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Lorsque la « Commission spéciale Congo-passé-colonial » décida, voici près d’un an, de confier ses travaux préparatoires à un groupe d’experts indépendants, ses membres ne se doutaient sans doute ni de l’ampleur de la tâche ni de sa durée. Alors que l’on croyait que quelques semaines suffiraient, il fallut neuf mois pour que soit publié le rapport qui devrait servir de base aux parlementaires. Disons le sans ambages : ces 600 pages de contributions serrées, étayées par des bibliographies et des témoignages nombreux et qui sont accessibles sur le site de la Chambre, représentent une bombe qui bousculera aujourd’hui encore les certitudes de nombreux Belges.
En effet, les experts n’y vont pas de main morte : ils détruisent plusieurs « mythes fondateurs » de l’entreprise coloniale, qu’il s’agisse de la « mission civilisatrice », des progrès apportés en matière de santé, d’éducation, de production agricole, d’ordre public. Ils réduisent les 80 ans de présence belge en Afrique à une cruelle histoire d’extraction des ressources, de soumission des populations par la contrainte des lois et surtout par la force des armes. Le Congo a financé et construit lui-même, avec ses ressources propres et le labeur d’une main d’œuvre sous payée ce qu’on appelait alors une colonie modèle : c’est grâce au travail forcé, obtenu à coups de chicotte (ce fouet fait de lanières de peau de rhinocéros…), que se sont construites des routes qui servaient à exporter des produits coloniaux vers les ports et non à relier entre elles les populations congolaises, ce sont des enfants embauchés dans les fermes écoles qui ont édifié les bâtiments des missions et défriché les jardins potagers des religieux, ce sont des populations amenées du Kasaï qui ont assuré le développement de l’industrie minière au Katanga. Durant huit décennies, les Congolais ont vécu sous la contrainte et la surveillance policière, ils ont été privés de liberté et surtout, assurent les experts, la violence a été un moteur de l’occupation, associée au racisme, « pierre angulaire » du régime colonial. Ce « racisme fondateur » qui s’est donné libre cours en Afrique centrale expliquerait, de nos jours encore, des actes de discrimination, des attitudes de mépris dont sont victimes les ressortissants d’Afrique et d’ailleurs. Le rapport rappelle qu’à l’époque de la conquête coloniale, les Belges étaient mus par un sentiment de supériorité, par l’intime conviction que, sur l’échelle des races humaines établie par l’anthropologie physique de l’époque (c’était le temps où, au nom de la science, on mesurait les crânes humains…), ils arrivaient en tête du peloton, comme les Européens en général… Une telle supériorité leur conférait quelques devoirs à l’égard des « peuples inférieurs » (dont celui de les civiliser…) mais surtout des droits d’occupation, d’exploitation, de commandement. Les experts s’étant mis d’accord sur le texte définitif soumis aux parlementaires (seul l’historien P.-L. Plasman a tenu à signer séparément sa contribution), ils assument donc tous les termes utilisés par l’historien Elikia M’Bokolo qui préfère parler de « brutalisme » et non de violence et rappelle que tout ce qui fut naguère dénoncé par Conan Doyle, Casement, Edmund Morel et bien d’autres critiques de l’Etat indépendant du Congo était non seulement véridique mais en dessous de la réalité.
Le document soumis aux parlementaires comporte cependant des lacunes : le cas du Rwanda, dont le protectorat fut accordé à la Belgique à l’issue de la guerre de 14-18 est abordé très succinctement, le Burundi n’a pas fait l’objet de travaux faute d’experts, le seul expert désigné, Mgr Nahimana étant décédé entretemps, la présence et le rôle de l’église catholique auraient mérité de plus amples développements. En revanche, les parlementaires seront invités à découvrir des pages oubliées, à découvrir des héros méconnus : car il y eut des résistants au Congo, qui se battirent longtemps contre les envahisseurs et se heurtèrent à la force des fusils, des intellectuels tels que Paul Panda Farnana qui prit part à la Première Guerre mondiale dans les tranchées de l’Yser avant de réclamer l’indépendance pour son pays. Il y eut aussi des prophètes, tels que Simon Kimbangu, qui prêchait la non-violence et fut emprisonné plus longtemps que Nelson Mandela (c’est à lui que le héros sud-africain rendit hommage en sortant de prison), des adeptes du kitawala, une « secte » venue d’Afrique australe, qui furent systématiquement persécutés et déportés. On redécouvre aussi le courage des soldats de la Force publique qui infligèrent des défaites décisives aux Italiens en Abyssinie et on apprend, sans trop de surprise, que les Congolais opposaient aux Blancs la résistance des opprimés, par la moquerie et l’humour : ils riaient des pseudonymes attribués à leurs maîtres et lorsqu’ils chantaient « Salongo » présenté comme un hymne au travail, c’était pour clamer leur épuisement. Les experts devancent déjà les critiques qui leur seront adressées, selon lesquelles les colonisateurs auraient été en accord avec l’idéologie sinon la morale de l’époque, celle de la suprématie de l’homme blanc et que critiquer aujourd’hui les colonisateurs d’hier serait faire preuve d’anachronisme : sans avoir besoin de rappeler les polémistes britanniques ou américains, ils citent les noms d’Emile Vandervelde, de Georges Lorand, du père Vermeersch, d’O.-P. Gilbert, auteur de L’Empire du silence, sans oublier les membres de la première commission d’enquête dépêchée au Congo par un Léopold II désireux de faire face aux vagues de critiques.
Violence structurelle, racisme en tant que fondement de l’identité coloniale, économie d’extraction des ressources, prédation qui se poursuivit jusqu’à la veille de l’indépendance lorsque les sociétés coloniales rapatrièrent en Belgique les avoirs détenus au Congo : la charge est lourde, sans concessions et elle accablera de nombreux Belges qui avaient gardé la nostalgie de « leur » Congo. Elle va plus loin encore que l’économie : les colonisateurs, par leur lecture « ethnique » des identités congolaises auraient contribué à la « racialisation » de la société, au fait que, de nos jours encore, les citoyens de ce vaste pays se définissent ou s’excluent en fonction de leur origine ethnique ou territoriale. C’est ce que les auteurs du rapport auraient pu appeler l’« effet miroir »…
Une lacune cependant : le lien n’est pas établi entre l’époque coloniale et les maux qui frappent le Congo d’aujourd’hui, dont la vénalité des élites et la corruption qui gangrène la société à tous les niveaux tandis que les agissements de la Belgique au lendemain de l’indépendance, ses trente années de soutien au dictateur Mobutu mériteraient à eux seuls une autre commission d’enquête…