Citation
KIGALI. De notre envoyée spéciale.
Avec son comptoir brillant, sa rotonde accueillante, le bar « Le
Caïman » est le rendez-vous favori des Rwandais qui ont vécu au
Congo. Ils s'y rassemblent volontiers autour d'une Primus et
échangent des nouvelles du pays. Quel pays ? Kinshasa, bien sûr, où
ils ont laissé une partie de leur coeur et souvent des membres de
leur famille.
Aujourd'hui, la peur les étreint, à tel point qu'ils n'aiment pas que
leurs noms soient mentionnés, craignant de mettre en péril leurs
proches restés là-bas. « Marcel » passe le plus clair de sa journée au
téléphone, essayant d'obtenir des nouvelles de son meilleur ami,
reparti au Congo voici douze jours, à la veille de la guerre, pour,
disait-il, retrouver ses racines. En fait de racines, le jeune homme,
aux dernières nouvelles, s'est réfugié dans une ambassade, craignant
d'être arrêté.
Etranger partout
« Jacques », la boule à zéro à la Barthez, rigolard et déluré, vit à
Liège et fait du commerce entre l'Afrique et l'Europe. Il est venu au
Rwanda pour des vacances, et aussi pour des affaires, et n'a
découvert le pays d'origine de ses parents qu'en 1994, au lendemain
du génocide. Jusqu'alors, je n'avais jamais imaginé que la haine
puisse être tellement intense. Mes parents, qui avaient quitté le
pays en 1959, m'avaient toujours raconté que c'est très poliment que
les paysans hutus les avaient amenés à la frontière en disant que, le
lendemain, sur ordre venu d'en haut, ils allaient brûler leur
hutte. A cette époque, Hutus et Tutsis vivaient ensemble, sans
problème... Lorsque je suis revenu en 1994, j'ai découvert les effets
terribles de la propagande, de la haine.
Aujourd'hui, « Jacques » est effrayé par les nouvelles qui lui
parviennent de Kinshasa: Jamais auparavant, il n'y avait eu là-bas de
sentiments antitutsis, antirwandais. J'ai passé toute mon enfance
dans cette ville, j'y étais traité exactement comme tout le monde, je
me sentais chez moi. C'est en 1996, au moment du début de la guerre
à l'Est, qu'il y a eu la première chasse aux Tutsis. Mais cette fois,
d'après ce que l'on me dit, c'est pire: les slogans de haine
ressemblent à ceux des Interhahamwe. Je ne peux croire que les Kinois
marchent là-dedans, je crois que les extrémistes hutus ont repris du
service auprès de Kabila...
« Marcel », lui, qui vient d'avoir une longue communication
téléphonique, assure que cinq personnes de sa connaissance, d'origine
rwandaise, auraient été tuées par les force de police, accusées
d'intelligence avec l'ennemi.
Dans un autre quartier de la ville, à Gikondo, où se trouvent
beaucoup de Tutsis d'origine congolaise, l'angoisse est tout aussi
palpable. Dans un petit restaurant où l'on sert la chèvre à la façon
rwandaise, et le poulet à la façon congolaise, sans oublier les
frites, « Albert », un garçon au large visage lisse qui se propose
comme chauffeur aux étrangers de passage, se prend la tête entre les
mains: lui aussi, de père congolais et de mère rwandaise, a laissé
beaucoup d'amis à Kinshasa, dont il est sans nouvelles. Né à Kin, il
pensait faire sa vie au Rwanda. Aujourd'hui, il ne se sent plus à
l'aise nulle part: les Rwandais le traitent de Congolais, et vice
versa...
Les informations venues de Kinshasa ont suscité la protestation des
autorités rwandaises, qui ont publié un communiqué dénonçant le sort
réservé aux Banyamulenge, battus, emprisonnés, massacrés. Cependant,
même si la guerre est un pari dont on ignore l'issue, et si la
résistance des Forces armées congolaise a surpris ceux qui se
souviennent de la débandade des forces zaïroises en 1996-1997, les
événements au Congo suscitent, curieusement, peu de remous au Rwanda:
la population semble peu concernée, tandis que les ministères sont en
vacances et au ralenti.