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Félicien Kabuga présidait la RTLM, média du génocide
Âgé de 84 ans, Félicien Kabuga, qui résidait à Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine) sous une fausse identité, est notamment accusé d'avoir créé les milices Interahamwe, principaux bras armés du génocide de 1994 qui fit 800 000 morts selon l'ONU.
Visé par un mandat d'arrêt du Mécanisme international (MTPI), la structure chargée d'achever les travaux du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), il était l'un des principaux accusés encore en fuite avec Protais Mpiranya, qui commandait la garde du président rwandais Juvénal Habyarimana, et l'ex-ministre de la Défense Augustin Bizimana.
Félicien Kabuga fut l'une des pièces maîtresses du génocide en mettant sa fortune et ses réseaux au service du financement des tueries, selon l'acte d'accusation de la justice internationale.
Il présidait la tristement célèbre Radio télévision libre des Mille collines (RTLM), qui diffusa des appels aux meurtres des Tutsi, et le Fonds de défense nationale (FDN) qui collectait "des fonds" destinés à financer la logistique et les armes des miliciens hutu Interahamwe, toujours selon l'acte d'accusation du TPIR.
Il est également accusé d'avoir "ordonné aux employés de sa société (...) d'importer un nombre impressionnant de machettes au Rwanda en 1993", avant de les faire distribuer en avril 1994 aux Interahamwe.
La France au cœur des polémiques
Son arrestation met une nouvelle fois en lumière la présence ancienne et la recherche tardive de présumés génocidaires rwandais en France, qui resta jusqu'au bout l'allié du dernier régime hutu du Rwanda.
Les zones d'ombres sur le rôle de Paris avant, pendant et après ce génocide -- qui fit selon l'ONU au moins 800 000 morts d'avril à juillet 1994, essentiellement au sein de la minorité Tutsi mais aussi parmi les Hutu opposés aux massacres -- restent une source récurrente de polémique en France.
Parmi les points les plus disputés figurent l'ampleur de l'assistance militaire apportée par la France au régime du président hutu rwandais Juvénal Habyarimana de 1990 à 1994 et les circonstances de l'attentat qui lui coûta la vie le 6 avril 1994, élément déclencheur du génocide.
En avril 2019, le président français Emmanuel Macron a annoncé l'ouverture des archives françaises concernant le Rwanda entre 1990 et 1994 à une commission d'historiens et un renforcement des moyens judiciaires pour poursuivre d'éventuels génocidaires qui se trouveraient en France.
"Liens antérieurs"
Ce volet est sensible car plusieurs personnes soupçonnées par Kigali d'avoir joué un rôle résident en France, comme par exemple Agathe Kanziga, veuve de Juvénal Habyarimana, que la justice française a refusé d'extrader en 2011. Elle est souvent présentée comme l'une des dirigeantes de l'"akazu", le premier cercle du pouvoir hutu qui, selon ses accusateurs, a planifié et mis en œuvre le génocide.
Pour Etienne Nsanzimana, président d'Ibuka France, association de soutien aux victimes du génocide, l'arrestation de Kabuga, "c'est vraiment une nouvelle énorme pour les rescapés". "Mais ça ne nous empêche pas de nous poser des questions sur les protections qu'il a pu avoir et sur le fait qu'il soit en France depuis si longtemps".
Florent Piton, chercheur à l'université de Paris, spécialiste de l'histoire du Rwanda, souligne que "l'arrivée de proches de l'ancien régime en France est lié à l'existence de réseaux antérieurs". "Je ne sais pas si on peut dire que la France a été une terre d'asile, mais elle a été une terre prisée des génocidaires présumés, comme la Belgique, parce qu'il existait des liens institutionnels antérieurs".
"La France, au moment du génocide, a accueilli sur son sol des personnalités qui ont été montrées du doigt, comme Agathe Habyarimana, qui est partie dans le premier avion qui a décollé de Kigali", poursuit-il.
Mais, nuance-t-il, "l'entrave à la justice ne passe pas forcément par une volonté politique, elle tient aux moyens qu'on lui donne". "En France, on a vu une différence, avec une accélération des enquêtes, au moment de la création du pôle crimes contre l'humanité, en 2012", relève-t-il. "Les enquêtes sont évidemment facilitées par le fait que les relations entre Paris et Kigali sont aujourd'hui plus fluides".
