Citation
Treize ans après le génocide
rwandais, il est inacceptable
que des génocidaires continuent
de vivre en toute liberté
en Europe ! » Tel était
le cri de colère lancé, en avril dernier,
par la Fédération internationale des
ligues des droits de l’homme et l’ONG
britannique Redress (Réparation),
lors d’une conférence commémorant
les trois mois tragiques qui virent l’extermination
de centaines de milliers
de Tutsi. Qui sont les suspects ? La
dernière liste publiée par le gouvernement
rwandais remonte à mai 2006. Y
sont répertoriés 93 suspects de première
catégorie c’est-à-dire des planificateurs
du génocide, réfugiés à
l’étranger, dont 37 résideraient dans
l’Union européenne. Ces listes ne
sont pas des plus fiables : d’aucuns
ont déménagé, d’autres ont déjà été
jugés. Des dossiers sont vides. Des
noms disparaissent : Kigali gratifie
certains de postes à l’étranger afin d’y
désarticuler les structures de l’ancien
régime.
Cela dit, des noms reviennent de
« liste en liste. Or les Etats de l’Union
européenne ont l’obligation de poursuivre
en justice les crimes de génocide.
Sans succès. Car la législation
nationale des pays européens permet
trop rarement ce type de poursuite.
Ainsi, faute de lois adéquates,
le Royaume-Uni pourrait extrader
des suspects vers le Rwanda. Mauvaise
idée : les tribunaux rwandais,
sont loin de remplir les conditions
pour mener des procès équitables.
Parfois, les manquements sont tout
simplement « injustifiés », accusent
les deux organisations, qui visent
principalement la France. Or des
plaintes ont été déposées depuis
longtemps, notamment contre l’abbé
Wenceslas Munyeshyaka, le très
controversé curé de la paroisse de la
Sainte-Famille à Kigali, lieu de terribles
massacres. Condamné par
contumace, au Rwanda, à la prison à
vie, le prêtre a finalement été placé
sous contrôle judiciaire à Gisors,
dans l’Eure, où il continue d’exercer
son ministère…
Une goutte d’eau
dans l’océan
Tous les Etats membres ne demeurent
pas inactifs, cependant : la Finlande,
le Danemark et les Pays-Bas ont procédé
à des inculpations. Un procès
s’est déjà tenu en Suisse, devant une
cour militaire. Mais c’est la Belgique
qui a pris quelques longueurs d’avance.
Forte de sa loi de compétence universelle
pour les crimes de droit
international humanitaire, elle a
déjà bouclé deux procès de Rwandais,
six personnes au
total, condamnées à des
peines atteignant jusqu’à
vingt ans de prison.
Actuellement, un septième
Rwandais est jugé
par la cour d’assises de
Bruxelles : l’ex-major
Bernard Ntuyahaga, accusé
du massacre des dix
Casques bleus belges et
d’un nombre indéterminé
de personnes. Un
quatrième procès est en
attente, celui d’Ephrem
Nkezabera, arrêté à
Bruxelles en 2004. Il est
accusé d’avoir joué un
rôle majeur dans l’équipement
des milices Interahamwe,
qui furent
les fers de lance du génocide.
Au vu du nombre total d’individus
susceptibles d’avoir trempé dans le
génocide, ces procès ne sont qu’une
goutte d’eau dans l’océan : « La Belgique
concentre sur son territoire un
nombre ahurissant de suspects », estime
Rakiya Omaar, directrice de l’ONG
African Rights et inlassable traqueuse
de génocidaires. Combien ? Trois
cents peut-être, en ce compris les
militaires de l’ancienne armée. C’est
une épreuve terrible pour les survivants,
se trouvant parfois nez à nez,
en plein Bruxelles, avec les tueurs
présumés de leurs familles. Au sein
de la police fédérale, les dossiers
« crimes contre l’humanité » occupent
six enquêteurs. Mais on y refuse
de communiquer le moindre nom :
« Plus les infos sont nombreuses,
plus le risque est grand de voir les individus
ciblés disparaître du territoire
», explique-t-on. D’où
la nécessité d’une approche
coordonnée au
niveau européen, pour
contrôler les mouvements
de personnes et
démasquer les fausses
identités.
Tous les individus visés
ne se cachent pas. Il suffit
de se rendre au procès Ntuyahaga,
où ils occupent tous les rôles :
spectateurs, témoins, tel l’ex-ministre
de la Justice Stanislas Mbonampeka,
n°55 sur la liste des
suspects, et même avocats de la défense,
l’un d’eux figurant aussi sur
une liste ! Dans le public se trouve
une autre personne ciblée: Anastase
Munyandekwe. Il est aujourd’hui
porte-parole des Forces démocratiques
de libération du Rwanda
(FDLR). Ce mouvement est hostile
au président Kagame, qui tient les
FDLR pour une bande de génocidaires.
