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Lorsque, le 6 avril 1994, en fin d'après-midi, le président rwandais
décide de quitter le sommet régional sur le Burundi qui se tient
depuis le matin à Dar Es Salaam, parce que le président Mobutu s'est
décommandé à la dernière minute, M. Habyarimana embarque, impromptu,
dans son Falcon, son homologue burundais ainsi que deux ministres, et
se fait aussi accompagner par son beau-frère, le colonel Elie Sagatwa,
par son médecin et garde du corps Akingeneye et par le chef
d'état-major Nsabimana. A l'arrivée à Kigali, le protocole est surpris
de ce retour à l'improviste. Cependant, au lieu dit Massaka, un
commando attend, des missiles sol-air pointés vers le ciel.
Un seul avion est attendu avec certitude ce soir-là, à Kigali : un
C-130 belge, volant pour la Minuar, avec, à son bord, outre les sept
membres d'équipage, une douzaine de passagers et du matériel destiné
aux Casques bleus belges. Cet appareil, qui a fait escale au Caire,
accuse un léger retard, d'une vingtaine de minutes, et la coopération
militaire belge à Kigali est la seule à en avoir été avertie. Le
commando de Massaka ignore donc tout du changement d'horaire de
l'avion belge.
Lorsqu'après 20 heures, un avion s'approche de la ville et s'apprête à
se poser, le commando ajuste le tir. Très vite : d'après des
spécialistes, les tireurs ont moins d'une minute pour réussir leur
coup...
A la distance à laquelle les missiles ont été tirés - environ 2.000
mètres -, se pourrait-il que le commando ait abattu le Falcon alors
qu'il visait en fait le C-130 belge ?
Il ne s'agit que d'une hypothèse, mais aucune des explications du
drame jusqu'à présent avancées n'étant satisfaisante, cette version
répond avec plus de cohérence à bien des questions et elle explique la
panique qui a régné dans un premier temps parmi les officiers
supérieurs rwandais. Commandant du secteur de Kigali, le colonel
Marchal témoigne de ce que le colonel Bagosora met plusieurs heures à
contrôler la situation et qu'il semble avoir été pris au dépourvu.
Que le C-130 belge ait pu être visé s'explique : depuis des mois, les
« durs » du régime souhaitaient provoquer le départ des commandos
belges; depuis décembre 1993, il était connu que des menaces pesaient
sur nos hommes, et les avertissements du colonel Marchal, comme du
commandant de la Minuar, le général Dallaire, faisant état de
préparatifs de massacres de Tutsis et d'opposants, ne furent pas assez
pris au sérieux.
Si le C-130 avait été foudroyé, cela aurait provoqué la paralysie du
contingent belge et, à terme, son retrait, tandis que la
neutralisation de la Minuar aurait laissé aux tueurs les mains libres
pour les massacres. Le président, qui avait été contraint d'appliquer
les accords d'Arusha, signés à contre-coeur, pourrait avoir approuvé
ce scénario des « durs » du régime, sans se soucier des modalités
d'exécution. Dans cette hypothèse, il faut effectivement quelques
heures pour que les comploteurs ébahis reprennent le plan initial :
assassinat de personnalités politiques, tueries des Tutsis et
sacrifice de militaires belges.
Lorsque le colonel Bagosora est averti, le 7 avril, que des Belges
sont en difficulté au camp Kigali, ce n'est alors pas par indifférence
qu'il ne les sauve pas : c'est parce que ces hommes-là doivent mourir,
pour que la Minuar s'en aille. Les paras ne sont, dans cette version
plausible, pas victimes de la « colère spontanée » de militaires
excités, mais, comme un million de Rwandais dans les cent jours qui
suivront, pris au piège d'un piège diabolique. D'un meurtre avec
préméditation.
COLETTE BRAECKMAN
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