Alain Gauthier, cofondateur du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (son interview par Euronews est à lire en fin d'article) qui recherche les génocidaires rwandais présumés vivant sur le sol français, interroge : "Comment se fait-il qu'il ait fallu attendre 2018 pour que le parquet (français) de sa propre initiative finisse par arrêter une personne soupçonnée d'avoir participé au génocide ?". "Ce n'est pas normal qu'il nous ait fallu 25 ans et que tous les dossiers qui sont sur les bureaux des juges jusqu'à l'année dernière sont des dossiers que nous avons apportés", assène-t-il.
Une "photo vieille de 17 ans"
Contacté par l'AFP, un ancien enquêteur de la gendarmerie française explique sous couvert d'anonymat pourquoi ces enquêtes sont si difficiles : "Nous recherchions des suspects en fuite, qui avaient changé d'identité, qui bougeaient tout le temps et pour certains avaient beaucoup de ressources".
"Pour Félicien Kabuga (recherché depuis 1997), nous avions une photo vieille de 17 ans. Il y a environ six ans, son épouse vivait en Belgique, lui a été localisé successivement au Congo-Kinshasa, au Kenya", raconte-t-il. "On a eu plusieurs fois des informations le situant en France. On a tenté de l'interpeller à Paris un soir de Noël, il y a quelques années, mais sans succès".
"C'est quand même remarquable que la France l'aie arrêté : il y avait depuis des années une notice rouge d'Interpol le concernant et tous les autres pays où il est passé ont échoué", note-t-il.
Pour François Graner, de l'association Survie, l'arrestation de Kabuga est "un très bon signe d'activité de la justice et de la gendarmerie françaises". Mais elle "pose la question des soutiens français dont bénéficient" ces présumés génocidaires.
"Pourquoi la justice pénale ne s'intéresse pas plus à Agathe Kanziga, alors que la justice administrative (française) a établi un rôle grave au point qu'il était impossible de lui donner l'asile ?", interroge-t-il.
La France n'a jamais extradé au Rwanda aucun suspect de génocide des Tutsi. La veuve Habyarimana, installée dans un petit pavillon en région parisienne, "sans papiers mais pas expulsable" selon son avocat, a saisi la Cour européenne des droits de l'Homme.
Retrouvez ci-dessous l'interview d'Alain Gauthier, président du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR) qui a répondu à nos questions suite à l'arrestation de Félicien Kabuga.
Alain Gauthier et son épouse Dafroza -- qui ont perdu plusieurs membres de leur famille dans le génocide -- ont cofondé en 2001 en France le CPCR, avec l'objectif "de déférer devant la justice française les personnes soupçonnées d'avoir participé au génocide" et "qui ont trouvé un accueil souvent trop complaisant sur le sol français".
Depuis une vingtaine d'années, le couple Gauthier a transmis à la justice des informations sur "une trentaine de cas" de génocidaires présumés réfugiés en France. Ces procédures ont abouti à trois condamnations et plusieurs non-lieux.
Euronews : Que représente l’arrestation de Félicien Kabuga pour vous ?
Alain Gauthier : C'est un événement extraordinaire et une immense satisfaction pour nous. Son arrestation est l'un des événements les plus importants depuis que nous nous sommes engagés dans la poursuite des génocidaires rwandais.
Euronews : Une arrestation inespérée ?
Alain Gauthier : Oui, c’était totalement inespéré. Personnellement, je ne pensais même plus cela possible. J'avais l'impression que son dossier était tombé un peu aux oubliettes de l’Histoire. Je ne sais d'ailleurs pas si d'autres personnes espéraient encore qu'il puisse être arrêté.
Euronews : Comment le CPCR a-t-il accueilli la nouvelle ?
Alain Gauthier : Pour le Collectif des parties civiles pour le Rwanda, même si nous ne nous sommes pas engagés directement dans la poursuite de Félicien Kabuga, c’est évidemment une nouvelle extraordinaire.