Munyandekwe, un gros poisson
? « Ces listes ne sont pas
sérieuses, répond cet homme de 57
ans, qui était jusqu’il y a peu chauffeur
de taxi à Bruxelles. En tant que
fonctionnaire à la poste, j’étais en
voyage d’études au Sénégal depuis
le 6 mars 1994, et je ne suis jamais
rentré au Rwanda depuis lors. Comment
aurais-je pu participer au génocide
? » Il contre-attaque : « Et
moi, qui va me rendre justice ? Après
avoir pris Butare, l’armée de Kagame
a tué ma fille de 13 ans ainsi que
mon frère. » L’homme dit avoir écrit
au procureur rwandais pour savoir
ce qu’on lui reproche : « Je n’ai
jamais eu de réponse. »
Autre spectateur assidu, également
parmi les 93 « suspects » :
Shingiro Mbonyumutwa, ancien
ministre sous Habyarimana. Domicilié
à Anderlecht, il est aussi le fils
du premier président rwandais, héros
de la « révolution hutu » de 1959.
Le 21 avril 1994, en plein génocide, il
joue la carte de la peur sur Radio
Rwanda: « Imaginez donc ces Tutsi
qui viennent de l’extérieur et qui, arrivés
au Rwanda, se mettraient à se
venger des ennemis qui les ont retenus
dehors pendant trente ans. Ils
vont exterminer, exterminer, exterminer…
Ils vont t’exterminer jusqu’à
ce qu’ils restent seuls dans ce pays
(…) Et que personne ne ralentisse
l’effort ! » Shingiro, comme on l’appelle,
se défend d’avoir
tenu de tels propos :
« Tirés du contexte »,
« Mal traduits », « J’ai
parlé d’agresseurs, non
de Tutsi », etc. Il ergote
encore sur la réalité du
génocide : « Comme je
n’ai pas assisté aux
tueries, je ne peux pas
connaître les intentions des tueurs. »
Epinglé dans la célèbre pièce
Rwanda 94 de la troupe liégeoise
Groupov, Shingiro a saisi la justice
pour exiger le retrait du passage litigieux.
La cour d’appel de Liège l’a
débouté, bien que la procédure se
poursuive sur le fond. Le Groupov a
notamment fait valoir que Shingiro
a travaillé comme chef de cabinet
du Premier ministre intérimaire
Jean Kambanda. Or celui-ci a été
condamné à vie par le Tribunal pénal
international pour le Rwanda.
« Je n’ai jamais eu de fonction
officielle », réplique Shingiro. La
Belgique s’est entre-temps dessaisie
de son dossier au profit du TPIR. Le
temps profitera sans doute à l’ex-ministre
: le mandat du TPIR s’achève
en 2010 ; celui-ci ne rendra sans
doute qu’une cinquantaine de jugements
à peine. Beaucoup de suspects
profiteront de l’aubaine pour
échapper définitivement à toute
poursuite…
Egalement inscrit sur des listes,
Séraphin Rwabukumba, est beaucoup
plus discret. En 1994, ce
beau-frère du président Habyarimana
fut évacué du Rwanda par les
Français, en même temps que la
veuve du président. Domicilié à Forest,
Rwabukumba fait l’objet d’une
instruction dans le cadre de la mort
des trois enseignants belges assassinés
le 7 avril 1994, au lendemain de
l’attentat contre l’avion d’Habyarimana,
et le même jour où les dix
Casques bleus ont été assassinés.
« Son nom est régulièrement cité,
mais nous ne pouvons produire aucune
preuve contre lui », répètent
les enquêteurs belges. Ancien cadre
de la Banque nationale du Rwanda,
Rwabukumba nie tout, y compris la
vente d’armes aux forces des génocidaires.
En attendant, on ne sait
toujours pas pourquoi les trois
jeunes Belges ont été massacrés.
D’autres cas de Rwandais vivant en
Belgique ? L’abbé Joseph Sagahutu,
par exemple. Dans un rapport d’African
Rights de 1999, ce prêtre est accusé
d’avoir collaboré avec le
bourgmestre de Kivu, près de la frontière
burundaise, à la mise en place de
patrouilles chargées d’empêcher les
Tutsi de fuir la commune. Les massacres
auraient ensuite commencé. Il
y a aussi le colonel Edouard Hakizimana,
que des prisonniers entendus
par African Rights accusent d’avoir
participé à une tuerie le 7 ou le 8 juin
1994 dans une maison des Frères joséphites
à Nyamirambo, un quartier
de Kigali. Vrai, faux ? Au Rwanda, le
chemin de la vérité est parsemé de
pièges et de mensonges…
A travers les mailles du filet
Pour Bernadette Trachte-Mukagasana,
du collectif des parties civiles, le
combat est épuisant : « On nous répète
sans cesse : mais qu’attend-on
pour arrêter tous ces gens ?
Mais vous n’imaginez pas le travail
nécessaire pour traîner un suspect
devant un tribunal. Il faut des
preuves, des témoignages, des commissions
rogatoires… et de la volonté
judiciaire. » Et tant qu’il n’y a pas
eu jugement, les personnes incriminées
sont présumées innocentes.
Depuis 2002, le Conseil de l’Union
européenne a mis en place un « réseau
européen de points de contact
concernant les personnes responsables
de génocide ». Il vient de se
réunir à La Haye avec des représentants
du Rwanda et du TPIR. Mais
ses recommandations ne sont guère
suivies d’effet. Aussi, les génocidaires
passent aisément les mailles
du filet. Et l’impunité perdure, au
désespoir des victimes.