Attention : ce document exprime l'idéologie des auteurs du génocide contre les Tutsi ou se montre tolérant à son égard.
Citation
La mort en cent jours de quelque 800 000 Rwandais, dans leur grande majorité des Tutsis, n’était pas une fatalité. Aussi l’un des meilleurs chercheurs sur le génocide au Rwanda et ses conséquences, l’Américain Scott Straus, s’est-il posé la question contrefactuelle : comment, dans des circonstances similaires, par exemple pendant les violences en Côte d’Ivoire entre 2002 et 2011, un génocide a-t-il pu être évité (1) ? À ses yeux, se demander pourquoi un génocide n’a pas lieu est essentiel pour comprendre le génocide rwandais comme un enchaînement de décisions prises et d’actes posés par les parties locales en conflit et, au titre de sa non-assistance à population en danger, par la communauté internationale.
Le génocide au Rwanda a été déclenché par l’attentat, le soir du 6 avril 1994, contre l’avion ramenant d’un énième round de négociations de paix à Arusha (Tanzanie) les présidents rwandais et burundais, le général Juvénal Habyarimana et Cyprien Ntaryamira. Tous deux y ont trouvé la mort. Dès le lendemain, le massacre des Tutsis débute à Kigali, puis s’étend progressivement de la capitale au reste du pays. En revanche, alors que la tension est tout aussi vive au Burundi voisin, composé dans les mêmes proportions de Hutus (85 %) et de Tutsis (14 %) mais ayant vécu sous domination tutsie depuis son indépendance, à l’inverse du Rwanda, une déflagration meurtrière est évitée (2). À ce jour, la responsabilité pour le double assassinat présidentiel n’est pas établie. Les deux missiles utilisés pour abattre l’avion étaient d’origine russe et avaient été vendus à l’armée ougandaise, alliée du Front patriotique rwandais (FPR), la rébellion tutsie. Mais le lieu d’où ils ont probablement été tirés accrédite davantage la thèse d’une implication de la faction Hutu Power, les extrémistes du régime en place.
Depuis qu’il a consenti au partage du pouvoir avec le FPR prévu dans les accords de paix d’Arusha, signés le 4 août 1993, le président Habyarimana, au pouvoir depuis 1973 et autocrate typique des années de guerre froide en Afrique, est débordé par les extrémistes du Hutu Power. Leur station FM, Radio Mille Collines, très populaire à Kigali, est hostile à tout compromis avec le FPR et, sitôt l’attentat contre l’avion commis, lance des appels au massacre des Tutsis. Le 9 avril, au terme de trois jours de flottement, un gouvernement intérimaire sous la conduite du colonel Théoneste Bagosora (3) se met en place. Incapable d’organiser l’armée face au FPR, il préside à l’extermination des civils tutsis qui sont traqués (4), notamment par les Interahamwe, les membres de l’organisation de jeunesse de l’ex-parti unique et fer de lance du génocide.
Depuis 1990, quand il a envahi le Rwanda à partir de l’Ouganda voisin, où de nombreux Tutsis chassés de leur pays depuis trente ans avaient trouvé refuge, le FPR cherche à conquérir le pouvoir à Kigali par les armes. Le massacre des « Tutsis de l’intérieur » – les membres de la minorité restés au pays en composant avec le régime de la suprématie hutue – rompt le cessez-le-feu conclu à Arusha et relance la guerre civile. Cent jours plus tard, le 4 juillet 1994, le FPR prend Kigali et met en place un nouveau pouvoir, dont l’homme fort est Paul Kagamé (5). Fuyant les troupes du FPR ou la responsabilité des massacres commis, environ 1,6 million de Hutus – un sur six dans le pays – traversent alors la frontière avec la Tanzanie ou le Zaïre (l’actuelle RDC). En 1996, leurs camps près de la frontière zaïroise sont attaqués par l’armée du FPR. La plupart des Hutus au Zaïre rentrent au pays.
Mais quelque 400 000 d’entre eux fuient vers l’ouest, à travers la forêt tropicale le long du fleuve Congo. Poursuivis par l’armée de Paul Kagamé, entre 150 000 et 180 000 Hutus sont massacrés par l’armée du FPR. L’ONU, qui avance ce bilan le 30 juin 1998, après deux années d’enquête sur place, qualifie ces tueries d’« actes de génocide ». Cependant, au nom de « la nécessité de consolider la fragile stabilité dans la région », elle s’abstient de toute sanction.
En France, la controverse sur la responsabilité de Paris dans l’avènement du génocide au Rwanda et, en particulier, sur le rôle joué par l’armée française dans cette tragédie pèse sur la lecture des événements. Ni l’enquête judiciaire diligentée à la suite de la plainte déposée par les parents des pilotes français du jet présidentiel abattu ni la mission d’information parlementaire sur le Rwanda en 1998 n’ont pu apaiser les esprits. L’opinion publique reste polarisée entre ceux qui voient la France comme l’alliée jusqu’au-boutiste du régime d’Habyarimana, venue au secours de son régime à travers l’opération Turquoise (6), à l’été 1994, sinon de bout en bout complice du génocide ; et ceux pour qui la France a tenté d’amener l’Ancien Régime à la table des négociations (7) et sauvé quelque 15 000 Tutsis grâce à son intervention mandatée par l’ONU.
[Notes :]
1. Making and Unmaking Nations. War, Leadership, and Genocide in Modern Africa, Cornell University Press, 2015.
2. Cyprien Ntaryamira est le deuxième président hutu tué en six mois, après « l’alternance ethnique » au pouvoir au Burundi à la suite des premières élections libres. L’annonce de sa mort déclenche des tueries de vengeance. Mais la classe dirigeante burundaise, avec le soutien du représentant spécial de l’ONU, Ahmedou Ould-Abdallah, parvient à ramener le calme.
3. Au titre de sa « responsabilité de commandement » pour le génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre commis, il a été condamné en 2011 par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) à trente-cinq ans de prison.
4. Voir Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Seuil, 2000.
5. Paul Kagamé, un ancien réfugié tutsi en Ouganda où il était devenu le responsable du renseignement militaire dans l’armée du chef rebelle puis président Yoweri Museveni, a d’abord été le vice-président du Rwanda, derrière Pasteur Bizimungu, un Hutu écarté et placé en résidence surveillée en 2000. Ayant tenté de créer son propre parti politique, Bizimungu a été condamné à quinze ans de prison, en 2004. Pardonné par le président Kagamé, son successeur, il a été libéré en 2007.
6. La France avait lancé cette opération militaire en vertu d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, appelant à « contribuer, de manière impartiale, à la sécurité et à la protection des personnes déplacées, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda ».
7. Alors que les États-Unis et la Grande-Bretagne n’auraient pas exercé une pression équivalente sur l’Ouganda, leur allié dans la région et l’allié indispensable du FPR.