les experts chargés d'examiner le
 rôle des autorités belges dans l'assassinat de Patrice Lumumba dépasse
 largement le cadre du Congo de 1960 : les archives livrées par le
 ministère des Affaires étrangères et le Palais révèlent des pans inédits
 de la politique belge dans les deux pays voisins, le Rwanda et le
 Burundi, dont les Nations unies avaient confié la tutelle à la Belgique.
 
 C'est ainsi qu'une note du 24 octobre 1960, adressée au roi Baudouin par
 le grand maréchal Gobert d'Aspremont Lynden (oncle du ministre des
 Affaires africaines), précise que « le mwami de l'Urundi, Mwambutsa, a
 dit au ministre des Affaires africaines, au cours d'une conversation,
 qu'il avait le très vif désir d'être invité au mariage du roi. Le
 ministre souhaite qu'il soit répondu favorablement à cette aspiration.
 Le mwami Mwambutsa lui a paru bien disposé. Par contre, son fils a une
 attitude douteuse; ce serait une raison de plus de montrer de la faveur
 au père. A première vue, je ne vois pas d'inconvénient grave à inviter
 Mwambutsa. Quant à Kigeri, le mwami du Rwanda, la question ne se pose
 pas, puisqu'il sera écarté.»
 
 
A peine nommé, Rwagasore sera assassiné
 
 A plus d'un titre cette note est remarquable. Tout d'abord parce qu'elle
 confirme la défaveur du prince Louis Rwagasore, fils du mwami Mwambutsa
 qui, à l'époque résidait à Lausanne. Ami de Patrice Lumumba, Rwagasore,
 en 1998, avait fondé le parti Uprona, qui réclamait l'indépendance et
 réunissait des Hutus et des Tutsis sur une base nationaliste. Un autre
 document, sous la signature du résident général Jean-Paul Harroy, révèle
 qu'en décembre les Belges ont placé Rwagasore en résidence surveillée et
 que « la mesure ne sera levée que si l'intéressé s'abstient d'activités
 politiques. »
 
 A ce moment, en effet, des élections communales avaient lieu au Burundi
 et en octobre 1961 l'Uprona remportera les élections législatives. A
 peine nommé Premier ministre, Rwagasore sera assassiné par un tueur à
 gages grec travaillant pour le PDC, parti démocrate-chrétien, soutenu
 par les intérêts belges et par l'Eglise. Par la suite, deux Grecs et
 trois Burundais accusés du complot furent jugés et exécutés par pendaison.
 Quant à Kigeri du Rwanda, au moment où se prépare le mariage du roi, il
 se trouve au Congo. Le colonel Logiest, qui a pratiquement les pleins
 pouvoirs au Rwanda, explique dans ses mémoires que le 18 octobre, il a
 réuni au sein d'un Conseil provisoire les partis vainqueurs des
 élections communales, organisées par les Belges contre l'avis de l'ONU
 et du roi Kigeri. « Le 28 janvier 1961 les bourgmestres hutus élus se
 réunissent à Gitarama, sous la protection des paracommandos belges et
 proclament l'abolition de la monarchie ». Comme prévu en octobre, Kigeri
 est donc effectivement « écarté » du pouvoir. L'intéressé, qui vit
 actuellement aux Etats-Unis, nous a déclaré que ce document ne le
 surprenait pas : « Il était évident que Logiest et Harroy voulaient me
 chasser du pouvoir. Si je me trouvais à Léopoldville, c'est parce que je
 voulais y rencontrer Dag Hammarskjold, le secrétaire général de l'ONU,
 et plaider en faveur de l'indépendance. Harroy n'avait pas fait
 d'objection à mon départ, bien au contraire. Mais lorsque je voulus
 revenir au Rwanda, je trouvai des commandos belges qui gardaient la
 frontière avec pour mission de m'empêcher de revenir dans mon pays
 tandis que la radio appelait à la vigilance. Je n'ai jamais fui le
 Rwanda comme on l'a dit, ce sont les Belges qui m'ont empêchés d'y
 revenir car ils voulaient instaurer la République... »
 
 Le mwami Kigeri estime qu'une autre commission d'enquête devrait se
 pencher sur l'assassinat de Rwagasore au Burundi et surtout sur la mort
 subite de son prédécesseur, le mwami Mutara : « Il souhaitait se rendre à
 New York, pour demander à l'ONU d'accorder l'indépendance au Rwanda. A
 Bujumbura, où le remplaçant de son médecin habituel lui avait fait une
 injection avant le voyage, il s'écroula au sortir du cabinet médical.
 Choc, infection, crise cardiaque ? On a assuré qu'il s'agissait d'un
 accident. Mais je sais que mon frère n'avait jamais été malade et
 qu'aucune autopsie ne fut pratiquée. Par la suite, les Belges, qui
 voulaient nommer un régent, ont été très surpris lorsque le pouvoir
 traditionnel (les Abiru, ou conseillers de la Cour) m'ont immédiatement
 nommé pour assurer la succession. Pour moi il est clair que, depuis
 1930, les Belges voulaient l'abolition de la monarchie au Rwanda, ils
 voulaient nous diviser, et vous voyez aujourd'hui le résultat de cette
 politique... »
 
 Les non-dits de la note du Palais sont également éloquents : si
 l'invitation du mwami Mwambutsa du Burundi est en discussion, la cause
 de Kigeri est visiblement déjà scellée. Cette note confirme qu'à Kigali,
 contrairement à ce qui a parfois été dit, le colonel Logiest n'agit pas
 seul, il exécute une mission qui lui a été confiée en haut lieu. Kigeri
 confirme : « Logiest me disait qu'il était là pour exécuter des ordres,
 et que, si on lui avait dit de remettre les Tutsis au pouvoir, il
 l'aurait fait et que nous aurions même pris un whisky ensemble... »
 
 Faut-il rappeler que les manoeuvres belges dans ces trois pays d'Afrique
 centrale ne présenteraient plus aujourd'hui qu'un intérêt historique si
 les événements de l'époque (la mort violente de Rwagasore et de Lumumba,
 la mystérieuse disparition de Mutara, l'exil de Kigeri) n'avaient
 entraîné des conséquences qui se font sentir, dramatiquement, jusqu'à
 aujourd'hui ? 
 
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