Je ne sais pas ce que l'arrestation du financier du génocide pourrait occasionner sur le plan judiciaire. Cela aura-t-il des répercussions sur d’autres personnalités rwandaises de premier plan qui vivent aussi en France comme Agathe Habyarimana Kanziga* ? [*Agathe Kanziga, veuve du président Juvénal Habyarimana, que la justice française a refusé d'extrader en 2011, est souvent présentée comme l'une des dirigeantes de l'"akazu", le premier cercle du pouvoir hutu qui, selon ses accusateurs, a planifié et mis en œuvre le génocide, NDLR.]
Les familles Habyarimana et Kabuga sont très liées : deux des fils Habyarimana ont notamment épousé deux des filles Kabuga.
Euronews : Est-ce que vous avez été surpris en apprenant que Félicien Kabuga avait été arrêté sur le territoire français ?
Alain Gauthier : Oui, même si on aurait pu se douter qu’il avait toujours des liens avec la France : ses enfants vivent ici, la famille Habyarimana aussi. Nous savons qu'un bon nombre de personnes de l'"akazu" vivent encore en France. Mais certains le disait protégé à l'étranger notamment au Kenya.
Nous avions espéré qu'il aurait pu être appréhendé il y a un ou deux ans lors du décès de son épouse : nous avions signalé à la police française qu’il risquait de venir aux obsèques. Peut-être était-il déjà en France à ce moment-là. Je pense que nous en saurons davantage prochainement. Néanmoins je pense que la police française aurait tout de même pu essayer de mettre en place une souricière pour l'appréhender plus tôt dans la mesure où sa famille vit ici. Mais enfin, il a été finalement arrêté, et nous nous en réjouissons.
Euronews : Vous travaillez depuis près de vingt ans pour retrouver les génocidaires rwandais présumés vivant sur le sol français pour qu'ils rendent des comptes devant la justice, et en mémoire des victimes. Vous avez déjà déposé des dizaines de plaintes. Peut-on dire que la France est une terre de refuge pour les anciens génocidaires rwandais ?
Alain Gauthier : Oui, je crois que c’est assez évident. Avant même la présence de Félicien Kabuga sur le sol français, on disait déjà que la France était une terre d’accueil pour les génocidaires rwandais. Nous avons déposé une trentaine de plaintes contre de présumés génocidaires vivant en France mais nous pourrions en déposer beaucoup plus si nous avions le temps et les moyens d’enquêter. Ceci dit, malgré tout cela, ça reste étonnant de retrouver Félicien Kabuga sur le sol français. Je n’aurais jamais osé espérer qu’on le retrouve chez nous.
Euronews : D'après vous, combien de génocidaires présumés, qui auraient joué un rôle dans la planification du génocide des Tutsi au Rwanda, vivraient aujourd’hui en France ?
Alain Gauthier : C’est très difficile à dire. Nous avons déposé une trentaine de plaintes. Nous en avons d’autres en préparation mais cela nous demande tellement de travail et d’investigation, des déplacements et des séjours au Rwanda, que ça devient aujourd'hui compliqué pour nous. Et puis 26 ans après le génocide, il est difficile de retrouver des témoins, les mémoires s’effacent. Il est certains qu'il y a beaucoup plus de présumés génocidaires en France que les plaintes déposées. Il y a des régions françaises où ils sont nombreux. Mais nous n’avons pas les moyens d’investiguer davantage.
Euronews : Est-ce que vous avez néanmoins une estimation du nombre qu'ils pourraient être ?
Alain Gauthier : Si je répondais une centaine, je ne sais pas si je me tromperai. C’est en tout cas fort probable.
Euronews : En quelques mots, comment peut-on expliquer qu’on retrouve autant de génocidaires rwandais présumés sur le sol français ?
Alain Gauthier : Un certain nombre d’entre eux appartenaient à la haute société rwandaise qui avait des liens très étroits avec la France. Les familles de Juvénal Habyarimana et de François Mitterrand étaient par exemple liées ; un certain nombre de ces personnes ont fait leurs études en France, certains militaires ont été formés dans des écoles françaises... Il y avait donc des liens étroits entre le gouvernement et les responsables politiques français de 1994, et les responsables politiques du Rwanda, les gros commerçants, etc. Ce n’est donc pas étonnant de les retrouver aujourd’hui sur le sol français.